The Charlatans – Discographie commentée (2015)

The Charlatans

Impossible de ne pas repérer la silhouette de Tim Burgess au beau milieu du bar de son hôtel pourtant copieusement fréquenté. A l’approche de la cinquantaine, l’ancien poster-boy lippu des années Madchester à certes perdu un peu de sa superbe juvénile. Mais il arbore toujours cette inimitable coupe de bolet peroxydé qui le fait ressembler à l’improbable rejeton hybride d’André Glucksmann et Debbie Harry. Avec une bonhommie sereine, il se penche sans détour ni fausse pudeurs sur les principales étapes du parcours heurté de The Charlatans, un des groupes les plus importants et les plus sous-estimés de ces trente dernières années. Une histoire peuplées d’amis, d’escrocs et de quelques fantômes mais  surtout de sacrés bons albums, de Some Friendly, 1990 à Modern Nature, 2015. Bilan de santé d’un premier quart de siècle, réalisé en 2015.

Some Friendly (1990)

Je conserve des souvenirs très heureux de toute cette période et de nos débuts. Nous venions à peine de nous rencontrer quand nous sommes rentrés en studio pour enregistrer les premières chansons que nous avions écrites. Nous avons commencé à répéter ensemble en avril ou en mai 1989 et dès la fin de l’automne, les sessions de ce qui allait devenir Some Friendly ont commencé. Nous avions tous à peu près une vingtaine d’années et nous ressentions un sentiment d’urgence : nous étions convaincus que si nous n’arrivions pas à enregistrer un Lp en quelques mois, tout allait s’arrêter. C’est sans doute pour cela que l’album possède cette fraîcheur et cette spontanéité qui font son charme. C’est vraiment ce qui m’a le plus frappé quand je l’ai réécouté en 2010 pour préparer les concerts du vingtième anniversaire : cette impression de très grande liberté et aussi de très grande approximation. Franchement, nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous étions en train de faire. Nous jouions beaucoup sur scène pendant la semaine et nous répétions tous les mercredis et les dimanches : il y a même un week-end où nous avons écrit coup sur coup Indian Rope, Sproston Green et The Only One I Know. Le succès de ce dernier morceau a toujours suscité des sentiments ambivalents. J’aime bien la chanson et nous la jouons sur scène encore aujourd’hui. Mais dans certains pays, c’est le seul aspect de notre répertoire que les gens retiennent et c’est dommage. Ce n’est pas le cas ni en Angleterre ni aux USA : dès que Weirdo, 1992 est sorti là-bas, c’est devenu un tube encore plus gros et plus personne ne nous a bassiné avec The Only One I Know. En tous cas, à cette époque, nous étions tout à fait conscients de notre place dans la hiérarchie locale. C’était très clair pour tout le monde, y compris pour les groupes de Manchester : The Stone Roses était tout en haut, Happy Mondays en deuxième, et nous sur la troisième marche devant Inspiral Carpets ! (Rires.) C’était absolument incontestable et, en même temps, ça n’avait pas une très grande importance parce que nous étions déjà ravis d’exister dans notre propre petit monde.

Between 10th And 11th (1992)

C’est un album qui s’est fait massacrer par la critique au moment de sa sortie sans doute à cause de ses défauts mais aussi parce qu’il était en décalage et probablement un peu en avance sur l’époque. C’est une tentative, parfois maladroite et inaboutie, pour intégrer ces sons électroniques que nous aimions tant. Dès le départ, ma culture musicale s’est construite de manière très éclectique. Quand j’étais adolescent, j’ai fréquenté la Haçienda assidument et c’est là que j’ai tout appris. J’y ai découvert énormément de groupes très différents qui passaient en concert, aussi bien The Birthday Party que The Durutti Column ou A Certain Ratio. Bien sûr, j’ai aussi été très marqué par la montée en puissance de la culture house, surtout à partir de 1987. L’ecstasy a débarqué en masse et les soirées ont commencé à changer : tout le monde se ruait sur la piste le samedi soir les bras en l’air et le sourire jusqu’aux oreilles ! (Rires.) J’ai aussi découvert à ce moment là la compilation North, The Sound Of The Dance Underground, 1988 réalisée par Mike Pickering. Dès le départ, nous écoutions donc aussi bien The Byrds ou Jimi Hendrix que A Guy Called Gerald. C’est pour refléter toute cette diversité d’influences  que nous avons demandé à Flood de produire l’album. Nous avions beaucoup apprécié les disques qu’il avait réalisés pour The Wolfgang Press et Nitzer Ebb. Je pense qu’il a fait du bon travail et qu’il nous a en tous cas beaucoup aidé à assumer cette  transition extrêmement brutale entre les deux premiers Lp’s. La seule chose que je n’aime vraiment pas sur Between 10th And 11th, c’est l’impression de rafistolage qu’on ressent sur certains morceaux ou certains enchainements : on dirait que quelqu’un a essayé de raccommoder des bouts de patchwork avec du scotch.

Tellin’ Stories (1997)

J’ai toujours considéré que Up To Our Hips (1994), The Charlatans (1995) et Tellin’ Stories (1997) constituaient les trois volets d’une seule et même trilogie. Ces trois albums ont été enregistrés au même endroit et à peu près dans les mêmes conditions. Pendant toute cette période, nous habitions tous ensemble quasiment toute l’année dans les studios de Monnow Valley à Monmouth, au Pays-de-Galles. C’est vraiment la période où le groupe a été le plus soudé, presque comme une bande, une communauté. Nous avions notre petite cuisine, un jardin et, en quelques pas, nous pouvions accéder au studio. Nous vivions à fond cette expérience collective de la musique : nous jouions au foot ensemble, nous écrivions des chansons ensemble, nous nous défoncions même ensemble. Et puis Rob (Collins, claviers ndlr.) a perdu pied, petit à petit. Il y a d’abord eu cette histoire d’arrestation pour attaque à main armée en 1994. Et il prenait énormément de drogues, tout simplement. Quand il a eu son accident de la route, l’album était presque entièrement écrit et nous étions en train de terminer l’enregistrement. Mark (Collins, guitariste ndlr.) et moi sommes immédiatement partis à l’hôpital où les médecins nous ont appris la mort de Rob. C’était mon meilleur ami. Nous allions pêcher ensemble presque tous les matins parce que nous étions réveillés avant les autres. Et c’était le meilleur songwriter du groupe. Je sais bien que les fans et les gens en général considèrent que Tellin’ Stories est un de nos meilleurs albums. Ils ont probablement raison. Certaines chansons sont très réussies et je me souviens que j’ai eu l’impression, pour la première fois, que nous avions enfin réussi à tenir toutes les promesses qui étaient contenues sur les albums précédents. Paradoxalement, pour ma part, c’est resté pendant longtemps un des disques que j’aime le moins. Tout simplement parce qu’il m’était impossible d’y penser ou de l’écouter sans me replonger dans le contexte dramatique dans lequel il a été achevé. Nous avons décidé de continuer tout de même, sans trop réfléchir. Martin Duffy (Primal Scream) nous a donné un coup de main sur scène pendant un moment et puis nous avons fini par recruter Tony Rogers comme remplaçant avant d’enregistrer Us And Us Only en 1999.

Wonderland (2001)

Wonderland est un album assez étrange. Il est recouvert d’une espèce de couche de vernis musical très solaire, très lumineux qui dissimule des émotions très sombres et négatives. J’imagine que c’est le contraste entre les deux qui en fait l’intérêt. Quelques mois après la sortie de Us And Us Only, notre comptable s’est évanoui dans la nature en emportant tout notre fric avec lui. Heureusement, nous avions fait l’acquisition de notre propre studio en Angleterre. Mais, après toute cette période très agitée et difficile pour le groupe, j’ai éprouvé le besoin d’entamer une deuxième vie, comme une sorte de renaissance. Je sentais aussi que, sur un plan artistique, nous étions parvenus à la fin d’un cycle et que nous aurions du mal à avancer sans trop nous répéter si nous ne prenions pas des mesures radicales. C’est pour cela que je suis parti habiter à Los Angeles au début des années 2000. Les autres devaient être à peu près sur la même longueur d’ondes puisqu’ils m’ont suivi très rapidement et sans protester. Mark s’est même installé sur place. J’étais aussi complètement fasciné par la musique américaine que je commençais à redécouvrir – Dylan, Neil Young, Woody Guthrie, mais aussi toute la soul des années 1960 et 1970 – et je me suis dit que, tant qu’à faire, il valait mieux retourner directement aux sources et s’imprégner directement du contexte dans lequel tous ces artistes avait travaillé. J’ai aussi volontairement modifié ma manière de chanter sur cet album. C’est la première fois que je me suis risqué à explorer un registre très haut perché, un peu comme Neil Young ou Curtis Mayfield. J’avais vraiment très envie que les choses changent. Je ne me voyais pas chanter du lad rock dans des stades pour le restant de mes jours, même si j’aime beaucoup nos morceaux qui se rattachent à ce genre. Au moment d’enregistrer cet album, j’étais également très admiratif des œuvres de Lambchop, et de Nixon (2000) en particulier. J’ai découvert le groupe en 1998 environ grâce à un copain qui m’avait passé une cassette sur laquelle il y avait des extraits de Jack’s Tulips (1994) et de Thriller (1997). Je suis toujours resté un énorme fan depuis. Ce qui m’a fasciné chez eux et ce dont j’ai cherché à m’inspirer, c’est l’extraordinaire liberté de ton et la fraîcheur fabuleuse avec lesquelles ils abordent une musique qui est quasiment traditionnelle et donc potentiellement figée. Je me suis dit que si nous réussissions à faire la même chose de notre coté avec nos propres moyens, nous pourrions continuer pendant encore quelques années.

Up At The Lake (2004)

J’aime bien l’album mais, très franchement, je ne vais pas pouvoir te raconter grand chose à propos de l’enregistrement de Up At The Lake (2004) et Simpatico. (2006). C’est la période de ma vie dont je conserve les moins bons souvenirs, et peut-être le moins de souvenirs tout court. Celle que j’appelle parfois ma phase Fat Elvis ! (Sourire.) J’étais défoncé la plupart du temps et la musique n’était donc pas forcément au centre de mes préoccupations quotidiennes. C’est déjà un miracle que nous ayons réussi à enregistrer deux Lp’s à peu près corrects alors que j’étais dans cet état. En plus, et sans rentrer dans les détails, il y avait pas mal de tensions et de désaccords entre nous à ce moment-là. Notamment parce que certaines substances vous rendent inévitablement parano, ce qui n’améliore pas la bonne entente au sein d’un groupe. C’est aussi pour cela que je suis parti enregistrer mon premier album solo, I Believe (2003). Je voulais notamment que Adrian Sherwood produise Simpatico et les autres voulaient louer les services d’un producteur plus classique, plus rock.  J’ai été mis en minorité, c’est tout.

You Cross My Path (2008)

J’étais toujours à Los Angeles mais je commençais à reprendre ma vie en main. L’album est excellent, un de mes préférés. L’enchainement des trois derniers titres notamment est vraiment super réussi. Mais nous avons fait une énorme connerie au moment de sa sortie en le publiant gratuitement sur internet avant de presser une petite quantité de Cd’s et de vinyles. A l’époque, la crise des supports physique était à son paroxysme, l’économie du disque semblait au bord de la faillite. Nous ne savions plus trop où nous en étions et, dans la panique, nous avons saisi l’opportunité de ce partenariat avec XFM pour mettre l’album en ligne en espérant que cela nous ferait un gros coup de pub pour la suite et notamment pour la tournée. C’était un très mauvais calcul. Nous avons perdu beaucoup d’argent et nous payons encore une partie de la facture aujourd’hui. Ceci dit, la perspective de cette sortie un peu particulière nous a beaucoup motivés au moment d’enregistrer l’album. Nous nous disions que, tant qu’à distribuer gratuitement nos chansons, autant que les gens puissent avoir entre les oreilles un produit de qualité. Nous avons donc cherché à innover et à ouvrir de nouvelles perspectives intéressantes pour tous ceux qui téléchargeraient l’album. Bird par exemple est un de mes morceaux préférés. C’est un tout petit instrumental de rien du tout, un petit moineau fragile mais qui ne ressemble justement à aucun autre. Sur certaines chansons, il y aussi de grosses lignes de basse à la New Order que j’adore. Une bonne partie de You Cross My Path est composé de trames de trois accords et New Order est imbattable quand il s’agit d’écrire avec trois accords ! (Rires.) Ces mecs étaient mes idoles quand j’étais ado et j’ai eu la chance de les rencontrer tous les quatre au fil des ans. J’ai même joué avec Peter Hook pour l’album de Freebass en 2010.

Tim Burgess – Oh No I Love You (2012)

Tout a commencé quand j’ai rencontré Kurt Wagner pour la première fois il y a une quinzaine d’années. Lambchop était venu pour un concert à Londres et je leur avais donné un coup de main pour décharger le matériel et l’installer sur scène. Nous avions pas mal discuté et j’avais dit à Kurt que j’adorais ses chansons. Nous nous sommes ensuite recroisés plusieurs fois dans des festivals, notamment à Benicassim et à chaque fois il me demandait : “Alors Tim, quand est-ce-qu’on enregistre un album ensemble ? ” Au début, c’était une plaisanterie entre nous et puis, vers 2010, il m’a envoyé un mail adorable avec la liste de tous les studios de Nashville où nous pourrions travailler, la liste des meilleurs hôtels, des bars, des restaurants. C’était tellement adorable que j’étais obligé de donner suite. Je lui ai donc demandé : “Si je débarque à Nahsville dans deux semaines, est-ce que tu es disponible pour travailler avec moi ? ” Il m’a répondu que c’était OK, dans deux semaines, dans deux mois ou dans deux ans ! Quinze jours après, nous nous sommes installé un lundi matin dans un coffe-shop et nous avons commencé à travailler en nous répartissant les rôles : il a écrit les textes et moi la musique. Nous avons commencé l’enregistrement sur place très vite et j’ai ensuite terminé l’album avec Mark Nevers, un proche collaborateur de Lambchop. R. Stevie Moore que j’apprécie également beaucoup et dont j’ai sorti plusieurs albums en Angleterre est également passé pour jouer sur quelques titres. C’était une expérience formidable.

Modern Nature (2015)

Jon (Brookes, batteur ndlr.) est tombé malade en 2010 environ. Dès le départ, nous savions  que le pronostic était mauvais et nous avons donc décidé de réorganiser toutes nos activités en fonction de l’évolution de son cancer. Il nous a expliqué qu’il était très important à ses yeux de continuer à vivre le plus normalement possible tant qu’il en serait capable. Nous avons donc calé les dates de la tournée de Who We Touch (2010) entre ses séances de traitement, dès qu’il nous annonçait qu’il allait un peu mieux ou qu’il était moins fatigué. Quand il est décédé en 2013, nous n’avons pas hésité un seul instant à préparer un nouvel album parce que nous en avions discuté avec lui et que nous savions que c’était ce qu’il souhaitait. Etonnamment, Modern Nature est un album très positif. D’abord parce que nous voulions rendre hommage à la mémoire de notre ami sans nous lamenter sur notre sort. Mais aussi parce que, au même moment, mon fils est né. Je suis devenu père pour la première fois et cela m’a aidé à dépasser le deuil et à me concentrer sur l’essentiel. Il était très souvent présent dans le studio pendant les sessions et le simple fait qu’il me regarde, qu’il dépende de moi m’a considérablement aidé pour aller de l’avant. Des titres comme Keep Enough ou Let The Good Times Be Never Ending témoignent de cet état d’esprit très positif et très ouvert qui était le notre. Nous avons essayé de retrouver une énergie plus collective, de rester plus soudés, notamment pour l’écriture. C’est aussi pour cela que nous avons exploré une palette de styles plus variés : nous sommes parfois partis d’un rythme de batterie, ou d’une ligne de basse un peu disco pour improviser de manière très naturelle et voir ensuite où cela nous conduisait. C’est vraiment la première fois depuis longtemps que j’ai de nouveau eu la sensation de faire pleinement partie d’un groupe.

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