Selectorama : Kristine Leschper

Kristine Leschper
Kristine Leschper / Photo : Tyler Borchardt

Il y a un sentiment de l’ordre de la tendresse lorsque l’on observe — ou plutôt, dans ce cas-ci, écoute — un individu naître à lui-même. Kristine Leschper, après avoir œuvré pour quelques disques avec le groupe Mothers, nous offre avec beaucoup de grâce et justement, à l’orée du printemps, The Opening, Or Closing Of A Door. Un album d’éclosion intime, subtil et complexe, et dont les mélodies soignées et les instrumentations oniriques raviront les amateurs de musique intérieure paradoxalement épique. On ressent avec beaucoup d’émotion la sincérité non-feinte d’une véritable proposition de réponse à la problématique audacieuse d’être-soi où même le plus lisse des sons qui en résulte se laisse aller sans crainte aucune aux pointes les plus fragiles de la vulnérabilité. Guidée par les tourments du monde et par la voix-guide de la poétesse June Jordan, Leschper fait glisser avec beaucoup de talent et en treize titres ciselés la mise en scène d’un théâtre miniature en forme de cœur humain, que l’on vous conseille ardemment d’y aller jeter une oreille ou deux. Le monde semble s’écrouler chaque jour un peu plus, « et pourtant, et pourtant » comme disait le poète japonais Issa, il y a des musiques qui font battre à plein la pompe-à-sang et qui font croire que les émotions pourront être salvatrices toujours ! À l’image de cette sélection de dix titres-aimés de Kristine, qu’elle nous présente avec ses mots, oscillant brillamment entre musiques d’introspection et singularités mythologiques, des rythmes et des voix provenant d’à peu près chaque coin du monde, le nôtre, en la remerciant de nous rappeler qu’il faut sans faille y être attentif pour se risquer à l’expérience d’amour des autres et de soi.

01. Lata Mangeshkar, Shri Siddhivinayak Naman

Vous savez ce sentiment qui vient parfois lorsque vous écoutez une nouvelle musique, ou que vous expérimentez simplement quelque chose de nouveau, et il y a cette sensation d’être transformé, ou d’être profondément touché à un nouvel endroit dont vous ne saviez pas qu’il était là, mais maintenant que vous êtes ici, vous ne pouvez pas imaginer la vie avant cette chose, avant ce sentiment. C’est ce que je ressens pour Lata Mangeshkar, une chanteuse bien-aimée de musique classique indienne, décédée en février à l’âge de 92 ans. Elle a complètement remodelé ma façon de penser à la voix !

02. Moondog, Voices of Spring

J’adore vraiment l’utilisation de la percussion à main par Moondog, et on en ressent toute l’efficacité géniale à la base de ce titre. Ça commence à tourbillonner dans toutes ces lignes mélodiques qui se chevauchent et ça a peut-être besoin de cette boucle de percussion répétitive pour garder les choses ancrées. C’est stimulant ! Je trouve moi-même que j’arrive à écrire des rythmes plus complexes si j’utilise des percussions à main et que je me concentre sur un seul élément à la fois.

03. @, Boxwood Lane

La seule musique contemporaine de cette liste, c’est un extrait de l’album Mind Palace Music de l’artiste @ (Stone Filipczak et Victoria Rose), un disque régulièrement en rotation lourde chez moi. Les mélodies semblent inattendues et pourtant presque… implicites ? Comme si elles avaient toujours été là. Ça crée un sentiment d’intemporalité chez moi, et à l’écoute j’ai cette sensation d’être à la fois perdue et retrouvée. Écoutez-le sur bandcamp ici.

04. Augustus Pablo, Please Sunrise

J’ai toujours aimé le son du mélodica et Augustus Pablo transforme vraiment cet instrument. Je trouve cette structure de chanson engageante : la mélodie est linéaire et sinueuse, ce qui me tient en haleine mais pourrait aussi être écrasante si elle était poussée jusqu’à sa conclusion logique. Au lieu de continuer en ligne, il met en boucle cette mélodie encore et encore, ce qui, je pense, crée cet échafaudage confortable de familiarité pour contenir toutes ces notes en zigzag.

05. Robert Wyatt, Born Again Cretin

On dirait que Robert Wyatt est quelque peu inégalé dans son propre coin de la musique, comme s’il s’était taillé cet espace où il est tout à fait lui-même, en utilisant ce langage ludique et ce ton satirique incisif avec des mélodies et des rythmes idiosyncrasiques qui semblent indéniablement être… du Wyatt. Cette chanson a été écrite pour protester contre l’emprisonnement du révolutionnaire anti-apartheid Nelson Mandela. Elle s’ouvre sur la phrase « At least I won’t be shot for singing… »

06. Jorge Ben, Errare Humanum Est

La voix de Jorge Ben me transporte vraiment avec cette chanson, j’ai l’impression qu’elle s’élève sans effort au-dessus de l’autre instrumentation tout en restant en conversation avec les autres éléments de la chanson. C’est un de ces arrangements qui semble très encombré et grand ouvert à la fois. Les voix du groupe sont vraiment charmantes et l’effet de delay est utilisé avec tellement d’économie qu’on le ressent comme quelque chose de spécial à chaque fois.

07. Don Cherry, Brown Rice

Terrien mais d’un autre monde. Et la grande intimité de cette voix ! J’ai entendu Don Cherry pour la première fois sur son album Live In Köln 1975 avec Terry Riley, et c’est absolument un de mes disques préférés, mais l’ambiance est un peu sombre et pensive comparé à ça. J’ai lu quelqu’un décrire Cherry comme possédant cet « idéal sans frontières », qui était peut-être censé décrire sa fusion de styles de différents pays et différentes traditions musicales, mais abstraitement, cela décrit également le sentiment que j’ai en écoutant cela, quelque chose d’extrêmement ouvert et inventif,  qui semble s’étendre dans un espace sans fin.

08. Lio, You Go To My Head

C’est incroyable pour moi que cette chanson ait été écrite en 1938 (You Go To My Head) et continue d’être explorée de tant de façons différentes ! Cet arrangement est l’un de mes préférés, sorti 42 ans après l’écriture de la chanson.

09. Baden Powell and Vinicius de Moraes, Canto de Lemanjá

Tout cet album Os Afro-Sambas est incroyable. J’aime le rythme dramatique de ce morceau en particulier, on dirait qu’un nouveau « personnage » approche et se présente tout au long des deux premières minutes, se construisant lentement dans ce groove incroyablement plaisant démarrant à la deuxième minute.

10. Bulgarian State Television Female Choir, Kaval Sviri

Depuis un an, je chante avec le Philadelphia Women’s Slavic Ensemble, une chorale communautaire locale. C’est l’une de mes chansons préférées que nous chantons ensemble. Je trouve les mélodies tellement percutantes que j’ai eu du mal à l’apprendre au début car en chantant je me mettais à pleurer ! Je ne comprends pas les paroles de la chanson, mais c’est beau, vous savez ? Nous avons la possibilité nous connecter à travers la musique comme une forme propre de langage.


The Opening, Or Closing Of A Door par Kristine Leschper est sorti sur le label ANTI/Epitaph.

The Opening, Or Closing Of A Door de Kristine Leschper — sortie le 04/03 chez ANTI–

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