François Huet (Snipers) : Franc Tireur

Les Snipers, avec François Huet au milieu.
Les Snipers, avec François Huet au milieu.

Ils n’étaient pas nombreux à Dijon à la fin des années 1970. Une poignée résiduelle de croyants, encore fervents, occupés à traverser leur jeunesse un peu à côté de leur époque. Quelques vigies du rock frappées de strabisme divergent : un œil tourné vers un passé malheureusement révolu trop tôt pour eux, l’autre occupé à scruter un avenir localement très incertain. Pas de quoi constituer une scène, tout juste un groupe ou deux. Les Snipers donc. Et puis les Ambulances et, ensuite, de nouveau les Snipers. Une valse-hésitation des patronymes qui n’est que le symptôme des turbulences inévitables et des engagements de jeunesse qui fluctuent : il y a ceux qui partent et ceux qui reviennent, ceux qui renoncent un peu plus vite, avant que tout le monde finisse par rentrer, non sans réticences ou atermoiements, dans la vraie vie.

En abandonnant à la postérité tardive les quelques fragments d’une œuvre trop longtemps négligée : trois albums et quelques titres éparpillés d’une compilation à une autre, enregistrés presque sans interruption entre 1982 et 1985 pour le compte de New Rose. C’est précisément à l’occasion des célébrations commémoratives consacrées, en décembre 2022, au label fondé par Patrick Mathé et Louis Thévenon que François Huet a resurgi de son exil bruxellois et que les premiers contacts se sont noués qui ont conduit, un an plus tard, à l’exhumation par Smap Records d’une intégrale au format numérique, également publiée en CD sous un format à peine plus condensé – 26 morceaux sur les 32 enregistrés en tout et pour tout par le groupe : Come On ! 1983-1985.

Toute faute avouée mérite, dit-on, un demi-pardon. Et il faut bien confesser que l’on n’avait conservé que des souvenirs assez approximatifs de cette brève histoire. Un ou deux titres, un nom de groupe essentiellement associé à ceux dont il avait croisé la trajectoire – les Calamités pour quelques scènes bourguignonnes partagées en début de carrières et surtout les Dogs qu’Antoine Masy-Périer alias Tony Truant, co-fondateur des Snipers, avait intégré après son transfert à Rouen. La redécouverte s’avère donc d’autant plus gratifiante qu’elle est dépourvue de toute coloration nostalgique. On entend ici tout ce que le rock en France pouvait avoir de meilleur à offrir, à une époque de transition – entre la fin du punk et les résurgences alternatives – où il demeurait encore largement exclu des circuits rentables. Un certain sens du style et de l’élégance dans ses tentatives, évidemment teintées de maladresses, pour s’approprier cet idiome musical anglo-saxon tant admiré et qu’il se doit de traiter avec un certain respect mais sans déférence excessive. Des reprises qui esquissent les contours des références fort bien maîtrisées – l’évangile du garage dans sa version Nuggets, les Flamin’ Groovies mais surtout des chansons originales, avec des textes en français pleins d’esprit et d’un humour à la Lanzmann, malins mais pas lourdingues. Et surtout des guitares parfaitement ciselées qui, étonnamment, n’ont pas grand-chose à envier à leurs équivalents britanniques ou américains. Tout cela résiste donc bien mieux qu’on ne l’espérait aux épreuves du temps. On a eu envie de le dire à François Huet et de partager quelques-uns de ses souvenirs.

Les Snipers
Les Snipers

Il suffit de regarder quelques-unes des reprises présentes ici pour avoir une idée assez précise de l’inspiration initiale du groupe : Tallahassee Lassie des Flamin’ Groovies, Psychotic Reaction de Count Five, Tried To Hide des 13th Floor Elevators. Comment est-ce qu’on découvre cette partie relativement confidentielle de l’histoire du rock quand on grandit à Dijon dans les années 1970 ?

J’avais quinze ou seize ans au milieu des années 1970, dans une ville, Dijon, qui n’était pas du tout la ville florissante qu’elle est aujourd’hui. A l’époque, c’était Robert Poujade qui était le maire. C’était un catholique extrêmement strict. On ne s’amusait pas beaucoup : il n’y avait plus de bus après vingt heures, il fallait rentrer à pieds du cinéma quand on sortait le soir et qu’on devait se traîner pour rentrer jusque sur le campus de l’université. Moi, aussi en guise de rébellion par rapport à mes parents qui n’étaient pas tout à fait aussi traditionnels que la ville mais quand même… je me suis mis à explorer le rock’n’roll. A l’époque, ça passait par la lecture de Rock’N’Folk, de Best, d’Extra. Les articles de Manœuvre, de Dordor, de Garnier, d’Eudeline. Plus rarement par les émissions de Freddy Hausser à la télévision. J’avais quelques copains à Dijon qui faisaient un peu la même chose que moi et on partageait nos découvertes : « T’as écouté ça ? T’as vu ça ? » Il y avait cette librairie alternative à Dijon qui s’appelait les Doigts dans la Tête et qui était le seul endroit où se retrouvaient tous ceux qui essayaient un peu de la norme dijonnaise. Il y avait les babas-cools, les gays, les gens de Beaux-Arts, les rockers, les amateurs de bande-dessinées… On se retrouvait tous là et on essayait de refaire le monde. C’est pour ça qu’on a reçu un Cocktail Molotov dans la vitrine, balancé par les gens du GUD qui nous traitaient de pédés. C’était notre médaille ce jour-là ! On s’est dit : on est remarqués, on existe ! Je me suis donc lancé dans l’exploration du rock. De temps en temps, je piquais la coccinelle de ma mère pour aller jusqu’à Paris pour acheter des disques. On ne prenait pas l’autoroute pour garder tous notre argent pour pouvoir acheter plus de disques. C’est comme ça que j’ai découvert les boutiques parisiennes : l’Open Market, Music Box, Musique Action qui allait devenir New Rose. On se faisait tout le circuit à chaque voyage et on était content parce qu’on avait l’impression de faire partie des gens un peu hors du commun. C’était initiatique, c’était vraiment génial. J’avais un copain qui s’était aménagé son appartement dans le grenier de chez sa mère : on pouvait écouter de la musique toute la nuit. On pouvait même monter sur le toit en passant par son velux et contempler tout Dijon. C’est comme ça que j’ai découvert le Punk américain, le Garage, les Nuggets.

C’est aussi dans cette librairie alternative que le groupe est né ?

Oui, c’est là que j’ai rencontré Antoine (Masy-Périer alias Tony Truant ; ndlr.) en 1979. J’avais un badge des Groovies et lui un 45 tours des Thirteen Floor Elevators. On s’est dit qu’il fallait qu’on fasse un groupe ensemble et on a commencé à répéter dans la cave du propriétaire de la librairie, Bernard Zekri, quelques jours plus tard.

Tu avais déjà joué de la guitare avant ?

Non, mais c’était l’époque du punk. Comme tout le monde à l’époque, on s’est dit que s’ils pouvaient le faire, on pouvait essayer aussi. Qui n’a pas dit ça ? Un peu avant de rencontrer Antoine, j’avais essayé de faire un groupe avec des copains de la fac mais ça ne marchait pas parce qu’on était très mauvais. Avec Antoine, j’ai tout de suite senti que ça allait avancer nettement plus vite. Et on s’est bien amusé pendant quelques mois, en 1979-1980, avant qu’il parte à Rouen. C’était super.

Où est-ce que vous jouiez à cette époque ?

C’était assez facile de trouver des endroits pour faire des concerts. Il n’y avait pas d’internet, il y avait trois chaînes de TV : les gens s’emmerdaient. Ils avaient envie de sortir de chez eux. Quand on faisait un concert, on faisait nos affiches à la main, on en collait quinze dans la semaine et on avait entre cinquante et cent personnes dans la salle le samedi suivant. C’était génial. En ce moment, je joue dans un groupe à Bruxelles – et pourtant Bruxelles, c’est autre chose que Dijon – et il faut se bagarrer pour faire venir quarante personnes. Début 1980, c’était une époque bénie : les gens s’emmerdaient tellement. A Dijon, en tous cas : il n’y avait rien d’autre à faire que de jouer du rock ou d’aller écouter ceux qui en jouaient.

Comment as-tu réagi quand Antoine est parti à Rouen ?

J’étais très triste sur le coup. J’avais un peu senti venir le coup, quand même : on avait fait deux ou trois concerts en première partie des Dogs et il se débrouillait toujours pour faire les rappels avec eux. C’était évident que son destin était à Rouen, pas à Dijon. Je ne savais plus très bien quoi faire. J’ai joué un peu à droite, à gauche mais je n’y trouvais pas mon compte. Et puis j’ai dû partir à l’armée et j’ai perdu la plupart de mes contacts. A mon retour, en 1981, c’est Antoine qui m’a conseillé d’aller trouver ses potes de lycées qui avaient monté un groupe, Les Ambulances, et avec lesquels je me suis très bien entendu. C’est comme ça que la deuxième mouture des Snipers est née. On a commencé à faire quelques concerts. Et puis on avait gardé quelques morceaux de la période avec Antoine, parce que c’est un super compositeur. J’avais un pote ingénieur du son chez qui on a enregistré une démo que j’ai réussi à faire parvenir à Willie Loco Alexander qui l’a faite remonter jusque chez New Rose. C’était vraiment magique. J’ai mis la cassette dans la poche d’Alexander et, deux semaines après, Mathé m’a appelé pour proposer d’enregistrer le premier album. Un vrai miracle.

La devanture de New Rose à Paris / Photo : Alain Duplantier
La devanture de New Rose à Paris / Photo : Alain Duplantier

J’imagine que New Rose représentait déjà quelque chose d’important à ce moment-là.

Oui, bien sûr. Il y avait déjà les Saints et quelques groupes français. Warum Joe notamment et quelques autres, plus New-Wave. Il y avait déjà cette dichotomie entre Mathé qui était plus du côté bistrot/harmonica et Thévenon qui était plutôt intéressé par les synthés. Paradoxalement, j’ai l’impression que c’était presque plus simple à l’époque. Aujourd’hui, tout le monde peut enregistrer très facilement un album mais après, il faut le vendre, le distribuer : c’est devenu très compliqué. Alors que, avec New Rose, l’album était disponible dans tous les magasins de disques de France en quelques jours.

Est-ce que la question de la langue – anglais ou français – s’est posée au départ ?

Je crois qu’on a un peu poursuivi sous l’influence d’Antoine. On s’était aperçu rapidement qu’il écrivait très bien en français et on s’est dit qu’on allait essayer de s’y mettre aussi. Et puis le bassiste des Ambulances puis des Snipers, Gilles Vilatte, avait également un talent d’écriture. Il avait déjà écrit Je T’Attendrai Dans Le Vide-Ordures avant que je les rejoigne et c’est d’ailleurs en entendant ce morceau que je me suis décidé à repartir avec eux. On s’est dit qu’on allait continuer à faire nos propres morceaux en français et des reprises en anglais. Et on a conservé ce mélange.

En écoutant Come On ! 1983-1985, j’ai été étonné par la qualité du son des guitares, dès le premier album. Comment vous êtes-vous débrouillés quand vous êtes arrivés pour la première fois en studio ?

J’avais vingt-deux ans et j’étais le plus vieux du groupe. On était comme des gosses : on était lâchés sur un terrain de jeu et on trouvait tout génial. On ne s’est donc pas trop posé de questions au départ. On a simplement fait du mieux qu’on pouvait. C’est Mathé qui nous a conseillé d’aller travailler avec Patrick Woindrich, dans les studios WW. On a tout enregistré sur huit pistes en quatre jours et, le cinquième, Lionel Herrmani est venu pour mixer.

Je connaissais moins bien les deux albums suivants – Bis (1984) et surtout Alligator (1985) – et je trouve qu’il y a une véritable progression.

Sans vouloir paraître arrogant, j’ai l’impression qu’on s’est nettement améliorés à partir de 1983 parce qu’on a fait deux tournées assez longues la même année. Dès que le premier album est sorti, Mathé nous a envoyé sur la route avec The Real Kids. Et je peux te dire qu’une tournée complète avec The Real Kids, c’est formateur ! Il fallait assurer et il fallait parfois assumer le service d’assistance quand leur mode de vie les mettait en difficulté. J’ai passé quelques soirées à jouer les baby-sitters mais c’était génial et je le referai sans hésitation. Et, quelques semaines après, on est repartis pour vingt dates de plus avec les Rythmeurs. J’avais un peu oublié tout ça. C’est en ressortant mes notes et mes archives pour la compilation que je me suis rendu compte qu’on avait dû jouer plus de cinquante concerts cette année-là. Et, franchement, à la fin, on ne craignait plus personne sur scène. Même si on pétait une corde ou un ampli, on pouvait boucher les trous sans problème. Je crois que ça s’est un peu entendu dans les enregistrements ultérieurs : on jouait mieux et on savait faire plus de choses. Pour le premier, on était des petits punks, on jouait tout à fond. Même si on avait eu plus de temps de studio, on n’aurait pas bien su quoi en faire.

Les Snipers en 1983
Les Snipers en 1983

Et pourtant, tout est enregistré en trois ou quatre ans à peine.

Je pense que c’est aussi ce qui nous a un peu brûlé les ailes. On a tout fait trop vite. Deux tournées la même année, un deuxième LP enregistré onze mois après la sortie du premier alors que, forcément, on n’a pas eu le temps de composer beaucoup. C’est pour ça que, quand je réécouté Bis, il y a des choses qui me plaisent et d’autres moins. Certains titres que je trouve un peu bâclés. Je me dis que ça aurait été bien d’avoir trois ou quatre mois de plus pour réfléchir un peu plus, soigner certaines compositions ou remplacer quelques morceaux plus faibles.

Avec le troisième album, arrivent des références plus inattendues de mon point de vue, notamment aux Byrds ou à Creedence Clearwater Revival – dont vous avez enregistré une reprise dès 1983.

Tu mets le doigt sur la tension qui a d’abord été constructive et ensuite un peu moins entre mes goûts – très orientés Nuggets et garage – et ceux de Gilles Vilatte, le bassiste qui était beaucoup plus tourné vers Creedence, les Byrds et les chemises à carreaux. Ce sont des groupes que j’ai appris à apprécier davantage à son contact. C’est lui qui a insisté pour qu’on enregistre cette reprise de Who’ll Stop The Rain. C’est un excellent morceau mais on l’a joué deux fois trop vite, c’est dommage. Mais c’est vrai que, sur le troisième album, il y a des traces de l’influence que Gilles a eu sur moi, alors même qu’il avait déjà quitté le groupe à ce moment-là.

Que Veux Tu ? rappelle aussi Born On The Bayou

C’est amusant que tu dises ça parce que, quand j’ai écrit les paroles, je ne savais pas trop quoi chanter et je me suis surtout inspiré de la mélodie de Cool It Down du Velvet Underground.

On sent, dans toutes ces chansons, une certaine forme de distance, d’humour par rapport à une vision plus stéréotypée du rock comme style de vie. Quel regard avais-tu sur ces clichés à l’époque ?

A vingt ans, on trouvait ça génial de pouvoir vivre la vie d’une rockstar. Qui ne rêve pas de ça quand il a grandi dans une ville de Province où tout le monde s’emmerde ? On en a profité mais, personnellement, j’ai toujours eu une sorte d’instinct de survie. J’étais un peu le chieur du groupe : celui qui signe les contrats, qui regarde les photos, qui borde les musiciens la nuit et qui vérifie qu’ils sont à peu près en état de jouer le lendemain. Je n’avais pas toujours le beau rôle. En tournant avec The Real Kids, ça aurait pu très mal se terminer. Mais j’ai conservé cet instinct de survie, ou plutôt, j’ai vu des choses qui m’ont protégé de ça. Des scènes ou je me suis dit : « Non, jamais. » Et puis les autres avaient trois ou quatre ans de moins que moi et je me sentais un peu responsable de les protéger.

Les Snipers
Les Snipers

Comment as-tu vécu les événements organisés en décembre 2022 – le concert à Rouen et le showcase chez Gibert à Paris – en hommage à New Rose et auxquels tu as participé ?

J’étais vraiment très content. Pour moi, les Snipers appartenaient au passé et je pensais sincèrement que plus personne ne s’y intéresserait. C’est Louis Thévenon qui a contacté tous les anciens musiciens du label qui sont encore en état de jouer – pour être un peu ironique – et qui nous a proposé de venir faire la fête. L’idée était très tentante mais je n’avais plus parlé aux ex-Snipers depuis trente ans ou plus. C’est Louis qui m’a suggéré de jouer avec les Soucoupes Violentes qui ont eu la gentillesse d’accepter. C’était super et c’est à cette occasion que je me suis aperçu que, dans la salle, à Rouen, il y avait encore – je ne dirais pas plein mais pas mal de gens qui connaissaient les Snipers et qui chantaient même les paroles par cœur. Alors bon, pour les Calamités, évidemment, c’était l’émeute. Sur les 500 personnes, il y en avait peut-être 400 qui étaient venues pour elles. Mais les 100 autres, ils connaissaient aussi Gilles Tandy et les Valentino et les Soucoupes Violentes et même les Snipers. Et puis sur le trottoir, en sortant du concert, j’ai croisé Claude Levieux de Smap Records qui m’a proposé de ressortir ces morceaux. Je suis tombé de ma chaise : non seulement il y a encore des gens qui se souviennent des Snipers mais il y a même un label qui se lance dans une réédition. Et un an plus tard, c’est sorti.


COME ON ! 1983-1985 par les Snipers est disponible chez Smap Records

Une réflexion sur « François Huet (Snipers) : Franc Tireur »

  1. Très bel article, je ne connaissais pas du tout ce groupe mais c’est très touchant de lire cette interview de François Huet dans laquelle je pense beaucoup s’y retrouvent: qui ne s’est pas emmerdé ferme dans une ville / banlieue de province où il n’y avait pas grand chose à faire hormis écouter et jouer (souvent mal) du rock. Merci pour vos articles!

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