Stranger Teens #24 : « Rich » par Lloyd Cole & The Commotions

Tout l’été, les morceaux qui ont sauvé notre adolescence.

Septembre 1985, bientôt treize ans. C’est la dernière rentrée au collège et il n’y aucune raison qu’elle diffère des trois précédentes. Les moellons centenaires du gigantesque bâtiment qui s’étend jusqu’au lycée sont semblables aux cellules de la paroi d’un gigantesque utérus. Ma mère ne se contente pas d’enseigner au sein de cette vénérable institution : elle l’incarne. Fils de, je demeure voué à prolonger l’excellence scolaire, attendue comme une simple évidence, dans cet environnement où la vigilance panoptique s’exerce à tous les instants. Mon meilleur ami – le seul en réalité – est le fils d’une ancienne élève idolâtre. Tous mes professeurs me connaissent avant même de me rencontrer et relaient mes succès – l’échec n’a jamais été une option envisageable – à l’autorité familiale omniprésente avant même que j’en sois informé. D’adolescence, il n’est pas vraiment question : difficile de se rencontrer soi-même, ou de se risquer à l’opposition dans le confort contraignant de la bulle étanche. Dans l’univers de mon Truman Show, la musique a déjà pris une importance considérable. Mais c’est, pour l’essentiel, une musique d’un autre temps. Elle participe d’une vie en dehors de l’époque, loin du monde des pairs et de toutes les fonctionnalités sociales qui sont communément associées aux tubes qui se jouent collectivement pour accompagner les danses ou les flirts. Les chansons qui rythment mes routines quotidiennes sont alors celles qui m’ont été léguées – par les parents, et l’une de mes grandes sœurs surtout. Les Beatles une ou deux heures par jour, tous les jours pendant les trois premières années du Secondaire. Et puis quelques compléments un poil plus distinctifs – les Stones, les Who, Jefferson Airplane – mais tout aussi vétustes et à côté de toutes les plaques contemporaines de mes congénères normaux.

De temps en temps, il y a bien eu quelques prémisses d’un autre goût, qui rapproche des autres – et pas des adultes – plutôt que d’en éloigner. Quelques tocades encore infantiles ou quelques succès rescapés de l’air du temps et saisis à la volée, en marge de l’approbation parentale. Mais c’est surtout parce qu’ils ressemblaient un peu à des comptines. Gaby Oh ! Gaby de Bashung, essoré à l’envi pendant une classe verte en CM1 –  » Je peux pas dormir, je fais que des conneries. «  : quel hymne pour un dortoir de colo ! Banana Split de Lio, rejoué sept ou huit fois par jour à l’été 1980 sur le mange disque trimballé jusqu’à la maison de vacances. Une écoute frénétique et un peu risquée – Télérama n’en a pas écrit du bien – mais sans la moindre trace de provocation adolescente. Je n’y entends rien d’autre qu’une tentative pour exalter les vertus de ma coupe de glace préférée, celle que mon autre grande sœur m’emmène parfois partager au centre commercial de Bagneux, sur la Nationale 20. Dans l’époque, certes, mais totalement à côté du double sens : la fellation ne figure pas au menu de la cafétéria Casino et ne présente donc absolument aucun intérêt à mes yeux presque innocents.

Septembre 1985, donc. Quelques semaines encore avant une première esquisse d’évasion. Comme Dantès au château d’If, je vais devenir un peu plus libre – presque cool pour la première fois – en prenant la place d’un mort. Pendant les premiers mois de l’année scolaire de troisième, un quatuor s’est peu à peu formé. Deux filles – des redoublantes gothiques qui ont même réussi à conserver une photo souvenir de leur rencontre avec Robert Smith au festival de Nyon, l’été précédent. Deux garçons qui portent le même prénom – Thomas. Je gravite en marge. Pluto ou Pluton, un peu des deux : un bon chienchien ou une quasi-planète à l’orbite timidement éloignée. Entre les cours, la culture est encore, heureusement pour moi, une valeur d’échange. Ils connaissent mieux la musique mais j’ai quelques atouts à faire valoir côté littérature et bande-dessinée. Je troque Mishima et l’intégrale de Tardi contre quelques conseils vestimentaires – le noir, évidemment – et capillaires – la brosse courte plutôt que le bol. Par fascination mimétique et dévouée, je m’efforce d’adhérer à Joy Division ou Cocteau Twins. Mais la marche est encore un peu haute. Quant à Cure, le secret est déjà trop largement galvaudé.

C’est le plus grand des deux Thomas qui apporte le premier Easy Pieces, le deuxième album de Lloyd Cole And The Commotions, avant les vacances de Noël. En une semaine, le disque a circulé de mains en mains, dûment copié sur cassette. Le premier titre n’est sans doute pas le meilleur – ni de l’album, moins encore de son auteur – mais c’est le premier et le choc en résonne encore. Pour la toute première fois, comme chantait l’autre à peu près au même moment, mes goûts trop vieux de gamin trop jeune ne sont plus un obstacle mais un atout. Cette musique a un passé et des références : je les entends et les autres aussi. L’ironie littéraire, les inflexions de la voix – tout à coup, il n’est plus ridicule de parvenir à identifier Lou Reed ou Elvis – et même des clins d’œil que je m’autorise à détecter, à signaler même sans craindre de m’exposer. Oui, quand Lloyd Cole chante Baby you’re a rich man à la fin du morceau, il reprend le titre de la face B de All You Need Is Love, 1967 celle qu’on retrouve aussi sur Magical Mystery Tour, 1967 et confère ainsi un peu de sa grâce à ma beatlemania d’inadapté. Il y a une petite dose de venin et pas mal de mélancolie nichées au cœur de cette mélodie flamboyante : d’instinct, je devine que ce mélange curieux sera le mien pour les années à venir. Comme si la joie de la découverte et des engouements juvéniles devait demeurer teintée d’une tristesse poisseuse.

Lloyd Cole & The Commotions
Lloyd Cole & The Commotions

Quelques semaines passent – le temps de se familiariser avec le reste de l’album – et l’intuition se confirme. Dramatiquement. En janvier 1986, Thomas meurt. Celui qui nous avait fait aimé Lloyd Cole et qui portait des cols roulés sombres pour mieux lui ressembler. C’est brutal, inexplicable – un AVC nocturne, c’est tout – et le reste de l’année s’écoule à écluser le deuil. La nature adolescente a horreur du vide et je prends peu à peu le point d’angle qu’il occupait au sein du carré préalablement formé. Nous nous efforçons de nous divertir un moment – toujours autour de la musique et des livres. Pour le 10 février, j’ai hérité de la place qu’il avait prise pour le concert de l’Olympia. C’est le Thomas survivant qui m’y accompagne pour ma première autorisation de sortie nocturne et parisienne sans supervision familiale. Je n’ai conservé presque aucun souvenir de la performance de Del Amitri en première partie – jamais écouté avant, jamais depuis. En revanche, installé au premier balcon sur la gauche de la scène, j’entends résonner, avec une intensité qui garantit la pérennité de la mémoire, l’entrée sur scène des Commotions et les premiers rythmes tonitruants de Rich, balancé plein pot en ouverture.  » Freine un peu Stephen Irvine : on n’est pas chez Van Halen !  » s’était même risqué à commenter, le mois suivant, l’auteur du compte-rendu du concert dans Rock & Folk, sans doute moins sensible que moi au charme débraillé de cette performance. La tragédie du deuil et l’euphorie de la découverte : pour les heures qui ont suivi et pour très longtemps, c’est sous ce double signe de l’ambivalence que se sont engagées mes plus grandes passions musicales.


Rich par Lloyd Cole & The Commotions est sorti en 1985 chez Polydor.

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