La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est de Guillaume Marietta et Nicolas Drolc (Les Films Furax)

GTAIE / Photo : Guillaume Marietta
GTAIE / Photo : Guillaume Marietta

J’ai longtemps hésité cinq minutes avant de me décider à écrire sur le sujet qui nous rassemble, chères lectrices et chers lecteurs.

Longtemps, parce qu’on ne va pas faire semblant, je suis passé complètement à côté d’un phénomène qui pourtant se déroulait – en partie – dans les rues en bas de chez moi, à Strasbourg. Mais, j’avais une excuse, le nez dans le guidon, en ces belles années là, j’étais occupé par le label Herzfeld, plus formel, ouvertement pop, et assez éloigné dans l’esprit, du bouillon de culture de la Triple Alliance.

Cinq minutes, parce que finalement, il n’y rien de plus excitant pour moi que de revenir en arrière : moins pour m’esbaudir de mon passé que d’étudier celui des autres. L’histoire des autres, c’est aussi mon histoire. Et puis bon, je ne me sens pas tout à fait en terre étrangère quand même. Quand même : quand on a grandi dans les années 90 et beaucoup appris auprès des gens de Sun Plexus (leur nom – oh surprise – apparaît très vite dans le film au détour d’affiches griffonnées, ainsi que celui de leurs homologues et amis lorrains, les Dust Breeders), autour de la Shot Gun Gallery, avec KG, Ich Bin et tout cet entourage de personnalités musicales hors-normes, disons qu’on est en capacité de suivre le fil tissé par leurs descendants, conscients ou inconscients, directs ou indirects, peu importe. Et pour être tout à fait dans la nuance, chez Herzfeld, bon nombre d’entre nous se tenait au courant ce qui se passait chez nos voisins. Voire plus : je me rappelle que pour la seule série de concerts que nous avions organisés en 2006, nous avions invité Mil Mascaras, pure émanation de la Triple Alliance et  l’un des nombreux groupes menés au chant par la multiple et emblématique Armelle, interviewée dans le film. Lucile, la batteuse des MM, avait joué dans mon groupe, Wong Rest., lors de ces fins d’après-midi légendaires (pour moi).

Alors, pas de quoi être à deux doigts de me tatouer la croix de Lorraine augmentée sur le front, non, mais quand même, on peut parler porosité par ici. On ne peut gommer la proximité géographique, c’est clair, et personnel, par rhizome, on dira de façon deleuzienne, ou par infiltration si on est trotskiste ou ruissellement, si… Non.

Et puis question légitimité pas la peine de se mettre en quatre, Guillaume Marietta m’a écrit en préambule : « On n’a pas fait le film pour les potes, mais pour tout le monde ». Alors allons-y.

« Une confrérie obscure »

Pour résumer si vous êtes nés sur Mars ou à Marseille, ce film raconte l’histoire de la Grande Triple Alliance Internationale de l’Est, ce mouvement musical informel, nébuleux, qui agita l’Est de la France (et ailleurs) entre la fin des années 90 et le début des années 2010. Les acteurs, entretenus dans le film, y tiennent mordicus : cette agitation n’existait que par ses actes, mais n’existait pas vraiment. C’est tout le paradoxe qui remue le film : comment documenter l’état gazeux d’une communauté qui ne se définit au final que par un dessin, croqué comme une vanne de samedi soir, un graffiti pour les toilettes d’autoroute. C’est le pari réussi : donner corps, sans toutefois la réduire, à cette « confrérie obscure ». Et la matière ne manque pas. Photographies, flyers, fanzines, vidéos et enregistrements de toute provenance et de qualité variable, notamment de concerts, de performances, défilent à  un rythme inouï devant nos yeux. Cette monstrueuse parade est entrecoupée d’entretiens des principaux acteurs, aussi affables maintenant qu’ils devaient être muets et concentrés à l’époque.

Alors, reviennent les éternelles questions sur le rapport du cinéma à la musique, sur la  façon d’écrire un documentaire . Ici, le collage entre les archives et les entretiens s’articulent derrière une forme bien éprouvée – et très maîtrisée pour le coup – qu’il serait facile de prendre pour cible : comment avoir fait sien le chaos – si tant est que celui-ci existe, c’est une autre question -, pour revenir et tenir in fine à des formes aussi communes au moment de raconter son histoire ? Même si le film préserve une certaine confusion (pas de synthés de noms des interviewés,  pas de béquilles chronologiques,  difficile de s’y retrouver si on n’a pas quelques bases, mais eh, c’est pas mal ça, Jean-Louis* si tu nous entends…), la réponse se trouve peut-être dans le ton modeste et sans esbroufe que tiennent le film et ses acteurs durant cette heure et demi. Peut-être est-ce simplement cette naïveté et cette inconscience qui menaient aussi les groupes de la Triple Alliance à se glisser de façon clandestine dans les mêmes formes de musiques (punk rock, art rock, noise…) déjà éprouvées au moment où l’aventure commence. Au fond, c’est l’appropriation de vieux démons, l’histoire sans fin de la jeunesse qui rejoue, sans arrière-pensées et pour un plaisir non dissimulé, cette période adolescente et post adolescente, meilleure invention du XXe siècle, n’est-ce pas? Pas la peine de pousser plus loin, le plaisir du spectateur passe aussi par cette bonne giclée de pure énergie de jeunesse qui regonfle à bloc, peu importe si on aurait aimé un peu plus de piquant dans la réalisation. Pour aller plus loin, j’abordais cette question du rapport musique-documentaire la semaine dernière dans Musique Journal, dans le texte sur un film de Jean-Louis Comolli*, On ne va pas se quitter comme ça.

« Strasbourg, c’était l’Allemagne »

Si le film est peut-être moins corrosif que prévu dans sa forme, il n’épargne pas cependant son sujet à plusieurs niveaux et possède son propre appareil d’autocritique intégré qui le rend passionnant. Que ce soit la mise en danger de sa pureté, expédiée dès sa première demi-heure quand l’expérience originelle messine (on aurait tellement aimé être sous le pont de l’autoroute A31 durant ses concerts fondateurs) rencontre un versant plus arty et plus éclaté dans sa diversité (le rock’n’roll, le synthpunk, les claquettes) dans la capitale Alsacienne où certaines ne manquent pas de moquer le concours de masculinité inhérente à l’exercice du rock et de la testostérone (« l’effet meute », c’est joliment dit). C’est là aussi qu’on distingue les (non) limites de cette folie collective où chacun s’empare de sa liberté pour suivre son propre chemin. Mais c’est aussi ce qui fait la beauté d’un moulin dans lequel tout le monde entre quitte à se trouver un peu à l’étroit au fur et à mesure. D’ailleurs, la troisième partie est une suite de voyages, qui au Canada, qui à Rome, qui à Berlin, qui à Bruxelles, qui montrent le besoin d’air éprouvé par certains, tout en s’accrochant à cette croix à trois branches, comme à un totem d’accomplissement qui se plante avec bonheur (encore que la branche d’Amiens semble y voir à redire avec humour et virulence, défendant leur spécificité) à chaque étape.

« On voulait pas que ça existe »

La Grande Triple Alliance Internationale de l’Est a vécu, voire survécu, qui sait ? En tous les cas, le film en perpétue les traces et rend vie aux archives. On y entend des choses d’un point de vue musical – on fera la liste plus tard – qui donne envie de se pencher sur les généalogies incroyables qui comptent presque plus de groupes que d’individus, chacun se partageant entre des dizaines de projets, aussitôt nés, aussitôt épuisés (ou presque). Il y aurait une encyclopédie à écrire aussi : celle des meilleurs noms de groupes de tout l’étang pour rester dans cette ambiance de rires rentrés, pour ne pas se prendre au sérieux, on imagine. Cet aspect épileptique dont l’idée même de futur semble absente et qui semble dévorer les égos – c’est pas mal, ça, pas de gourou à l’horizon – est forcément l’aspect attachant de la Triple Alliance. Même si on se doute que l’idée d’étiquette (label in english) a dû faire passer de sacrées nuits blanches à quelques-uns. En être ou pas ?

« Un peu comme si on avait chopé une maladie »

Kraken (AH) aux mille tentacules, entouré d’un nuage radioactif, le monstre n’a pas eu son pareil – et on le ressent dans le film à travers ces témoignages parfois émouvants – pour questionner les amitiés musicales, les mystères de la création hybride, et cette idée qui tient en 4 segments (comme quoi) qui n’appartient à personne et à tout le monde à la fois.

« A travers la musique, on entendait l’histoire de l’autre »

En musique, quand les livres s’écrivent et que les films se réalisent, c’est que l’Histoire est en marche, que la fin est proche ou déjà actée, que le syndrome de la momification se fait sentir. En gros, ces points sont souvent finaux. C’est la loi du genre, c’est le temps qui passe. Et plutôt que laisser des gens écrire l’histoire à sa place, c’est peut-être préférable de le faire de l’intérieur quand il est encore temps. Je ne sais pas.  C’est ce que font Guillaume Marietta et Nicolas Drolc avec brio, en tous les cas. Reste la question de l’héritage qui est pourtant évidente : à l’instar de Heimat, Ventre de Biche (au sommaire du nouveau numéro de Groupie, tiens, placement produit), Maria Violenza, Noir Boy George, beaucoup sont encore en activité, y compris Marietta, lui-même auteur d’un grand disque il y a quelques années, La Passagère (pour Born Bad en 2017). On peut même s’aventurer à identifier quelques enfants illégitimes dans les Oi Boys, Hinin, Marie Klock qu’on peut affilier sans trop tirer par les cheveux, toute cette jeunesse décomplexée dans leur expression qui cherche dans la musique autre chose que le succès, la richesse, en brisant ce miroir aux alouettes. Finalement il est question d’énergie à canaliser, pour certains de génie à exprimer, pour d’autres de se (re)construire dans de nouveaux liens sociaux, dans une famille pourquoi pas, avec une avidité de rencontres et d’échanges qui passent par les instruments de musique (ou la performance, ou les fanzines). Et l’envie de faire la fête, bien sûr.  Il n’est jamais ici question de changer l’histoire, tout en assumant le chemin incroyable achevé (?) sans acrimonie.  Reste à  démêler l’écheveau de ce labyrinthe de production anarchique – des centaines d’heures d’enregistrement au final dont il reste une vingtaine de morceaux, habilement choisis, qui révèlent la force et la diversité de l’accomplissement musical de la Triple Alliance. La bande-son d’un très bon film, donc.

« J’ai appris vraiment la liberté qu’est ce que c’est »

Projections, en présence des réalisateurs
07/10 – Nancy – Le Royal Royal –  concert avec Kania Tieffer
08/10 – Metz – Cinéma le Klub + Les Trinitaires – concert avec Kania Tieffer
14/10 – Cherbourg – Le Circuit – concert avec Maria Violenza
20 et 22/10 -Lausanne – Festival Luff
26/10 – Châlons-sur-Saône – Péniche – concert avec Marietta
04/11 – Lyon – Périscope – concert avec Marietta et Delacave
08 et 13/11 -Bordeaux – Festival Musical Ecran 
20/11 – Rennes – Ombres Electriques

et sans les réalisateurs
15/12 – Paris – Station Gare des Mines

Photos : Guillaume Marietta et Andrea Forget
Illustration : Dave 2000

*Jean-Louis Comolli est un cinéaste, critique, ex rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, disparu il y a quelques mois. Dans sa série de films sur la politique à Marseille, il refusait d'identifier les intervenants de son film par des synthés. Il avait dit en substance lors d'une projection-rencontre : dans la vie, quand on rencontre quelqu'un, on ne connaît ni son nom, ni son métier, ni son âge (faisant référence à la façon dont les reportages télévisuels identifiaient les personnes interviewées avec du texte inscrit à l'image).

NDLR : Sur demande de l’auteur du texte, nous n’avons pas proposé d’hyperliens sur celui-ci.

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