Ivan Jablonka, Goldman (Seuil)

On ne peut rester sourd quand ça appelle, quand sur son rayon de médiathèque l’ouvrage frémit, implore de ses yeux ronds et mouillés parce que l’on a réprimé l’achat mais pas l’envie de lire, la curiosité inexprimable, deux noms, Jablonka et Goldman – on aime l’histoire de tout si l’on aime l’histoire.

Et cette lecture d’un week-end – ne pas exagérer l’ampleur proclamée de cette biographie socioculturelle ou science humanisée ou je ne sais – pourrait rester dans l’alcôve discrète, un événement privé, personnel, sans grand rapport avec la pop moderne qui nous occupe, si elle n’avait persisté malgré tout, et comme toujours le font le privé et le personnel, à informer notre rapport au goût, et donc la relation à l’instant, à la rencontre – la relation à la relation – la relation dans la relation.

Ivan Jablonka
Ivan Jablonka / Photo : Olivier Dion

La curiosité naît peut-être de ce fait étrange : Jean-Jacques Goldman est inrencontrable, complètement interne, ou complètement là, par son omniprésence le temps d’une décennie – Entre gris clair et gris foncé (1987) a été disque de diamant, soit un million d’exemplaires vendus. Un million de disques. Sans compter les passages radios et dans les lieux publics qui vont avec. Il est, ses chansons sont, pour plusieurs générations successives, dans la moelle de toute personne, qu’elle le veuille ou non, comme le sont parents et famille proche. Sauf que chaque personne aurait les mêmes parents, la même famille proche, inrencontrée. Omniprésente sans élection, universelle. Par-delà le goût.

Ce qui passionne d’abord dans le livre de Jablonka, c’est son sens de la perspective, ce fil tiré de données et d’événements dont la portée nostalgique frappe – stylos, walkmans, fax, etc. –, organisés dans des tableaux parfois incongrus, parfois fertiles, fermement posés dans ce livre sur des perceptions et des souvenirs qui nous sont intimes – quel que soit notre goût pour la musique de Jean-Jacques Goldman. Car lui l’est, fan, et les missiles volent bas et en rangs serrés notamment sur la réception intellectuelle et critique dont le chanteur a fait l’objet durant sa décennie dorée. Il suffit de citer les articles et titres d’époque, ce dont l’auteur ne se prive pas, pour rejoindre ses constats : la musique n’est jamais évoquée, et la condescendance reine, voire misogyne et classiste, envers son public.

Alors que je viens d’écouter dix chansons de suite de Goldman et que beaucoup de raisons font que cette expérience ne se reproduira pas souvent dans les années qui me restent à vivre, la gêne est profonde à relire l’agressivité et la négligence avec lesquelles le travail du chanteur est, ou plutôt n’est pas, décrit lors des années 1980. Entre la part de moquerie sans humour, attribuable en partie à une peur de ce que le succès de masse du chanteur peut signifier, et le simple manque d’application par négligence, désintérêt, mépris, on ne trouve pas trace d’une rencontre critique réelle. Ce que Jablonka n’offre pas non plus, fan jusqu’au bout des ongles, musicalement pas spécialement érudit, pressé d’émettre des théories plutôt que de confier ses doutes et ses ignorances ou d’admettre des lacunes. On peut imaginer à ce titre qu’il ait aussi manqué des analyses d’époque substantielles, sans que rien, à ma connaissance limitée du sujet, n’aille dans ce sens.

Ce qu’il ouvre sans résoudre, et qui donne son prix à cette biographie malgré ses nombreuses limites, c’est de savoir souligner la dimension profondément problématique du mépris – des masses, des expériences individuelles, des émotions – dans la réception de la musique de Goldman, qui est allée de pair avec une absence d’analyse comme d’empathie dans la curée décrite plus haut. Le surplomb triomphant, et la honte à lire ça des décennies plus tard, ou la gêne, je ne sais, face à l’énigme de la condescendance, condescendance dont on désespère pourtant quand nos propres disques de cœur sont battus froid.

Et c’est en ce sens que le Goldman de Jablonka existe : ce livre n’a certainement pas besoin de Section26, mais chaque lecteur·ice de Section26 ne perdra rien à faire un détour d’un week-end pour le lire.


Goldman par Ivan Jablonka est disponible aux éditions Seuil, collection la Librairie du XXIème siècle.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *