Stranger Teens #25 : « Talking in Your Sleep » par The Romantics

Tout l’été, les morceaux qui ont sauvé notre adolescence.

Nous l’attendions toute l’année. La petite fête foraine qui, pour une dizaine de jours, prenait ses quartiers chaque été au bout de la rue, sur le terrain de football où Guzella avait mis un contrat sur ma tête le jour où j’avais crucifié mon équipe avec une splendide lucarne contre mon camp, ressemblait à une version améliorée de la vie qui était la mienne à bientôt 14 ans. Tout y était plus bruyant, plus coloré, plus sucré, et les pommes d’amour que nous partagions lorsque, ivres de vitesse et de danger, il restait à l’un d’entre nous assez de monnaie pour en offrir une au groupe, suffisaient à nous faire oublier que la rentrée des classes était toute proche. Ce jour-là, nous nous étions donc mis d’accord, dans l’après-midi suffocant de la fin août, pour « aller faire un tour à la vogue », bien décidés à changer en frissons nos dernières économies estivales dans le manège flambant neuf qui, en l’espace d’une journée, avait littéralement pris forme sous nos yeux : des autos tamponneuses. C’était le préféré des petits bourges frimeurs qui habitaient de l’autre côté de la nationale, mais aussi des proto-bandits en survêt’ Sergio Tachini de la cité HLM où j’avais moi-même grandi, à l’entrée est du village, qui débarquaient en nuées pétaradantes sur leurs 103 SP trafiquées. Et il y avait toujours, sur le rectangle de métal où dansaient les véhicules pailletés, un as du pilotage dont la maîtrise du demi-tour aimantait les regards des filles qui suçaient des Mr. Freeze au bord de la piste, mais nous étions sur nos terres. Équipés de nos vélos écorchés, que chaque déplacement était un prétexte à enfourcher, même à quelques dizaines de mètres de nos maisons, nous nous sentions aussi invincibles que les cavaliers d’Attila.

Les hauts parleurs qui équipaient chaque attraction diffusaient tous de la musique, pour l’essentiel des trucs qui tournaient en boucle sur la jeune bande FM, et l’ensemble formait au-dessus du terrain de football un halo sonore qui donnait aux lieux des airs de cité fabuleuse d’où s’échappaient, par intermittence, des cris de frayeur et de plaisir mêlés.

The Romantics
The Romantics

C’est en approchant de notre Sodome miniature, les poings serrés dans les poches, qu’une pulsation a saisi tout mon corps. Plus lourde et saturée d’électricité que tout ce que j’avais pu entendre avant. Plus dangereuse que le skiffle des Beatles et plus sauvage que le rétrofuturisme sophistiqué des Buggles qui, trois ans plus tôt, m’avait pourtant propulsé dans une nouvelle dimension. When you close your eyes and you go to sleep : le hit qu’avaient décroché les Romantics l’hiver précédent, jusque-là obscur groupe de rock originaire de Detroit, menaçait de faire exploser les énormes enceintes suspendues au-dessus de la caisse des autos tamponneuses à chaque coup de caisse claire tant le volume était scandaleusement élevé. Moite de reverb, propulsée par une basse énorme à laquelle répondait une guitare aigrelette, la chanson m’évoquait un peu Walking on The Moon et Wrapped Around Your Finger de Police, mais Jimmy Marinos, le batteur du groupe, n’était manifestement pas le poète des fûts qu’était Stuart Copeland : sa rythmique était usinée comme un V8 « big block » en fonte et, bien qu’en sourdait cette mélancolie qui vous accable lorsque vous refaites surface dans le grand bassin de la piscine après un saut du plus haut plongeoir et constatez que votre monde n’a pas changé, la chanson carburait à la testostérone. Surtout, alors que nous gagnions de la piste en rangs serrés, scannant mentalement le microcosme qui s’y toisait et s’y invectivait déjà crânement sous les étincelles que produisait au plafond grillagé le frottement des longues tiges d’alimentation qui fournissaient du courant aux voitures, elle me donnait une irrépressible envie de bomber le torse et de lever la tête. C’était la première fois que la musique avait cet effet sur moi, que la sous-couche de l’humanité dans laquelle je n’avais que trop conscience d’être pris au piège et à laquelle, de l’autre côté de l’océan, avaient aussi appartenu ces gars, je le savais d’instinct, me semblait être en mesure de crever la surface glacée et imperméable du monde.

Quelques tours de manège plus tard, Manu, Guy, Fred, François et moi-même décidions que c’en était assez. Fauchés, nous étions contraints de quitter le champ de bataille, toujours au son de Talking in Your Sleep, la tête haute mais à pied : nos vélos, que nous avions laissés dans l’herbe au pied des poteaux de buts du terrain de football, avaient tous disparu.


Talking in Your Sleep par The Romantics est sorti en septembre 1983 sur le label Legacy Recordings.

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