Stranger Teens #19 : « Toi Mon Toit » par Elli Medeiros

Tout l’été, les morceaux qui ont sauvé notre adolescence.

On s’échange beaucoup de K7 au collège, les copains de l’internat nous rapportent des trucs incroyables dont l’écoute est encore plus exotique que les noms portés par les groupes ; l’énergie adolescente passe du coq à l’âne, du punk le plus débridé à la cold wave la plus glaçante ; Butthole Surfers, Joy Division, Virgin Prunes… C’est que l’hiver est long dans la campagne alsacienne, les jours au ciel bas et lourd s’égrènent interminablement. La brume épaisse donne le ton à cet ennui adolescent qui rêve d’ailleurs, qui attend sagement qu’il se passe quelque chose. Toute la musique qu’on se refile avec des airs de résistant clandestin parle de ça, de repousser les murs, d’exploser le cadre, de traduire notre confusion naissante.

Cette musique n’est pas le vecteur idéal pour la joie, la douceur ou l’érotisme. Elle est crasse comme l’industrie de Manchester, violente comme le conflit nord-Irlandais, brumeuse comme le fog londonien et défoncée comme une Californie qui a la gueule de bois de trop de Peace & Love. La jeune fille désabusée s’endort avec Seventeen Seconds dans son walkman Sony pendant que son père se demande s’il est bon de manger les salades du jardin, en ce printemps irradié de 1986, sa meilleure copine pleure Balavoine et Coluche. Quelque chose se déchire, cela ne lui suffit pas, elle interroge les morts dont personne ne lui a encore parlé, Beauvoir, Genet, Borges, Preminger, Moore. Et même si maman chante les opus des comédies musicales de Vincente Minnelli et que papa a quelques disques de Benny Goodman en rayon, la chambre d’enfant à la tapisserie aux énormes fleurs orange devient trop étriquée. L’Effrontée refuse tout en bloc, n’a pas le sens de la mesure, elle vient de passer 14 ans à être sage comme une image, elle résiste à ce qu’on lui annonce : permis, travail, maison, enfants… Elle veut découvrir le monde.

Un printemps précoce dissipe la brume, je quitte les boums New Wave et les caves des maisons de maître pour me laisser éblouir par la lumière du soleil, je rencontre de nouveaux amis, je guette les rares émissions de musique qui passent sur le poste cathodique – Les Enfants du Rock, Mégahertz – et je lis Best et Rock ‘n Folk en bronzant sur la terrasse entre ma mère et ma sœur. C’est bientôt l’été du brevet, de 37°2 le matin et du concert de The Cure à Beziers, les gémissements de Robert Smith vont se faire oublier alors que tintent déjà les clochettes d’Elli, quelque chose d’autre palpite entre les fourmis du jardin et les papillons des rosiers de mon père. Il n’y a pas de mystère.

C’est l’été de mes 15 ans, un été qui se délocalise plein sud ; la Corse, ses odeurs entêtantes d’immortelles et ses sonorités tchi tcha : Ghisonaccia, plage de Calzarellu. Premières vacances sans mon frère et ma sœur, dernières vacances avec mes parents. Le cadre se défait, la plage est immense, le goût du sel persiste sur la peau et dans les cheveux. Je reste sans surveillance, ou presque. Je danse ma liberté sur Police et L’Amour à la Plage avec l’audace de mes 15 ans. Je m’aventure enfin sur les rythmes chaloupés de Toi Mon Toit, la voix canaille d’Elli Medeiros me donne du courage, ça ressemble drôlement à ce qui me plait, mon corps se délie, presque une transe, c’est autre chose, je l’ai compris en regardant le cinéma de minuit : Les Nuits de la Pleine Lune, déjà, L’Atalante ensuite et Stranger Than Paradise, toujours. Il y a bel et bien un ailleurs et il est plus vaste que ce qu’on me laisse entendre.

J’ignore tout de cette jeune femme aux origines uruguayennes, ce titre atypique me séduit. Je cherche à en savoir plus. Elle débute à peine sa carrière solo avec son nouveau compagnon Ramuntcho Matta, le fils du peintre chilien Roberto Matta. J’ouvre un tiroir, puis un autre, chacun contient un univers. Il y a là une ribambelle de musiciens, des dessins d’enfants, des tenues de JC de Castelbajac, des amis, du bazar, c’est une soupe communautaire, c’est ma seule compréhension de la vie.
Je ne connais pas encore les termes de transdisciplinarité et de décloisonnement mais je comprends que tout est possible, dessiner et chanter, coudre et danser, écrire et faire de la musique. Personne ne me l’a jamais autorisé même si je tue mon ennui en dessinant et en me cousant mes fringues, ça me donne « un petit genre »… La joyeuse bande qui se démène dans le clip a l’air d’en faire son affaire, tout est là, bigarré et pétillant, rythmé et graphique, érotique et maternel, la petite Calypso est planquée sous les jupes de sa mère sexy en diable et ce n’est pas un problème. Je découvre l’amour d’Elli et Jacno en même temps que Main Dans La Main et que les Stinky Toys, un des premiers groupes de punk français. Remarquée par le producteur Malcolm McLaren et par l’enfant terrible de la mode Vivienne Westwood, la légende veut que ce soit Elli qui ait lancé la mode des épingles à nourrice puisqu’elle s’amusait à reprendre ses vêtements ainsi, plutôt qu’avec du fil. Les Stinky Toys seront invités à se produire en Angleterre et dans des festivals auprès des Clash et des Sex Pistols. Cela reboucle ma boucle. Je m’agite.

Mon décor est posé, ligne claire et fantaisie, electro pop et world music, énergie punk et mode débridée, je fais des recherches, je mène l’enquête, crée des ponts, relie et m’émerveille de l’existant et des possibles. Ma Pop Satori est girly et arty, je peux brûler les Samantha Fox, Stéphanie de Monaco ou Mylène Farmer au bucher du patriarcat… Parce qu’il y aura aussi tout cela à faire exploser, et devenir une femme prendra encore du temps. En attendant, Elli a le sourire accroché aux lèvres, Elli est belle et joue de tout, Elli mène sa vie comme elle l’entend. Elle m’éblouit du don de vivre, je m’accroche à la force de ma sensation et à la puissance du frisson unique, ils me serviront de guide.
A la rentrée en seconde, j’ai viré mes oripeaux noirs, l’interne qui me passait des K7 en douce n’est plus là, mais j’ai son adresse et son téléphone. Je n’ai plus qu’à prendre le train.


Toi Mon Toit par Elli Medeiros est sortie en 1986 sur le label Barclay

2 réflexions sur « Stranger Teens #19 : « Toi Mon Toit » par Elli Medeiros »

    1. C’est toujours bien d’avoir la source.
      C’est bien aussi les versions et les déclinaisons.
      Mieux vaut savoir vers quoi le cœur balance.

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