Arlt, Turnetable (Objet Disque)

Qui écoute Arlt ?
Qui écoute Arlt, ici, aujourd’hui, en l’occurrence, pour de vrai ?
C’est une histoire ici, en l’occurrence, donc, de fous.
De maîtres fous, que l’on rencontre.
J’ai rencontré la musique de ce duo par le travail, et ça fait sens, et par un livre, une fois est coutume parfois, il y a longtemps, un certain temps avant que la prose lumineuse de Sing Sing, auteur-compositeur-co-interprète de la géométrie variable à noyau dur appelée Arlt, l’autre moitié de l’atome étant Éloïse Decazes, n’imprègne sensiblement qui s’aventure à écrire sur et autour de Arlt, de foules de métaphores burlesques.
Et, de fait, on ressent tellement de liberté à le lire et à les écouter que ça déteint, semble-t-il. Le monde ouvert par lesdits mots fait tellement envie, aussi. Je le vois advenir de même en ce que j’écris, quand le flot de Sing Sing et de Decazes prend tendrement la main de mes pénates pour tordre leurs figures connues en figures autres et pourtant mêmes, inconnues et pourtant connues. Et ça danse. C’est toujours un peu le cas quand on a laissé les choses entrer et s’ébattre, ça semble avec Arlt inévitable – il faut laisser tomber des barrières pour laisser être.
Entrer.
S’ébattre.
Voir.
On a envie de raconter les choses pareilles, de les vivre pareilles aussi, à peu près, à première vue, vu de loin. Mais ça n’a pas commencé comme ça, disais-je, et sur la route se trouvent de petits satoris, ou un grand, c’est pareil.

*

D’abord cette chose souvent absente du monde qui nous intéresse, le travail donc, un premier stage en maison d’édition et les collègues qui ne tombent pas toujours d’accord et qui pour une fois tombent d’accord : le nouveau texte reçu dans sa version finale et mis en composition – l’ouverture d’un processus qui aboutit à l’objet livre et qui parfois s’avère douloureusement ingrat – est l’un de ces textes qui réconcilient avec le bonheur. Je n’ai pas la joie de travailler dessus, le stage finissant, mais je note le nom de l’auteur, Alexandre Galand, et le titre, Field Recording. L’usage sonore du monde en 100 albums, et je me procure l’ouvrage dès sa sortie.
Choc.
Il n’y a rien d’autre à faire que d’écouter, et il est possible d’écrire cet événement.
Il est aussi possible de voir.
Le livre regorge de ce qui est rarement lu et je me le représente assis à califourchon sur une épaule de Nicolas Bouvier et sur une autre de François Gorin, parce qu’il ouvre autant avec ce qu’il n’a pas besoin de dire, avec ce qu’il donne au lecteur d’énergie, et que c’est fertile, immédiatement et longtemps – ce n’est pas fini. À l’époque, je suis obsédé par les à-côtés de Robert Wyatt, mention spéciale à Comicopera et à Gharbzadegi, une ambiance, et par la découverte de Bertrand Belin, c’est Hypernuit, et comme je sors d’années dans un groupe à la liberté malheureusement enfuie alors je n’imprime qu’à ça. Ça fait sens.
Alexandre Galand tient un blog, toujours consultable de nos jours, intitulé Les Maîtres fous. Ceux qui savent, etc. Pourtant, ce blog n’est pas un entresoi mais un don, une mine à ciel ouvert et non ouvert comme une époque d’avant les réseaux avait pu en abriter, un bazar de rêve, un trou noir à lecteurs.
Et dans ce blog, un groupe contemporain – 2012 –, si bien qu’il a droit à une interview.
Arlt.
Le blog, le nom du groupe (cf. Roberto Arlt, un habitué au club des sésames) : les voyants sont au vert. Et puis il y a Mocke, et on cause de Matana Roberts, de Jerome Rothenberg comme au bistrot – sans doute au bistrot.
Alors je signe des deux mains, sauf que non.
Ça ne rentre pas.
C’est déjà là, ni dedans ni dehors, mais je n’arrive pas à voir la musique, les chansons, malgré quelques essais d’écoute pas trop timorés. Trop de, pas assez de.
Pas grave, pas le moment. Les choses passent, n’est-ce pas ?

*

Elles prennent des années – je raconte souvent cette histoire, avec souvent ce passage – “elles prennent des années” – c’est voulu – ce n’est pas grave – il n’y a pas de loi ni de drame quand on écoute – on rencontre – ou pas – un disque.
Ou plusieurs.
Il se découvre entretemps que Sing Sing est l’une des personnes les plus intéressantes à suivre sur un réseau social si on ne sait pas trop quoi lire, quoi écouter – c’est un passeur, précieux, enthousiaste – un passeur. Et donc je le lis et donc bénéficie de ses conseils donnés à la communauté et donc éprouve de plus en plus de sympathie pour le bonhomme – reconnaissance éternelle rien que pour Réjean Ducharme –, son humour et donc son groupe dont les disques ne dansent pourtant pas chez moi, sauf que : l’album avec Thomas Bonvalet râpe bien la gorge, comme un Whisky War si raide qu’on se promet de l’allonger la prochaine fois pour sentir quelque chose sauf que, vraiment, quand même, c’est délicieux comme ça. À la première écoute, c’est un tel merdier, c’est parfait. On y voit un peu plus clair, y compris aux alentours, les autres disques, les chansons, malgré ce que je persiste à entendre un peu trop à mon goût : beaucoup de manières employées pour surtout ne pas faire de manière. Le thomas-bernhardien en moi en a alors gros après les lieux communs, et il en voit partout, même dans leurs envers.
C’est un biais, le mien, et il dure, pas encore apte à toutes les réconciliations. Une envie d’air et de silence, d’espace, que je ne rencontre pas chez le duo élargi, sinon par éclairs.

*

Puis je me retrouve à écrire par ici, et on se retrouve à échanger parfois, à zouaver un rien sur les réseaux avant que je ne quitte ces derniers, et je me dis – merde c’est trop con – tellement de potes et de gens bien aiment et je ne – et puis un jour ensoleillé à pérégriner dans les rues de Nîmes, j’éprouve l’instinct subit d’écouter Soleil Enculé, la chanson, et c’est là.
Tout-est-là.
Le dedans et le dehors, quand on regarde le mur du plafond l’été chez sa grand-mère, et que le monde a tous les âges à la fois, et qu’on ne sait pas encore qu’on le sait déjà.
Quand toute chose devient en relief.
J’écoute le titre en boucle, faisant en sorte d’avoir le soleil dans les yeux et la réverbération du bitume qui me chauffe la gueule. Et depuis, et à rebours, se trame autre chose : les chansons de Arlt ne me plaisent pas toujours, les disques pas encore en entier, mais quand elles me plaisent, elles me plaisent énormément, sans détour, et elles sont nombreuses, de plus en plus. Elles gagnent, peu à peu. Et elles se gagnent les unes aux autres, même celles que j’aime moins, je les aime parce qu’elles sont là et qu’elles sont d’Arlt, ce qui les éclaire dans un mouvement classique, empirique, advenu.
Le temps remonte l’échelle des disques qui s’entrechoquent, des occasions de faibles résistances, de petites séductions, de profondes sympathies, loin du reflet qui d’abord et encore parlait moins, cet atour de performance artistique un rien sportive qui s’évanouit peu à peu. On rigole volontiers dans le frisson, on baisse les armes, on sourit même à la tristesse, puisqu’elle est vivante.
Et donc chaque chanson, chaque album est splendide, courageux, engage, fait les meilleurs soirs, ceux où l’on a envie.
Vient Turnetable, le présent disque, et Le Village.
Et je fonds d’une autre manière. Oh bagnole tout seul, OK, c’était du Arlt, les gosses qui font les cons, l’éclate. Mais Le Village ouvre autre chose, à la hauteur de ce que disent les membres du groupe – il y a une partie de basse, une ampleur dans les tessitures, variété de timbres, et la chanson de semi-nigaud, et c’est Tom Zé enfin qui me tape sur l’épaule, qui me regarde en souriant et me dit – par transmission de pensée, je ne comprends pas le portugais – tu entends, ils y sont – au Brésil. Il y a ce chant de l’une et de l’un qui se rejoignent avec les années, laissant de côté – un peu – le jeu de contraste pour jouer ensemble plus que contre, il y a ce motif de guitare quasi new wave qui tourne, trompettes, sons et choses, des arrangements et je songe assez fort pour que Tom entende – Étude de chanson – il sourit, il sait.
Le sentiment éprouvé ? L’évidence.
La fin instrumentale toutes trompettes dehors ? L’évidence.
Arlt passeur passe : l’évidence. Jouer de la musique, ça devrait être ça – cette liberté – même d’arranger.
J’attends puis découvre fébrile le reste du disque – et plonge : les deux chantent des airs pop, l’instrumentarium est pléthorique, les timbres respirent. Il y a un glissement : les arrangements sont conçus pour le disque et non le concert, prédécoupés autour des chansons de Sing Sing par Éloïse Decazes qui multiplie les collisions aléatoires avant de patiemment trier, élaborer, puis reprendre avec la participation d’Ernest Bergez de Sourdure. Ce qui prend du temps, du travail, des musiciens parfois nouveaux venus, une façon de faire qui rappelle finalement la MPB, et tous les titres sont des tubes.
Il y a Le Renard et il y a le poignant Des Amis, que personne d’autre n’a jamais composé et ne composera jamais, et jamais n’enregistrera avec la même présence que sur le présent disque.
Il y a la profondeur, il y a Pars à la Guerre, chanson munificente aux arrangements munificents.
Il y a le sang, la mort et les flingues, et il y a de grands éclats de rire, des bruits d’explosion, des bruits de pas dans l’herbe.
Les micros sont grands ouverts sur le monde.
J’ai mis un renard dans ma tête, oui. Arlt est une grande maison avec beaucoup de pièces, on ne sait pas vraiment combien, et ça n’a pas d’importance : les micros sont grands ouverts.


Turnetable par Arlt est disponible chez Objet Disque.

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