Bonnes feuilles : Rosario Ligammari, “Buongiorno Pop” (Le Mot Et Le Reste)

Lucio Battisti
Lucio Battisti

Pas la peine de tourner autour du pot, je ne connais pas grand-chose à la pop italienne. Un single par ci, un album par-là, Litfiba grâce aux années new-wave (et tenez, penser à réécouter Istanbul ce matin même), Lucio Battisti grâce à Fabio Viscogliosi, les tubes des années adolescentes (Sarà Perché Ti Amo, Ma Quale Idea), les abonnés aux succès (Umberto Tozzi, Eros Ramazzotti, Zucchero), les quelques mots de Lio dans Week-End À Rome, Battiato grâce à Phœnix et puis le tour n’est pas loin d’être joué – en trichant, j’ajouterais bien Paninaro des Pet Shop Boys.

Pas la peine de tourner autour du pot, je connais (un peu) le parcours de l’auteur de ce livre didactique, encyclopédie subjective d’une certaine idée de la pop transalpine écrite à grands renforts de faits, d’anecdotes et beaucoup de savoir. Paris, la fin des années 1990. Une adresse, le 8 Boulevard de Ménilmontant ; une rédaction, celle de la RPM ; une rue adjacente, la rue Pierre Bayle ; un petit restaurant, qui deviendra un tout petit peu plus grand, un patron barbu aux faux airs de Nanni Moretti et à l’accent ensoleillé derrière les fourneaux, fan du Boss, de l’Inter de Milan, de vins siciliens. Là, autour de tables drapées de nappes le plus souvent à carreaux, il y a eu pendant cinq ou six ans des discussions à bâtons rompues lors de déjeuners qui parfois basculaient sur des dîners, des discussions qui n’allaient pas changer le monde, mais quand même, souvent un peu le nôtre. Certains jours, dans ce restaurant devenu cantine, un gamin venait saluer son père – oui, l’homme derrière les fourneaux – avant de retourner à l’école ou en en sortant. Le gamin a grandi, s’est entiché de rap français – la rédaction lui donnait alors avec plaisir les CD qui trouvaient grâce à ses oreilles –, écoutait parfois je crois les discussions de ces adultes qui ne l’étaient pas vraiment et se disputaient au sujet du « meilleur album de l’Univers du début de la semaine » ou quelque chose dans ce goût-là. Et un mois de février, le gamin est venu passer quatre jours au sein de ladite rédaction pour son stage de 3e… Ensuite, la RPM a déménagé, la cantine est devenue moins cantine et moi, j’ai excellé dans l’une de mes grandes spécialités : perdre de vue des gens vraiment bien.

Comme dans un film français des années 1970, les années ont passé. Et des années plus tard, le gamin un peu timide devenu jeune homme élégant a demandé à écrire pour la RPM sur l’un de ses sujets de prédilection, la musique – mais il ne s’agissait plus de rap français. Il a aussi écrit pour des webzines tout en traduisant des ouvrages d’italien en français – je crois. Aujourd’hui, donc, Rosario Ligammari publie chez Le Mot Et Le Reste ce livre qui allie au moins deux de ses passions : l’Italie et la musique pop, dans un des sens le plus large du terme. Je ne connais presque aucun des disques qu’il présente dans ces pages. Mais, dans un des carnets que je commence sans jamais les terminer, j’ai déjà noté avec soin des dizaines de noms et de titres de chansons. Parce que les mots de Rosario m’ont donné l’envie irrésistible d’en savoir plus, ce qui me fait dire ce matin, entre deux tasses de café, qu’il a réussi son pari : sans même avoir foulé la pelouse de Giuseppe-Meazza, il est devenu un passeur décisif .


Bonnes feuilles : Rosario Ligammari, “Buongiorno Pop” (Le Mot Et Le Reste)

Milva – Dedicato a Milva da Ennio Morricone – Dischi Ricordi (1972)

Maria Ilva Biocalti alias Milva est celle que l’on appelle La Rossa, à cause de sa chevelure rousse. Ce surnom remonte à 1980, l’année où Enzo Jannacci lui écrit un morceau (puis un disque) intitulé ainsi. Huit ans avant, un autre compositeur pense à Milva : Ennio Morricone. En 1972, Milva a déjà une poignée de tubes à son actif comme sa reprise de « La Marseillaise » ou sa version italienne de « Milord » d’Édith Piaf. Ennio Morricone, lui, s’est déjà chargé de la bande originale de tous les westerns spaghettis de Sergio Leone, en plus d’avoir été le directeur d’orchestre de plusieurs albums de « musique légère ». Dedicato a Milva da Ennio Morricone représente un cas à part : le disque est conçu pour Milva, « dédicacé à Milva », pour reprendre le titre. Dans le livret, le maestro ne tarit pas d’éloges à propos de la femme aux cheveux de feu : « La voix de Milva […] avec son interprétation raffinée, sa chaleur douce et forte, incarne pour moi l’un des points les plus élevés de mon idéal de chanteuse ». L’album reprend des thèmes préexistants, redirigés de façon à les transformer en chansons. Milva ajoute des consonnes, et mieux des mots, aux chœurs d’Edda Dell’Orso et de Nora Orlandi, les sopranos fétiches d’Ennio Morricone, sans toujours les écarter (« Se ci sarà »). « Metti una sera a cena » rejoue brillamment le thème du film de Giuseppe Patroni Griffi sorti en 1969, la bossa nova suave devient plus effervescente. La voix de Milva se confond aux imposants violons (« La califfa », «Ridevi») et même les chansons à l’allure plus dépouillée prennent une tournure aventureuse (« Viaggio senza bagagli »). Avec la somptuosité qui les caractérise, c’est comme si ces thèmes étaient littéralement complétés par la voix de Milva, son interprétation raffinée, sa chaleur douce et forte ; et a posteriori, en réécoutant les versions d’origine, c’est comme s’il leur manquait le chant de La Rossa avec toutes ses nuances. À travers celle-ci, les séquences de films défilent autant que les images d’actrices. Sur « Mia madre si chiama Francesca », le visage d’Ornella Muti surgit, celle de Seule contre la mafia réalisé par Damiano Damiani (1970). Jean Seberg et Ewa Aulin apparaissent sur « Questa specie d’amore » puisqu’il s’agit d’une composition tirée du film du même nom signé Alberto Bevilacqua (1972). Sans oublier la musique du long-métrage de Carlo Carunchi, D’amore si muore (1972), dans lequel joue… Milva.

À écouter aussi :

Milva (1966), Tango (1968), Un sorriso (1969), Milva canta Brecht (1971), Sognavo, amore mio (1973), Libertà (1975), La rossa (1985)

Également conseillés :

Marisa Sachetti, Orietta Berti, Lina Savona, Anna Melato, Nancy Cuomo, Connie Francis, Caterina Valente, Louiselle, Daisy Lumini, Minnie Minoproprio, Paola Pitagora, Nilla Pizzi


Amor Fou – I moralisti – EMI (2010)

Alors qu’en 2007 « La stagione del cannibale », le premier album d’Amor Fou, citait la Nouvelle Vague, « I moralisti », un titre à comprendre avec ironie, fait allusion aux moralistes dans la tradition française de La Rochefoucauld ou de La Fontaine. Alessandro Raina (voix et guitare), Giuliano Dottori (guitare), Paolo Perego (basse) et Leziero Rescigno (batterie) ne versent pas dans la maxime moderne mais tendent à l’Italie un miroir façon « c’est arrivé près de vous » par le biais de figures autoritaires qui imposent leur façon de penser donc leur morale. Le quartet milanais écrit des chansons-archives comme Francesco Rosi faisait du cinéma-dossier, en intégrant du contenu documentaire à de la fiction. À travers des textes tels que peut en écrire Francesco De Gregori, Amor Fou remet au goût du jour le cantautore qui raconte des histoires comportant une dimension sociale, figure qui semblait avoir complètement disparu. Dans « De Pedis », avec son piano introductif qui génère une tension dramatique certaine, Alessandro Raina parle du susnommé Enrico De Pedis, grand criminel enterré à la Basilique Sant’Apollinare de Rome, traitement de faveur « suspecté par beaucoup comme étant le résultat d’étranges liens avec le Vatican », pour citer le carton du clip. « a.t.t.e.n.u.r.B » est un (faux) instrumental sur lequel le groupe accole un discours contre les intellectuels et la culture prononcé par Renato Brunetta (dont la voix est passée au backmasking), à l’époque Ministre de la Fonction publique et de l’Innovation sous Silvio Berlusconi. « I moralisti » aurait pu se contenter d’un simple fond politique mais Amor Fou ne néglige pas ses compositions (« Il sesso degli angeli », « Il mondo non esiste » ou même le post-punk « Dolmen »), influencé par des groupes d’indie pop rock comme The National ou The Dears. « Un ragazzo come tanti », l’histoire d’un prêtre attiré par un jeune homme, est un titre poignant dont la structure rythmique et mélodique rappelle « Messenger » de Blonde Redhead. Le rock beat revient avec une peau neuve sur « Peccatori in blue jeans », morceau qui, abordant notamment le jeunisme entre les lignes, reprend en fait le titre italien du film Les Tricheurs (Marcel Carné, 1958). L’ovidien « Filemone e bauci » s’étire à la guitare, au piano et au tambourin avec sa coda digne du final morriconien d’« Interstate 5 » signé The Wedding Present. En somme, la pop politique italienne et la musique indie anglo-saxonne – alliage peu reproduit par la suite – ne se sont jamais aussi bien accordées, voilà la moralité du second disque d’Amor Fou.

À écouter aussi :

La stagione del cannibale (2007), Cento giorni da oggi (2012)

Également conseillés :

Baustelle, Giardini Di Mirò, La Crus, Tiromancino, Paolo Benvegnù, Moltheni, Non Voglio Che Clara, Andrea Chimenti, Simone Cristicchi, Alessandro Grazian, Tobjah, Andrea Poggio


Buongiorno Pop par Rosario Ligammari est disponible chez Le Mot Et Le Reste. 256 pages, 20€.

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