Une chanson a-t-elle sauvé mon adolescence, un Running Up That Hill qui m’aurait fait émerger de l’enfance ? À vrai dire non. Quand on vivait dans une petite ville ouvrière du 71 à la fin des années 60 / début 70, l’accès à la musique était des plus réduits. Pas de magasin de disques, une radio pour toute la famille, une télé sur le tard et des vacances chez la grand-mère à 30km. Hervé Vilard hurlait que Capri, c’était fini, mais bon, Capri ne m’inspirait pas, la vague yéyé était amusante mais pas de quoi faire naître une révélation. Le refuge se trouvait dans les livres.
Il y a pourtant une chanson qui m’a marquée, même si je ne l’écoutais pas régulièrement vu que je n’avais pas le disque – ce qui la rendait d’autant plus précieuse. Je ne me rappelle pas la première fois où j’ai rencontré la Suzanne de Leonard Cohen, mais elle m’a tout de suite fascinée. Déjà la langue anglaise rendait la chanson plus mystérieuse, plus apte aux interprétations. Je ne comprenais pas toutes les paroles mais j’avais capté : And she feeds you tea and oranges that come all the way from China ; et se nourrir de thé et d’oranges qui viennent de Chine, c’était tellement plus étrange et exotique que de manger des patates et du fromage achetés au Familistère. D’ailleurs c’est peut-être de là que vient mon amour immodéré pour le thé. Un peu plus tard je me suis arrêtée sur la phrase For you’ve touched her perfect body with your mind, qui m’a paru être le comble du raffinement autant que de l’érotisme.
Et il y avait cette atmosphère mélancolique, ce chant qui coulait comme une rivière perdue vers des rivages lointains, tout ce qui peut développer l’imaginaire adolescent. Désolée Hervé, mais Capri, c’était vraiment fini.
Une dizaine d’années plus tard allait arriver le vrai gros choc musical mais ça, c’est une autre histoire.
