Selectorama : Rocketship

Rocketship
Rocketship

C’était en 1993, il y a 30 ans déjà. Dustin « Dusty » Reske, compositeur, parolier, guitariste et chanteur, s’associait à la claviériste Heidi Barney, à la bassiste Verna Brock et au batteur Jim Rivas pour donner naissance à Rocketship. De cette collaboration naîtra un an plus tard le mirifique single Hey Hey Girl, inestimable joyau indie pop, qui aura traversé les décennies sans perdre le moindre atome de sa fraîcheur. Et que dire de certains titres de la même époque, comme la merveilleuse I Don’t Know If I’ll Love You Tomorrow, dont on se demande toujours pourquoi elle n’a pas figuré sur un LP…

En 1995, le groupe de Sacramento sortira un superbe premier album, chez Slumberland : A Certain Smile, A Certain Sadness, dont chacune des huit plages aurait en elle-même pu constituer un single, et qui figure parmi les disques de pop les plus stylés des années 1990. Ces cousins américains de Stereolab (première période) ont par la suite continué de publier de nouvelles chansons de manière plus ou moins régulière, pour disparaître quelque peu des écrans radars après la publication en 2006 de Here Comes… Rocketship. Il avait fallu attendre…13 ans pour que le groupe récidive. Mais avec la publication de l’album Thanks to You (2019), dont le prodigieux titre d’ouverture – Under Streetlights Shadows, admirablement chanté par Ellen Osborn – en avait cloué plus d’un sur place, les Californiens avaient montré qu’ils n’avaient rien perdu de leur inspiration et de leur romantisme originel.

Dusty, qui avait initialement envisagé de faire un Selectorama entièrement consacré à des chansons de Burt Bacharach, a finalement choisi de sélectionner dix titres chers à son cœur dans un registre beaucoup plus élargi.

01. Dionne Warwick, Is There Another Way to Love You?

Comme dans toutes les chansons de Bacharach, la mélodie est évidemment superbe, notamment le couplet tendu dont les notes entrent en conflit avec les accords. On peut sentir ici une réelle urgence, une dimension épique dans les paroles, malgré la simplicité « émotion/dévotion » typique des textes signés Hal David. Le ralentissement du tempo et le changement de temps de 3/4 à 4/4 sur le pont contribuent à installer un sentiment de perplexité angoissée alors que Dionne se demande comment elle peut amener celui qu’elle aime à mettre fin à cette tortueuse mise à l’épreuve sentimentale ; il doit y avoir un moyen…

02. The Roches, The Anti-Sex Backlash of the 80s

Voici une preuve supplémentaire que le monde de la musique n’est pas une méritocratie et que les artistes ne devraient jamais s’attendre à ce que le succès commercial vienne récompenser un travail intéressant. Le génie de The Roches n’a pratiquement pas été reconnu, ou tout au moins oublié. Folkeux après la disparition du genre folk une décennie auparavant, ils ont en quelque sorte pris d’assaut New York à la fin des années 70, puis ont fini aux oubliettes, comme tant d’artistes de l’époque, balayés par la la nouveauté et le consumérisme des années 80. Les harmonies sont délectables et la structure unique et linéaire, sans mélodies répétitives. Les paroles évoquent le fait d’être piégé dans une tyrannie hiérarchique oppressive, ici, le patriarcat, mais qu’il faut continuer à coexister avec d’autres, même s’ils n’ont aucune conscience du problème et qu’ils sont pourtant les auteurs de cette tyrannie.

03. Beat Happening, Black Candy

La musique « indépendante » désignait autrefois la musique diffusée sur des labels en marge de l’industrie dominante ; ce n’était pas vraiment un genre ou un style musical, mais l’expression d’un projet politique contre la marchandisation et la commercialisation de l’art. De nos jours, beaucoup de musique « indépendante » est composée par des types propres sur eux, à destination d’une bourgeoisie bureaucratisée, pour servir de lubrifiant à la consommation dans les magasins et pour nous réconforter dans notre asservissement collectif au capital, tout en simulant une pseudo-rébellion. J’adore ce morceau parce qu’il est maussade et dangereux, pas facile à écouter, tout en étant amusant, sexuellement puissant et, dirais-je, « twee as fuck ! » . Calvin Johnson est un parolier surdoué, à égalité avec au moins la moitié du Wu-Tang, et il a le don de trouver des rimes que personne d’autre ne serait capable de dénicher.

04. Nedelle Torrisi, Double Horizon

Si y avait une justice dans ce monde, chacun connaîtrait le chef-d’œuvre de Torrisi, Advice from Paradise (2014). Avec des paroles pleines de chagrin et de nostalgie, un chant magnifique, des structures inhabituelles et une instrumentation cool, le disque, produit par Kenny Gilmore, est certainement l’un de mes préférés de tous les temps. Double Horizon a été la première chanson que j’ai entendue, et j’admire la façon dont elle assume son style pop radiophonique des années 80 tout en transcendant les clichés éculés de cette époque avec une écriture riche et émotionnelle. Écoutez cette superposition de voix sur le refrain !

05.  Tracy Nelson, Down So Low

Évidemment, les gens ne chantent pas aussi bien qu’avant ; est-ce discutable ? Où sont nos Joni Mitchell, Chet Baker, Dionne Warwick, Everly Brothers, etc ? La liste des grands chanteurs d’avant les années 80 est inépuisable. Tracy Nelson de Mother Earth chante dans ce qu’on appelle, je suppose, le style « blue eye soul », à la Janis Joplin, mais ce morceau me touche bien plus que la plupart de ceux de Joplin. À la première écoute, cela ressemble à une complainte au sujet d’un amour perdu, mais en réalité, la principale préoccupation du protagoniste semble être la frustration sexuelle par rapport aux nouveaux petits amis. Il y a trois changements de tonalité et le refrain passe en 7/4; Tracy a dû embaucher un batteur de jazz pour la session parce que les musiciens de rock ne comprenaient pas cette putain de structure ! Bien sûr, si cet enregistrement avait été fait au clic, et corrigé en termes de temps et de hauteur, et que les joueurs avaient superposé leurs parties les uns après les autres, ça aurait été bien mieux !

06. Stimming, Arc de Triomphe

J’aurais pu choisir n’importe quel morceau de Ludwig de Stimming. Non seulement la musique est construite et enregistrée de manière experte avec des sons et des percussions uniques et charmants, mais c’est l’un des meilleurs disques pop que j’ai entendus à l’ère moderne, et j’écoute beaucoup de musique. Quelle oreille a ce mec ! Il y a une très large plage dynamique et elle n’est pas écrasée, surcompressée et limitée comme le sont presque tous les disques maintenant. Cet album incarne la promesse et révèle les possibilités de la technologie numérique haute résolution moderne, et j’espère que d’autres artistes commenceront à s’intéresser davantage à ce son hi-fi à large plage dynamique, quel que soit le genre dans lequel ils évoluent.

07. Feeble Little Horse, Paces

Enfin des shoegazers qui suivent le chemin de My Bloody Valentine au lieu de se borner à devenir un énième clone de Slowdive, se limitant à tout gaver de reverb. Feeble Little Horse semble comprendre qu’une des principales raisons pour lesquelles My Bloody Valentine est si particulier et se situe au-dessus des autres groupes de cette époque est que, en plus d’une musique et d’une instrumentation intéressantes, ils ont écrit de superbes mélodies. Feeble Little Horse compte dans ses chansons de nombreux grands groupes de guitare underground américains des années 90 comme Polvo, The Swirlies, Sonic Youth et peut-être aussi Unwound.

08. The Garlands, Why I Don’t Say Goodbye

J’aime beaucoup le jeu serré et les arrangements de l’unique album éponyme de The Garlands. Ce disque me permet de prendre une bonne dose de Tiger Trap, comme s’il s’agissait d’eux ! The Garlands se sont arrêtés trop tôt et les douze chansons de leur disque sont les seules qu’ils aient enregistrées, à ma connaissance. Ces Suédois sont d’excellents musiciens dans la tradition européenne (je n’entends jamais la négligence de tant de groupes underground américains dans leurs équivalents européens), au service de leur chanteuse, composant des parties chouettes, sans que ça trop précieux non plus. Why I Don’t Say Goodbye capture cette douce mélancolie que j’aime dans ma propre pop, me faisant me sentir à la fois mélancolique et euphorique. J’apprécie la façon dont la chanteuse Christin Wolderth change la mélodie du deuxième couplet, une excellente manière pop de maintenir l’intérêt, qu’on retrouve tout le temps chez Morrissey.

09. Shalamar, I Don’t Wanna Be the Last to Know

Donnez une chance à cette chanson, vous qui me lisez ! J’ai fait cette trouvaille incroyable dans une boîte de 45 tours dont personne ne voulait, alors qu’on passait une soirée arrosée de champagne avec un membre de mon groupe. Le morceau contient tous ces accords sophistiqués, parfois criards, que j’aime dans Bacharach, ainsi que de merveilleuses harmonies et une vision intéressante de l’infidélité : la principale préoccupation du protagoniste est que tout le monde soit au courant de l’affaire avant qu’elle ne soit révélée directement par lui. Le truc funky à environ 2:35 est vraiment cool avec une basse doublée et de la guitare avec des synthés et des cordes. Les harmonies vocales et les arrangements sont magnifiques et m’ont beaucoup inspiré pour la musique de Rocketship… faites attention !

10. Dwight Twilley, Out of My Hands

Un fan m’a fait découvrir ce morceau ; Je ne connaissais qu’Oister et les deux premiers disques du Dwight Twilley Band. Bon sang ! quelle étonnante ballade pop rock, exprimant à la fois les profonds remords, les désirs et les regrets ressentis par Twilley. Cette chanson repose sur une production et des astuces harmoniques typique des années 70, comme on peut les trouver chez The Electric Light Orchestra, les Beatles (bien sûr) et même Jeannette, mais c’est vraiment la prestation passionnée de Twilley, sa mélodie bien construite et délicieusement variée, ainsi que ses paroles, évoquant cette impuissance triste et désespérée face à une relation qui se termine, qui fott de cette chanson l’un des meilleurs morceaux de rupture de tous les temps.


Les disques de Rocketship sont disponibles sur leur bandcamp.

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