Anton Newcombe : « Je ne suis pas une personne sentimentale. »

Anton Newcombe
Anton Newcombe – The Brian Jonestown Massacre  / Photo : Thomas Girard

Nous sommes en juin, dans la cour du Chabada d’Angers pour le festival Levitation France. Il est environ minuit, la deuxième soirée de concerts se termine lorsque je reçois la nouvelle par email : interview avec Anton Newcombe demain à 14h30, à prendre ou à laisser. L’emblématique leader de The Brian Jonestown Massacre vient tout juste de rendre réponse. Je m’en veux de ne pas avoir anticipé, d’avoir mis de côté cette demande un peu ambitieuse lancée des semaines plus tôt ; évidemment que ça se passe comme ça avec Anton Newcombe, la veille à minuit. Difficile de résumer en quelques lignes ce que représente The Brian Jonestown Massacre pour tous ceux qui, ce soir-là, portent au poignet le bracelet d’un festival comme celui-ci ; pour la plupart des amateurs de rock indépendant rencontrés au cours de ma vie d’adulte d’ailleurs. Anton Newcombe, c’est le seul membre permanent depuis 1990, et celui sur qui tout repose depuis le départ de l’autre esprit du groupe, Matt Hollywood, il y a vingt ans. C’est celui qui parle de son dix-neuvième album l’après-midi et chante les titres des deux prochains à venir le soir, en vociférant, fidèle à la réputation explosive que Dig! lui a forgée au début des années 2000 : « J’en ai rien à foutre que vous ne connaissiez pas ces chansons, moi je sais ce qu’elles valent ». Anton Newcombe, c’est bien plus que tout ça, alors ma réponse ne s’est pas faite attendre : « 14h30, c’est ok pour moi ». 

J’ai vu que tu étais déjà là hier. Y avait-il des groupes que tu voulais voir ?

Oui. Je n’arrive pas à prononcer leur nom. Ce groupe japonais…

Kikagaku Moyo ?

Voilà.

C’est leur dernière tournée apparemment.

Je déteste les lâcheurs… C’est tellement à l’opposé de la mentalité de l’armée impériale du Japon ; ils n’abandonnaient jamais. L’un de mes héros, Hiroo Onoda, est l’un des derniers soldats japonais à être resté en poste après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il ne voulait pas croire que c’était fini, on était en 1974 et ils ont dû envoyer son ancien commandant le chercher sur cette île aux Philippines pour lui dire de se rendre. Ses vêtements étaient en lambeaux [rires]… C’est drôle, non ? Il a fait trente ans de trop…

Oui, je ne connaissais pas cette histoire…

Mais je n’ai rien contre eux [Kikagaku Moyo], je disais ça pour rigoler. J’adore leur musique et je les aime bien, je les ai rencontrés en Suisse, au festival Nox Orae.

Est-ce que le festival Levitation France, et peut-être encore plus l’édition originale d’Austin, a une importance particulière pour toi ?

J’ai aidé mes amis de Levitation Austin, je les ai mis en contact avec mon agent français pour que ça ait lieu en France. The Black Angels et tout le monde chez Levitation font tellement pour aider les gens. Je respecte vraiment mes amis et les autres artistes qui font ça. Même Jack White, le fait qu’il ait un label, un atelier de pressage de vinyles, des salles, des magasins. Je pense que c’est vraiment important, quand tu en as les moyens, de faire ça plutôt que de tout garder pour toi.

Tu as aussi un label, A Recordings

Oui, j’essaie aussi d’aider les gens. On a un festival à Berlin qui s’appelle Synästhesie, dans lequel on fait jouer toutes sortes de groupes, des jeunes et des vieux, tous les ans. Je crois que cette année on aura Sonic Boom, mais on a déjà fait venir Stereolab, Spiritualized… Tout le monde vient.

Ce printemps, alors que vous étiez en tournée avec The Brian Jonestown Massacre, vous vous êtes fait voler tout votre matériel. On était inquiets, mais vous avez heureusement tout retrouvé. Est-ce que tes instruments ont une forte valeur sentimentale ?

Non, ce n’est pas sentimental. C’est que leur son est vraiment unique. Si tu prends Oasis, ou n’importe quel groupe qui joue sur des amplis Marshall avec une guitare Gibson et des pédales Boss, tu retrouves le même son que chez les Guns N’ Roses. Et c’est ainsi que tout le rock and roll sonne de la même manière. Notre son a la singularité de nos instruments. J’ai plusieurs copies de chaque parce que je les utilise comme des outils. J’ai cinq 12-cordes, par exemple. Ce n’est pas sentimental, même si ça peut m’arriver de me dire : « Oh, j’ai joué de cette guitare pendant vingt ans ». Mon identité n’est pas liée à mes possessions. Je ne suis pas une personne sentimentale. Mais c’était la merde de se faire voler en tourner parce qu’on ne savait pas si on allait récupérer nos affaires et on a dû acheter du matériel juste pour pouvoir jouer, super cher. Et puis ça ne remplace jamais vraiment, c’est ça le problème.

Ces instruments sont si spécifiques, ça a sans doute augmenté les chances de les retrouver…

Oui, mais il en existe quand même des centaines dans le monde. Certains regardaient les annonces de vente et me disaient : « Oh, voilà ta 12-cordes ! », et j’étais là : « Non, celle-ci a cinq ans. ». Elles sont rares, mais il y a d’autres modèles.

Je me souviens t’avoir entendu dire il y a quelques années que ton but était de créer chaque jour. Tu appliques toujours ce principe ?

Je le fais ! J’enregistre six jours sur sept. Je vais à mon studio, je travaille sur une peinture ou j’enregistre pendant quelques heures. Tous les jours.

Tu peins aussi ?

Particulièrement pendant le mixage. Si je travaille avec quelqu’un, j’aime bien peindre à côté parce qu’on écoute le morceau une centaine de fois, on identifie tous les petits ajustements à faire, et ça m’aide de peindre pour faire ça, plutôt que de regarder l’écran, les boutons ou les enceintes. Quand tu écoutes du son, ce n’est pas naturel de regarder ces choses-là. C’est plus naturel d’être dans une pièce, en train de peindre ou de faire quelque chose d’autre, et de remarquer avec tes oreilles que tel truc ne va pas, est trop fort, etc.

Je voulais parler rapidement des deux années passées. As-tu réussi à rester créatif pendant les périodes de confinement ?

Je l’ai été encore plus, je crois. J’ai écrit et enregistré environ 70 morceaux, j’ai fait un nouvel album, une émission de télé et des trucs pour un film qui va sortir.

Un film ?

Ça s’appelle Black Phone. C’est un film délirant. C’est vraiment bien. Mon ami Scott Derrickson a fait Doctor Strange de Marvel, c’est un réalisateur important, connu pour ses films d’horreur. Là, ça ressemble un peu à du Stephen King. Ethan Hawke joue ce tueur en série qui assassine des adolescents… La fin est très surprenante. Ça sortira le 22 juin.

 

Je sais que tu es très actif sur Twitter, je n’y suis pas mais…

Tu es sur TikTok. Tu fais des danses tous les jours.

Je suis un peu sur TikTok, pas toi ?

Je ne connais pas de danses.

C’est plus intéressant que ce qu’on croit !

Je ne pense pas [rires].

Je me demandais si tu ne te sentais pas parfois submergé par l’actualité, notamment en étant sur Twitter.

Les crises auxquelles nous sommes confrontés dernièrement… On dirait que même si les médias nous disaient que la Russie était en train de préparer toutes ses armes atomiques, les gens resteraient les bras ballants à s’en foutre. Normalement, en tout cas quand j’étais jeune, les gens s’affolaient : « Oh, il va y avoir une guerre, fuck that ! ». Maintenant, tout le monde est trop occupé pour s’en soucier.

On dirait que les gens ne croient pas que ça pourrait réellement arriver.

Mais en même temps, avec la pandémie, on a bien vu qu’il y avait deux camps : ceux qui font ce qu’ils peuvent, et tous ceux sans cervelle qui croient en toutes les conneries dans lesquelles ils sont piégés, qui ferment les yeux sur tout. Ils se défendent même pas en disant : « Je veux vivre ma vie à fond parce qu’on ne sait pas de quoi l’avenir est fait. », non, ils sont juste en train de faire chier. C’est même pas la peine d’en parler…

Et ces sentiments négatifs générés par l’actualité et les réseaux sociaux, ça n’affecte pas ton processus créatif ?

Non, parce que je suis presque comme un fantôme à Berlin. Personne ne fait attention à moi. J’ai mes habitudes, mes routines, mon fils et tout. Si j’habitais à New York ou à Los Angeles, il y a cette « culture de la bulle » : ta voiture, ta salle de sport, ton boulot, ta maison, etc. Ça fait comme des bulles : tu prends ta voiture, et c’est comme un tube vers la prochaine bulle. Ou ce restaurant en particulier auquel tu vas… Tout est une putain de bulle. Et Berlin, ce n’est pas vraiment comme ça. Cette ville, c’est plutôt comme un village, tu vas à certains endroits pour faire ce que t’as à faire et les gens te laissent tranquille.

Tu ne pourrais jamais retourner vivre aux États-Unis…

Je crois que c’est trop psychotique et fracturé à l’heure actuelle. Schizophrénique. Tous les jours il y a une fusillade, les gens se disputent à cause de ça, ils sont là : « Non, c’est pas ça ! C’est pas à cause des flingues ! ». Ça arrive tous les jours et ils disent à chaque fois : « C’est pas le bon jour pour en parler ». Toute cette merde, tous les jours.

Oui, l’atmosphère là-bas est vraiment intense en ce moment…

Ils ont eu un président noir, puis Donald Trump. C’est fou, non ? Comment ça a pu arriver, comment des gens ont-ils pu voter pour lui ? C’est fou que des situations si radicalement différentes aient pu se produire.

Peut-on parler un peu de ton dernier album [pas encore sorti au moment de l’interview] ? On a découvert le titre et la pochette…

Mon fils Wolfgang a fait la pochette. Je lui avais acheté pas mal de carnets d’autocollants, des trucs pour le tenir occupé pendant la pandémie, et il a fait ce collage qu’il a appelé « Cat City », des buildings collés sur un chat. Sinon, ce soir on va jouer pas mal de titres des deux prochains albums. J’aime bien faire ça.

Du coup, il n’y a pas vraiment de lien entre la pochette et le titre de l’album.

Non… Parfois je pense à des idées de titres alors je les écrit pour plus tard, et parfois je les imagine à la dernière minute. Tout a besoin d’un titre… Si je fais une vidéo Youtube pour une chanson ou quoi, il faut un titre.

Ça fait beaucoup de titres à trouver, vu le rythme auquel tu composes !

Énormément [rires] ! Si tu comprends vraiment combien je composes… Oui. Et l’ordinateur empire le problème : à chaque fois que tu enregistres un fichier, tu dois le nommer, donc je dois vraiment réfléchir à quelque chose à dire.

Tu dois te demander parfois si tu ne les as pas déjà utilisés…

C’est comme les mots de passe et tous ces trucs, ça rend fou.

The Brian Jonestown Massacre / Photo : Bradley Garner

Le dernier album de The Brian Jonestown Massacre date de 2019, mais entre 2013 et 2019 tu as sorti un album par an. Peut-on dire que c’était un cycle, et qu’un nouveau cycle commence aujourd’hui suite à la pandémie ?

En fait, les morceaux se font en même temps que j’enregistre. Je ne les écris pas d’abord pour ensuite les répéter et les enregistrer super bien en studio. Les enregistrements, ce n’est pas ce qui compte ; ce qui compte, c’est de créer. De la même manière, je ne me soucie pas de jouer aussi bien que je peux en live. C’est comme ça que je veux que les choses soient : éphémères, n’existant que dans un temps et un espace. L’idée, c’est que cet art conceptuel soit documenté, et d’essayer de créer quelque chose en concert entre nous et ceux qui nous regardent.

J’ose quand même te demander si l’un de tes albums a plus d’importance que les autres pour toi ?

Dans ma discographie ? Non. Je regarde toujours vers l’avant.

J’étais sûre que tu allais dire ça.

Tout ce qui m’intéresse, c’est de créer…

J’ai découvert The Brian Jonestown Massacre grâce à Dig! quand j’étais ado, avec mon père. Je me souviens qu’on avait pu télécharger tous tes albums gratuitement sur ton site internet. Quel était ton point de vue à l’époque par rapport à l’argent généré par ta musique ? A-t-il changé depuis ?

Je voulais juste partager et rendre la musique disponible. Je pensais que notre gouvernement protégerait les droits d’auteur et les artistes, et ça n’a pas été le cas. C’est incroyable. Ils ont la vue courte… Donc avant qu’ils créent des lois, que des technocrates dictent des clauses sur la valeur de l’art, je pensais qu’ils allaient protéger ça. Ensuite, je trouvais aussi ça intéressant de créer ces connexions avec des gens en Finlande, ou vivant dans des villages, des endroits où il n’y a pas de magasins de disques, de rendre les choses faciles en utilisant ce truc high tech, cette plateforme. C’était avant le streaming. Avec ce FTP [protocole de transfert de fichier], il y avait juste un bouton pour écouter et un autre pour télécharger, mais c’était super rapide. Je ne regrette pas ça, ce que je regrette c’est que le gouvernement… [il soupire] Ils sont supposés aider le peuple, mais ils nous ont tous trahis. Les artistes ne sont pas payés, les photographes ne sont pas protégés, les journalistes sont copiés… Ce n’est pas ok. Comme ces putains de Google, ils laissent tous ces voleurs tranquilles.

Je vois ce que tu veux dire…

Tu vois, je ne suis pas personnellement opposé au fait de partager, mais d’autres gens exploitent tous les artistes et ce n’est pas ok. Ils n’ont pas le droit de se faire de l’argent sur le dos des autres.

As-tu toujours la même envie de faire de la musique et de tourner ?

Oui [rires]. Je veux dire… J’adore faire de la musique.


Fire Doesn’t Grow on Trees par The Brian Jonestown Massacre est sorti le 22 juin dernier sur le label A Recordings LTD.

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