Cat Power Sings Dylan: The 1966 Royal Albert Hall (Domino)

Dès les premières secondes de l’une des chansons les plus chéries, une autre voix, la même voix pourtant, les mêmes accords, la même évidence, et tous les fils sont tirés, on aperçoit la trame, on la voit, on ne voit qu’elle, rien d’autre que ce moment, une chanson. On ne se demande rien, on ne fait pas mine d’être surpris·e : c’est tellement là.

Elle porte une bague égyptienne, qui brille avant qu’elle ne parle.

Faut-il encore rappeler ce que le Free Trade Hall/Royal Albert Hall Concert 1966 de Bob Dylan constitue pour quiconque écrit, chante, écoute une chanson ? Un condensé éthique plus qu’un exploit, que l’on peut éviter, ignorer – malheureusement ! –, ou connaître de mille autres manières, mais où tout ce qui est décor est montré comme tel car laissé de côté, ignoré, abandonné – la clé d’une libération complète des esgourdes et de qui les porte. Pour aller vite, souvent et comme ces derniers jours, je synthétise en Les Tables de la Loi, car c’est de cela dont il s’agit, une éthique, un guide, un soutien. Et donc dans les messages de ces derniers jours, qui ont dessiné des cercles concentriques parfois, des jetées en stolons, des formations inclassables sinon végétales, ce qui nous lie de façon visible et invisible – nos coïncidences –, ce qui semblait ne pas devoir être un événement – un disque de reprise de l’album d’un seul artiste par une seule artiste – est devenu la nouvelle de l’apparition d’un invraisemblable joyau, dont les premières secondes donnent la teneur, les suivantes la profondeur.
You’d better spit out your gun.

Cat Power / Photo : Inez & Vinoodh
Cat Power / Photo : Inez & Vinoodh

Cat Power a repris en concert l’intégralité des Tables de la Loi, et en a fait un disque dont la beauté s’établit de façon aussi immédiate, nécessaire, sans passé ni futur, sans nostalgie donc – ce qui était précisément l’objet de Dylan en 1966, et qui lui valut foudres, insultes et slow-clapping : pas tant le passage à l’électricité, ou une hypothétique modernité, mais jeter à bas un décor dont il était le héros, pour voir et donner à voir l’os des choses, ce qu’il y a de plus qu’un sac de peau et de mots – des chansons au-delà du folk – dans le set acoustique – pas de héros, donc, et lui moins que tout autre – avant de poursuivre avec l’histoire entière du monde dans chaque seconde – le set électrique accompagné par les Hawks, The Band à venir, au visage d’avant même leur naissance déjà marqué par toutes les notes de toutes les musiques d’un continent, couleurs fondues et mêlées, contemplées, respectées – ça ne durera pas toujours.

Contexte et circonstances de cette tournée de 1966, du bootleg à l’intitulé erroné, et finalement de la première publication officielle (1), ont donné lieu à une littérature abondante, souvent ronflante, parfois bouleversante, sur laquelle nous ne reviendrons pas. Car le présent disque, en un souffle sans début ni fin, annule tout ce que les commentaires accumulent et donne ce qu’ils manquent : entendre la présence. Ce que Chan Marshall connaît, ce qu’elle a pratiqué, malgré des décors devenus tout aussi encombrants, les fans d’indie nineties, comme on dit, n’étant ni plus ni moins conservateurs que les gardiens du temple folk des années 1960, jusqu’aux réflexes identiques – ranger, pour se rassurer, la frayeur en mouvement restreint. On se souvient de l’avoir découverte sur une scène d’abord seule, après un concert atomique des Papas Fritas, noyée dans les causeries alcoolisées des gens qui vont voir trop de concerts pour supporter de se taire, de l’avoir retrouvée avec un groupe indie médiocre, bourrée au point d’écraser des clopes pieds nus, ce qui faisait des souvenirs aux gens qui en ont besoin, puis conspuée par ses adorateur·ices passé·es parce qu’elle ne voulait pas baigner dans le formol de sa première façon – The Greatest, pourtant exemplaire soul a-contemporaine et pas chiante –, etc. Et de l’avoir admirée éperdu encore l’an passé, chant pétri d’effets, parce que les trente dernières années ont eu lieu et que c’est donc permis, et simplement parce qu’elle chantait, à ce moment, mieux que personne, des chansons parfaites avec un groupe parfait.

Et on se souviendra donc de l’avoir découverte une nouvelle fois avec la captation d’un live reprenant un live – rendant le set acoustique et le set électrique avec d’infimes variations sans signification à débusquer, sans appréciation à émettre, un son autre, évidemment, et pourtant parfait, comme son groupe – et de s’être rappelé le choix par Todd Haynes de Cate Blanchett (entre autres) pour incarner le Dylan de 1966 dans I’m Not There, je ne suis pas là où vous le pensez, pas là où vous le voulez et en l’occurrence, nettement queer, loin de tout héroïsme, de tout archétype dont on veut par réflexe affubler. Chan Marshall est encore à un autre endroit, qui ne correspond à aucun espoir, aucune projection, aucun rangement, un endroit indescriptible mais qu’il est possible d’écouter pour, enfin, s’y trouver.


Cat Power Sings Dylan: The 1966 Royal Albert Hall est sorti chez Domino.

(1) Comme premier épisode thématique des Bootleg Series (série en cours), le Vol. 4 (après un premier coffret fourre-tout).

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