Un double album hétéroclite. Vingt-quatre chansons qui flamboient dans tous les sens et une profusion de styles qui ne se laisse pas aisément replier sur une seule dimension. A défaut de prétendre avoir épuisé en quelques semaines d’écoutes l’ensemble des propositions et des pistes esquissées par le canadien Ben Cook sur ce diptyque passionnant, on se contentera donc de l’imiter un peu. Tourner autour de l’objet à dépeindre pour mieux observer, au passage, quelques-unes de ses facettes, renoncer à toute cohérence exhaustive, lâcher la signification globale au profit du plaisir partiel de l’instant : l’œuvre impose d’elle-même ses propres lois.
A défaut de clef universelle, on pourra donc commencer par évoquer le plus simple : les circonstances, l’enchaînement des événements particuliers. Au printemps 2020, Ben Cook – alias Young Guv, Young Governor ou Guv pour les plus intimes – se retrouve coincé avec son groupe au beau milieu du Nouveau Mexique alors que leur tournée américaine s’interrompt brusquement du fait du confinement. Sans trésorerie ni échappatoire – son appartement new-yorkais est déjà sous-loué pour les mois à venir – Cook et ses camarades se voient donc condamnés pour plusieurs mois à une cohabitation stationnaire dans un abri Earthship alimenté par l’énergie solaire. La nuit, pendant que les autres dorment, Cook commence à composer un album. Un album d’isolement. Un album thérapeutique. Et même plutôt deux. Il n’est sans doute pas illogique, donc, qu’à la réclusion physique imposée corresponde une pulsion vitale et musicale d’évasion. Comme pour mieux résister à la contraction mortifère de l’espace, Cook élabore, brique après brique, une alternative rayonnante, harmonieuse où coexistent tous les styles de mélodies. La contrainte transfigurée par l’instinct de survie : il suffit d’entendre pour s’en convaincre le premier titre de III, Couldn’t Leave U If I Tried qui transforme en trois minutes le constat implacable de la cohabitation forcée en une popsong rayonnante digne du meilleur Teenage Fanclub.
Une colère sublimée, une frustration qui alimente le processus créatif : après tout, Ben Cook n’a pas attendu les mutations virales des années 2020 pour s’alimenter à ces sources et y puiser la matière d’une œuvre de plus en plus considérable. Dès ses débuts avec No Warning en 2002 et surtout en tant que guitariste de Fucked Up pendant près d’une décennie, il a commencé par exprimer cette distance au monde et cette insatisfaction par le biais d’une musique résolument chaotique et souvent furieuse – une sorte de hardcore conceptuel, pour résumer – avant de cheminer, en solo depuis 2019, vers une forme plus apaisée et aisément partageable. Il y a désormais, dans cette succession d’albums sobrement numérotés, une assurance qui autorise les fragilités assumées, l’exposition touchante des aspirations inassouvies – s’il y a un thème qui relie ici bon nombre des bribes décousues, c’est sans doute celui-ci – comme sur les sublimes But I Ain’t Got U ou Change Your Mind. La surabondance inspirée de Guided By Voices alliée à la sensibilité de The Field Mice : c’est peut-être cette combinaison inattendue qui émeut et séduit tant. Lessivé par son propre labeur, Cook avoue ne plus avoir eu la force de s’approcher d’une guitare depuis qu’il a finalisé l’album à Los Angeles en 2021. Désormais réfugié au Mexique – l’ancien, et non plus le nouveau – il se consacre à l’apprentissage de l’Espagnol et de la boxe. Qu’importe, pour le moment, le temps qu’il accordera à cette pause bien méritée : il nous a laissé en gage une œuvre suffisamment dense pour patienter pendant les mois ou les années qu’il jugera nécessaires.
