Stranger Teens #26 : « Why Does It Hurt When I Pee » par Frank Zappa

Tout l’été, les morceaux qui ont sauvé notre adolescence.

Il y a beaucoup de chansons qui ont marqué mon adolescence. J’ai beaucoup hésité à écrire notamment sur In A Manner Of Speaking, la reprise de Tuxedomoon par Nouvelle Vague, puis sur Lola de Noir Désir, puis sur The Guns of Brixton de The Clash, et puis sur des choses moins avouables ; par exemple, j’avais écouté en boucle Les Hommes Que J’Aime de La Rue Kétanou parce qu’une fille dont j’étais amoureux m’avait dit que cette chanson comptait beaucoup pour elle, ou Absolution de Muse, parce qu’une autre fille dont j’étais aussi amoureux m’avait fait écouter sur son Discman une compile du groupe que son copain lui avait préparée (j’étais censé garder secret le fait qu’elle l’avait partagée avec moi, une transgression qui m’avait fait battre le cœur). Puis sur toutes les choses que l’on écoute par mimétisme, sans questionner – c’est pour ça que je connais encore les paroles de deux albums de Tryo par cœur, et que je m’en souviendrai probablement, de ce poison, quand, rongé par Alzheimer, je peinerai à me souvenir du prénom de mes petits enfants. Mais Joe’s Garage et Why Does It Hurt When I Pee – la chanson la plus con de l’album, qui en compte pourtant beaucoup – est le seul disque que j’aime toujours autant, et peut-être toujours pour les mêmes raisons.

Frank Zappa
Frank Zappa

C’est mon père qui m’avait parlé de Frank Zappa pour la première fois. Il se rendait bien compte que je commençais à écumer les médiathèques. Il m’avait dit avec un sourire en coin : “Et Frank Zappa, tu connais pas ça, hein, Frank Zappa ?” Effectivement, je n’en avais jamais entendu parler. Je ne sais pas pourquoi il me l’a suggéré, il n’en avait aucun album, et je ne sais pas s’il a jamais écouté, ni avant ni après. Ça ne l’a pas empêché de m’offrir, pour un anniversaire, le DVD de The Dub Room Special, qui est l’une des pires introductions – surtout qu’il n’y avait pas de sous-titres et mon anglais était insuffisant pour suivre. Je pense surtout que pour lui, Frank Zappa, avec sa moustache et ses cheveux longs, était un modèle esthétique de ce qu’il avait été à vingt ans – preuve photographique à l’appui. Cela dit, ce qui m’a fait basculer, c’est le conseil avisé d’une personne que j’écoutais – l’oncle de mon meilleur ami, Stéphane (l’oncle, pas l’ami). On connaît l’importance de ces mentors dans ces années formatrices, une figure plus âgée sans être parentale ou professorale, qui, d’une manière ou d’une autre, soulève le voile et donne l’aperçu de l’autre monde, celui où la culture est plus enivrante, plus personnelle – ce qu’on pense être le monde adulte. Stéphane était musicien, ce qui n’est pas un métier comme un autre, surtout lorsqu’on a pas de succès. Il avait 33 ans quand nous en avions 16, et il savait. Il avait fait, pour son neveu, quelques compiles, sur cassette. Je m’en rappelle d’une avec un florilège de la discographie de Noir Désir, une autre où il y avait Golden Brown de The Stranglers. Lors d’une de ses visites chez mon ami (j’étais toujours chez lui, et vice-versa), il y avait amené un exemplaire de la RPM – je n’y comprenais rien, bien trop pointu – et un CD du Beau Bizarre de Christophe – un autre porteur de moustache.
– C’est bien, ça?
– Ah ouais, c’est beau. Mais c’est un peu bizarre. Il faut s’y préparer.
– Et tu connais Frank Zappa ?
– Ah ben ouais, je suis très fan. Mais y’a vraiment plein d’albums.
– Mon père m’a offert The Dub Room Special.
Il se marre.
– Comme première introduction ? Il connait un peu ?
– Ben, je crois pas. Tu commencerais par quoi ?
– Peut-être Hot Rats.

Et j’avais emprunté, la semaine suivante, Waka/Jawaka à la médiathèque de Tarbes, parce qu’il y avait marqué Hot Rats sur la pochette. On est pas malin quand on est petit – mais depuis ce temps-là, je préfère cet album au véritable Hot Rats. Quelques temps plus tard, Stéphane se ramène avec un numéro du magazine Muziq – daté janvier 2006, Zappa en couv’, une double-page avec un top 10 de sa discographie pléthorique. Commenté en direct par Tonton :
We’re Only In It For the Money, super, Uncle Meat, super, Hot Rats, incroyable, ah, The Grand Wazoo, probablement mon préféré, effectivement, Roxy & Elsewhere, très bien, ouais, One Size Fits All, incroyable, In New York, OK, mais pour un top 10 ? Sheik Yerbouti, super, You Are What You Is, là je comprends vraiment pas, quel ratage cet album, The Yellow Shark, très très bien, mais c’est difficile d’accès…
Puis il pointe, en dessous, dans une section additionnelle de 10 albums de plus.
– Ah bah voilà ce qui aurait dû être à la place de You Are What You Is. Joe’s Garage. Ça c’est un chef d’œuvre. En fait, mes deux préférés, c’est The Grand Wazoo et Joe’s Garage.

Même seize ans plus tard, la précision du conseil reste très claire. La semaine suivante, je claquais 17 euros – une fortune – à feue la librairie/disquaire Lhéris à Tabres et repartais avec le double CD – Joe’s Garage, Acts I, II & III, que je passais une semaine à écouter en boucle, un effort qui a aussi sauvé mon bac blanc d’anglais – alors que mes notes battaient de l’aile, le déchiffrage systématique du livret ont largement contribué à mon 18/20, bien sûr, en ne régurgitant que le vocabulaire politiquement correct.

Pour faire court, Joe’s Garage est une parodie d’opéra rock ; et Why Does It Hurt When I Pee, dans l’histoire, arrive car Joe, leader d’un groupe de musique clandestin (la musique étant interdite par un gouvernement totalitaire), se lamente de s’être fait refiler une chaude pisse par Lucille, employée de fast-food. Une chanson spéciale, d’abord parce qu’elle est super marrante. Elle parle de faire pipi, je l’ai faite écouter à mon fils de sept ans ce matin, il était mort de rire. Les paroles sont très cons, magnifiées par les arrangements pompiers et le drame vaudevillesque de la voix d’Ike Willis, qui hurle avoir les couilles comme des maracas, c’est objectivement hilarant. Et à seize ans, je me disais “Haha, en fait il a chopé la chtouille” parce que secrètement, j’étais fier d’avoir compris, parce que c’était le monde du SEXE.

Bien sûr, je ne connaissais pas la chtouille par expérience personnelle. Il me faudrait encore un an pour me déniaiser, puis deux autres années sèches de quasi-virginité pour que je puisse même caresser le risque de l’attraper. Mais j’avais entendu parler des maladies honteuses chez Brassens dès ma plus tendre enfance, et de la chtouille en particulier dans la BD Donjon de Joann Sfar et Lewis Trondheim. Somme toute, je n’étais pas le dernier des idiots, enfin, parler de sexe et pouffer, tous les ados du monde l’ont fait. Le sexe au ton humoristique, je l’entrapercevais en douce depuis longtemps dans les Fluide Glacial que recevaient mes parents ; mais ce sexe-là me semblait pas pareil. Il n’était pas chargé de la même sulfure, trop franchouillard, son interdit s’était un peu émoussé. Celui de Frank Zappa était dans les rails de ce que je pensais être le bon goût, tout en étant suprêmement drôle – ce qui désarmorcait pas mal la gêne. Ce que je veux dire, c’est aussi que je savais déjà qu’il fallait absolument rire de tout. Je me suis bâti à travers la parodie. Petit, je pensais que les Beatles s’appelaient les Beadochons, que Let It Be se chantait Les P’tites Bites. Juste parce que mes parents possédaient l’album parodique 4 Beadochons Dans Le Vent et n’avaient aucun des originaux. Mon éducation politique, pareil, à travers les dessins de Charlie Hebdo et du Canard Enchaîné que recevaient mes parents. Maintenant que j’y pense, même mon introduction à l’érotisme s’est faite par la parodie – j’avais trouvé le DVD de Beneath The Valley of the Ultra-Vixens de Russ Meyer dans un carton du grenier. Ce qu’il faisait là – c’est une question que je n’ai jamais osé poser (Papa, si tu me lis…). Ado, puis adulte, j’ironisais beaucoup quand j’étais mal à l’aise, puis je me foutais de la gueule de ce que je n’aimais pas. Plus tard, en thérapie, on découvre que c’est un mécanisme de défense – le plus efficace, même. Zappa, c’était aussi ça – surtout Joe’s Garage. C’était parler du sexe en s’en moquant, c’était évoquer des pratiques taboues en soulignant l’hypocrisie des moralistes – mais c’était aussi s’éviter de se confronter aux sujets encore plus tabous (car plus intimes, ou plus douloureux) – son machisme, la culture du viol, l’homophobie – parce que c’était juste pour déconner. Sur la forme, je me suis rendu compte, bien plus tard, qu’il parodiait sur ce morceau le rock de stade de Queen (j’ai découvert Sheer Heart Attack le mois dernier, dans un moment d’égarement). Mais c’est la beauté du personnage Zappa, cet homme en fait très sérieux et très discipliné, au sens esthétique si rigoureux – plus de problème de plaisirs coupables, parce que c’était pour rire ! Et c’est pour aussi ça que c’est le seul guitar-hero que je puisse supporter – parce qu’il évacuait, par la parodie, le ridicule intrinsèque de l’exercice. Le vrai génie sous la multiplicité des lectures et l’ambiguïté du discours. Comme chez, pêle-mêle, Momus, Ariel Pink, Lawrence-de-Felt. Car, comme l’a dit ce dernier, au sujet du novelty rock : “C’est rigolo… mais c’est sérieux.” De façon très pratique, d’abord, parce que j’ai compris qu’il fallait toujours prendre certaines précautions, et se faire dépister, parfois. Puis philosophique, ensuite, parce que sous ses dehors potaches, Joe’s Garage, est une œuvre profondément anti-fasciste, tout en esquivant un autre moralisme par une dernière pirouette satirique : le discours philosophique approximatif. J’ai souvent recopié dans les marges de mes cours, cette longue citation qui apparaît plus loin sur l’album: “Information is not knowledge. Knowledge is not wisdom. Wisdom is not truth. Truth is not beauty. Beauty is not love. Love is not music. Music is THE BEST.” Diatribe très fumeuse – je sais que Frank le savait, mais qu’il savait aussi que pour un adolescent, ce serait le paradigme de la profondeur de pensée. Qui, somme toute, n’est pas si loin du compte : même si je comprends pourquoi la citation avait fait sourire mon prof de philo, je pense toujours que la musique est la meilleure des choses.


Why Does It Hurt When I Pee par Frank Zappa est sortie sur l’album Joe’s Garage, paru le 17 novembre 1979 sur le label CBS.

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