Climats #9 : Destroyer, Isaac Babel, Georges Didi-Huberman

This could be the saddest dusk ever seen
You turn to a miracle high-alive
Michael Stipe

Peut-on écouter Vauxhall and I de Morrissey sous le franc soleil de juillet ? Et un Antônio Carlos Jobim empêtré dans un crachin de février, c’est toujours du Antônio Carlos Jobim ? Climats met en avant les sorties disques et livres selon la météo.

Pluies éparses.

En musique, être le témoin d’une mue – c’est quitte ou double. Pour souvenir, entendre la musique de Mark Kozelek se concentrer, essentiellement, en un spoken-word bileux et auto-centré, fut pour moi un désastre. Mais on reproche, souvent aux artistes une continuité formelle conventionnelle. La fameuse zone de confort. Je n’écoute plus la musique de Mark Kozelek, si je reconnais sa transformation et son choix esthétique, cette nouvelle valeur ne m’intéresse pas. Toute la discographie de Bob Dylan est traversée de ces tensions formelles, de ces nouvelles peaux portées comme trophée ou comme linceul. Dan Bejar n’a jamais boudé ses influenceurs et influenceuses. Le leader de Destroyer a sans cesse provoqué la métamorphose, en s’appuyant sur des références précises. Leonard Cohen, Bowie, Tom Waits, Suede, New Order sont des bases qui lui servent d’émancipation esthétique. J’aimerais tant qu’un label courageux puisse éditer les démos que Bejar enregistra avec David Berman. Que l’on soit témoin de cette recherche, de ce témoignage fragile, celui de deux poètes essayant de battre leur mesure ensemble. La musique était proche de l’os selon Bejar, presque insaisissable, dans ses démos avortées. Il reste un peu de cette contrariété dans les trois premières chansons éditées par le canadien. Une violence, un labyrinthe d’émotions. June résume le mieux cette mue. Cela débute en douceur, en lumière. Puis il y a ce surgissement, cette autre voix qui intervient et qui trame une autre histoire. Bejar est le grand témoin d’une époque déconstruite et chaotique.

Fin des orages, espérée.

C’est un mirage, Odessa. Une ville qui noue peu d’alliance car à Odessa on n’est ni Ukrainien ni Russe – on est odessite. À l’heure où un monde meurt à ses portes, la tension se résume à savoir quel monde nait tout proche de la ville. L’idée d’une destruction de cette cité est terrible, comment imaginer que ces lignes de tramways sans fin puissent mener au vacarme de la guerre ? L’escalier d’Eisenstein n’est pas porteur de belles promesses. Pourtant, il demeure encore des jeunes gens qui boivent de l’alcool trop fort et mangent de l’aubergine aux noisettes. Pour mesurer le carnage qui se déroule à côté, il faut relire Récits d’Odessa d’Isaac Babel. Ces pages pleines de saveurs diverses et du parfum épicé des acacias. Pouchkine notait : « Odessa est une ville européenne, c’est pourquoi il n’y a pas de livres russes. » Babel est un artisan, un restituteur d’ambiance merveilleux. Sur des terrains où l’on a déposé hasardeusement des statues de l’ère soviétique, on peut admirer la Mer Noire où, peut-être, les navires de guerre s’incrustent dans l’horizon comme de vulgaires bateaux de papiers. Cela s’est passé à Odessa… comme le disait mélancoliquement Maïakovski.

Le front dépressionnaire, au loin.

Être témoin, jusqu’au bout. Si une lecture s’impose en ces jours, c’est bien celle de Georges Didi-Huberman. Le lien logique, celui qui devrait être toujours activé, est le suivant: être témoin, être sensible. Huberman défriche le journal de Victor Klemperer. Une écriture de détresse qui met les nerfs à vif. Un document clandestin qui se fait le lieu de résistance. Klemperer était philologue, il avait pour tâche de faire basculer certain sens, certaine locution. Il se méfiait de la vox populi qui, pour lui, n’était jamais la voix libre d’un peuple souverain mais plutôt la voix de la répétition. L’histoire bégaie atrocement. Car Didi-Huberman le saisit parfaitement, le mot est un enjeu et la force autoritaire le sait bien. Transmettre l’information essentiellement par l’émotion détruit tout. Il faut restituer le partage et être témoin, c’est reconnaître l’autre, l’honorer et le préserver. Dans toutes les circonstances, tenir ce lien. Jusqu’au bout.


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