Les trois minutes réglementaires du format canonique de la chanson pop ont toujours constitué un carcan formel à partir duquel les grands auteurs s’efforcent de proposer leurs déclinaisons personnelles. Une référence contraignante et féconde à la fois. Trois minutes donc, ou un peu plus : il y a ceux pour lesquels ce n’est pas assez ; d’autres – plus rares – pour lesquels c’est déjà trop. Depuis quelques années déjà, on sait que Tony Molina est l’un des plus brillants représentants de la seconde option : celle de l’implosion des cadres plutôt que du dépassement progressif. Un as de la distillation, un maître de la condensation. Ici associé à Sarah Rose Janko (Dawn Riding), il prolonge le travail de sape déjà brillamment initié avec son premier groupe, Ovens, ou en solo. Continuer la lecture de « The Lost Days, In The Store (Speakeasy Studios) »
Auteur : Matthieu Grunfeld
Catégories interview
David Brewis : « J’ai eu l’impression de sauter du haut d’une falaise »
Pour sa première publication en nom propre après deux décennies d’hyperactivité musicale au sein de Field Music ou School Of Language, le cadet de la fratrie Brewis propose une collection de chansons plus ouvertement personnelles, tout aussi sophistiquées qu’à l’accoutumée mais formellement assez différentes. Les tonalités y sont résolument plus acoustiques et les arrangements exclusivement composées pour les bois et les cordes. Un premier album solo superbe et étonnant par sa capacité à abolir plus d’un demi-siècle de pop électrique pour en revenir à des harmonies teintées de jazz que l’on croirait parfois issues de l’âge d’or de la comédie musicale américaine. Continuer la lecture de « David Brewis : « J’ai eu l’impression de sauter du haut d’une falaise » »
Catégories mardi oldie, réédition
Laurie Styvers, Gemini Girl – The Complete Hush Recordings (High Moon)
Comme souvent, cette histoire presque banale semble rétrospectivement s’être jouée sur des détails. Ces jeux infimes de circonstances qui finissent, à terme, par creuser les fossés qui séparent la reconnaissance, publique ou critique, des bacs à solde et de l’oubli. C’est de ce quasi-néant qu’on a fini par exhumer ces deux-là – Spilt Milk, 1972 et Colorado Kid, 1973. Ils y végétaient injustement depuis un demi-siècle dans l’attente d’une réédition bienvenue qui permet, à la fois, de réapprécier leurs mérites et de mesurer la cruauté de la première sentence qui, à chaud, les a condamnés à végéter cinquante ans au purgatoire. Pour Laurie Styvers, le point de bascule peut être daté avec un précision impitoyable : ces quelques soirs de novembre 1971 pendant lesquels, afin de promouvoir la sortie imminente de son premier Lp, elle se produit sur la scène du Troubadour en première partie d’Emitt Rhodes. Continuer la lecture de « Laurie Styvers, Gemini Girl – The Complete Hush Recordings (High Moon) »
Catégories chronique nouveauté
Robert Forster, The Candle And The Flame (Tapete)
La pop n’a jamais été particulièrement bien équipée pour restituer le gigantesque entre-deux du sentiment amoureux. Et pour cause. Musique adolescente conçue pour accompagner les découvertes juvéniles, elle s’est essentiellement concentrée sur l’évocation des brasiers initiaux de la passion et des tourments hyperboliques de la séparation. Le coup de foudre à un bout, la rupture à l’autre. Entre temps, pas grand-chose à chanter du couple et de son quotidien quand ils ne sont plus imprégnés de l’élan extatique originel – et avec toute l’admiration due à Graham et Joni, Our House, ça va cinq minutes : on ne passe pas une vie à s’ébaubir quand l’autre a simplement le bon sens de donner à boire aux fleurs qu’on vient d’acheter au marché – et qu’ils n’ont pas pour autant amorcé un quelconque déclin. Que trouver à dire d’intéressant quand rien ne change ? Peut-être simplement que derrière les apparences du calme plat se dissimulent ces petites touches incrémentales d’approfondissement qui naissent, imperceptiblement, du partage des routines et de l’accumulation des souvenirs communs. Et des épreuves aussi, qui confirment parfois ce que l’on savait depuis longtemps mais qui peuvent révéler aussi une partie encore cachée de cette même vérité implacable – à quel point il semblerait impossible de les affronter avec quelqu’un d’autre que l’être aimé. Heureusement, quelques-unes de nos idoles adolescentes ont eu le bon goût de vieillir avant nous et d’éclairer cette partie tout aussi essentielle du chemin. De plus en plus loin des débuts, de plus en plus proche des échéances dramatiques. Continuer la lecture de « Robert Forster, The Candle And The Flame (Tapete) »
Catégories interview
Benjamin Woods (The Golden Dregs) : « J’ai détesté la plupart des moments que j’ai passés à écrire cet album »
Combien de points sont-ils nécessaires pour parvenir à esquisser une trajectoire ? A observer la discographie aux courbes incertaines esquissée depuis ses débuts en 2018 par Benjamin Woods – alias The Golden Dregs – les évidences de la géométrie semblent, dans son cas, largement remises en cause par les voltes musicales déroutantes. Un premier album presque garage-rock, un second un peu plus personnel et plus original mais toujours tourné vers l’Amérique et ses mythes. On a beau les réécouter depuis le troisième point de fuite provisoire : on n’y trouve pas grand-chose qui contribuerait à inscrire On Grace & Dignity dans la continuité linéaire de ces débuts prometteurs mais encore tâtonnants. Les guitares acerbes ont largement cédé la place aux claviers moelleux. Seule la voix, peut-être, demeure. Ces murmures de barytons qui donnent chair à des récits précis et incarnés, comme autant de petites nouvelles rescapées d’un voyage à rebrousse-temps. En 2020, Woods est retourné vivre chez ses parents, en Cornouailles, et tout a changé. Continuer la lecture de « Benjamin Woods (The Golden Dregs) : « J’ai détesté la plupart des moments que j’ai passés à écrire cet album » »
Catégories chronique nouveauté
Belle And Sebastian, Late Developers (Matador/Beggars)
Dans une dimension parallèle où la pureté esthétique règnerait sans partage, Stuart Murdoch et sa bande auraient cessé toute activité musicale il y a bien longtemps pour n’abandonner à la postérité qu’un legs rendu incontestable par sa densité et sa brièveté. Belle And Sebastian y ferait sans doute l’objet d’un culte plus fervent et, dans les rangs clairsemés des adeptes, on ne débattrait plus alors que de la juste position du curseur historique, variable selon la hauteur fluctuante des exigences. « Rien d’essentiel après If You’re Feeling Sinister, 1996 » péroreraient les plus intègres ; « Il y avait tout de même de belles choses jusqu’à Dear Catastrophe Waitress, 2003 » répondraient les réformistes indulgents. « Tout cela ne vaut ni les Beatles ni les Smiths ! » finiraient par conclure, inévitablement, la frange maussade et radicalisée. Continuer la lecture de « Belle And Sebastian, Late Developers (Matador/Beggars) »
Catégories livres
« Per Suede – Touring With Suede 1996-1997 » de Anthony Reynolds (auto-édité)
Pour en avoir vécu une infime portion dans les conditions du direct, on sait depuis bien longtemps que les souvenirs d’Anthony Reynolds constituent, pour peu qu’ils ne se soient pas totalement estompés dans les brumes des gueules de bois récurrentes, la matière première idéale pour des mémoires écrites, aussi hautes en couleur qu’en style. Plutôt que d’opter pour une somme englobante et indigeste – et, quand bien même aurait-il prétendu à l’exhaustivité de la reconstitution historique que, compte-tenu de la pente de sa dalle de l’époque, on ne l’aurait pas cru – l’ex-leader de Jack a ainsi l’intelligence et le bon goût de privilégier les réminiscences pointillistes et la juxtaposition des fragments. C’est plus précis et bien plus pertinent. Dernier volet d’un triptyque entamé l’an dernier avec The Promosexuals, 2021 – consacré aux activités promotionnelles consécutives à la sortie de son l’inusable Pioneer Soundtracks, 1996 – et The Momosexual, 2021 – sur l’enregistrement du premier album de Jacques, How To Make Love (Volume 1), 1997 et les rencontres avec Momus et Neil Hannon, Per Suede ajuste la focale mémorielle sur les quelques mois – fin 1996, début 1997 – pendant lesquels Jack répond favorablement à l’invitation lancée par les membres de Suede pour se produire en première partie de la tournée attenante à la sortie de Coming Up, 1996. Mat Osman s’est même fendu d’une préface tendrement confraternelle et, en un peu moins d’une centaine de pages illustrées, c’est une ère révolue qui ressuscite. En effet, on y trouve davantage qu’une collection d’anecdotes spinaltapiennes sur les coulisses de la pop britannique. Lucide, impitoyable mais jamais amer, Reynolds reconstitue au fil des péripéties sa propre version vécue de la théorie inepte du ruissellement à l’échelle de l’industrie musicale en pleine effervescence Britpop. Continuer la lecture de « « Per Suede – Touring With Suede 1996-1997 » de Anthony Reynolds (auto-édité) »
Catégories sunday archive
Gerard Love période Lightships (2012)
Une décennie de recul et ce qui n’était encore, à sa sortie, qu’un très grand album de plus, une étoile tout particulièrement scintillante au firmament bien garni de la galaxie Teenage Fanclub s’est presque transformé en signe avant-coureur. On connaît désormais la suite, les péripéties, la rupture finale – digne et peut-être définitive. En ce printemps 2012, Gerard Love manifestait ses première velléités d’autonomie. Avec cette modestie et cette discrétion habituelles qui ont sans doute contribué, à chaud, à limiter le retentissement de l’événement. Dix ans plus tard, donc, comme pour mieux accompagner ses premières incursions sur scène en solitaire quatre ans après le divorce, Electric Cables, le premier et, à ce jour l’unique, album de Lightships ressort en vinyle chez Geographic. C’est toujours aussi beau et voici ce qu’il en racontait à l’époque. Continuer la lecture de « Gerard Love période Lightships (2012) »