Stranger Teens #37 : « Colori » par Luca Carboni

Tout l’été, les morceaux qui ont sauvé notre adolescence.

En 1998, j’avais dix ans, je n’étais alors pas encore un adolescent, même si pour moi l’enfance s’achevait au moment où l’âge atteignait les deux chiffres ; en 1998, je n’étais donc plus un enfant. Fin de juillet à Turin, je troquai l’écrasant soleil matinal contre l’air conditionné d’une grande surface ; c’était hier, nous étions à des siècles-lumières du streaming : pour écouter un disque, il n’y avait pas trente-six mille solutions, il fallait l’avoir. On pouvait cela dit le goûter au casque : rayon « musique » de la surface, à deux pas d’une dégustation de Limoncello, je pressai le bouton play de Carovana (Caravane) et c’était parti.

NDLR : Alors que nous avions bien entamé les participations d’invités à cette série, nous revenons aujourd’hui exceptionnellement à l’un de nos contributeurs, échappé tout l’été dans son Italie natale.

Je naissais adolescent. Avec un regard critique ou lucide (à moins qu’il ne faille dire « adulte » ?), disons que Carovana est homogène mais bancal, timide et impudique, en tout cas, dès La Casa, habité par Luca : voix, synthétiseurs, écriture, composition, réalisation, production, j’aime quand on ressent la vision totale de l’artiste, y compris dans ses limites, ses imperfections*. Mais ici j’aimais le reste aussi, du minimalisme faussement monochrome des chansons à l’arrivée quasi toutes joliment recroquevillées sur elles-mêmes jusqu’au dessin du livret (signé Luca, bien sûr) avec une plage déserte hormis un radiateur, un tapis ou un ordinateur et au centre, sur la pochette, deux êtres étranges dévêtus** ; glabres, chauves, ils sont presque identiques ; plus que des âmes-sœurs, des corps-frères. Ces motifs constituent des pistes sur le contenu du disque donc sur Colori : élaboré à la maison sur computer, il s’agit d’une plage privée où l’on est seul à deux, c’est la musique technologique des petits espaces où l’horizon s’étend à perte de vue, l’harmonie d’une chambre à ciel bleu ouvert. Et au niveau des paroles, c’est de l’hermétisme à l’envers, elles sont parfois si faciles à comprendre que personne n’y comprend rien, à part qui les aime. C’est qu’il faut les ressentir. Dans Macedonia Polare par exemple, le « citron jaune comme le soleil » évoque, plus que la couleur, la forme, non du citron en tant que tel mais de la rondelle, qui ressemble en effet au soleil. Avec sa base lourde horizontale et ses chœurs digitaux, sans crescendo ni envolées lyriques, Colori est un tableau sensoriel où naturel et charnel ne font qu’un : « Quelles belles couleurs/Tes ongles et tes yeux/Avec le rouge du soir » ; « Et combien de choses je sens avec mes mains ? Le sable, ton sein » ; « Terre mouillée/Vernis/Café/De menthe et griotte » ; « Combien de saveurs de pèches et de citron/ Ta peau avec le sel ». Pas un tube de latin lover : un morceau où se lover.

Luca Carboni
Luca Carboni

Hors du temps, Carovana est sorti en pleine ère alt-rock et britalopop, entre Hai Paura del buio ? d’Afterhours*** (1997) et …squérez? de Lùnapop (1999), mais c’était sans le chercher ce que je voulais écouter à cet instant précis, à peu près heureux comme quand on l’est de tomber sur une voix qui nous parle en traduisant l’ineffable en mélodies. Enfant, je copiais pour moi-même sur cassette audio aussi bien des disques maison que des hits FM, comme pour me les approprier en les scellant après dans mon walkman, coffre-fort de pépites qui n’ont de valeur que les émotions fortes qu’elles suscitent, et j’avais déjà croisé Luca à la radio, je détenais dans le petit appareil portatif ses Fragole buone buone qui ne parlaient pas de fruits rouges mais d’overdose pour cause de « fraises » mal coupées au citron ; seulement, à partir de ce jour-là, il est devenu pour moi une liqueur, une drogue pure et dure, de la progressive quête de ses disques jusqu’à la phrase « Vorrei essere un angelo per poterti accompagnare ****» tatouée sur le dos de mon classeur au Tipp-Ex histoire qu’elle ne s’efface jamais. Des tubes intimes, du genre de ceux que si tu les partages tu exhibes un bout d’âme. Un rapport d’autant plus personnel que dans mon collège-lycée, à Paris ou ailleurs en France, qui l’écoutait ? Personne hormis une amie et un ami comme moi d’origine italienne ainsi que ma ragazza à qui j’avais gravé sur CD un best-of subjectif, nous étions à des millénaires-lumières des playlists. Dolcissimo Luca. Ton timbre nicotiné dans mes écouteurs me bouchait les oreilles du monde. Colori, fragment de refrain : « Je voudrais savoir/Ce que tu vois vraiment ». Un soleil acide qui ressemble à une rondelle de citron ? Non : une étoile de mon adolescence.


Colori par Luca Carboni est sorti en 1998 sur l’album Carovana, paru sur le label BMG.
* À signaler tout de même, la présence à la basse d'Ignazio Orlando du grand groupe punk italien CCCP.

** On peut y voir ce qu'on veut mais la réalité est nettement plus autobiographique : il s'agit bien d'une femme enceinte et d'un homme qui étreint son ventre : dès le premier morceau « La casa » Luca Carboni dit notamment « un fils est déjà en moi », allusion directe au fait qu'il va être papa. Sinon ça s'arrête là : s'il on fait bien sûr abstraction des réseaux sociaux, on ne sait quasiment rien à propos de la vie privée du Bolognais.

*** Au passage, sur la réédition du disque Hai paura del buio ? sortie en 2014, écouter« Pelle » où Mark Lanegan, qui nous a quitté le 22 févier dernier, vocalise en italien.

**** « Je voudrais être un ange pour pouvoir t'accompagner », morceau « Persone silenziose » sur le disque du même nom sorti en 1989.

Rosario Ligammari est l’auteur d’un livre consacré à la pop italienne : Buongiorno Pop, paru récemment chez Le Mot Et Le Reste.

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