Charles Salles, Alain Pacadis, Face B (La Table Ronde)

Alain Pacadis, c’était le “Reporter de l’underground”, celui qui avant tout le monde et mieux que quiconque avait su capter l’énergie du punk et l’amener jusqu’en France, chroniquer les nuits folles et scintillantes du Palace ou des Bains-Douches pour embarquer tout lecteur des articles de nightclubbing (dans Libération) avec lui vers la fin des seventies, de concerts branchés en soirées disco décadentes, entrer en bonne compagnie entre les enfers et paradis artificiels. L’homme a marqué de son empreinte les années 1980, musicalement et journalistiquement, incarnant l’exubérance de la mode et les folies du nightclubbing. Mais comme tout être intense, il peut avoir plusieurs visages dont un plus intime, plus réservé, moins connu puisque moins mondain. Et ce (premier) roman nous offre cette délicieuse Face B d’Alain Pacadis, en évitant la biographie amalgamant les stéréotypes, en nous plongeant dans une vie trouble, claire, touchante, via une écriture étonnante et très littéraire. Et c’est dans un livre qui a des airs de biographie, des airs seulement, que nous plongeons dès les premières pages vouées à ce personnage devenu iconique, qui toujours se met en danger, voyage et dit, révèle, se met à nu aussi – en tout cas dans ces pages. Et révèle aussi les fêlures, les oscillantes déterminations ou la construction paradoxalement ordinaire d’une vie scintillante mais simple, avec ses fragilités, son enfance, ses amours, son attrait pour la transgression des normes et ses excès en tous genres. Un homme différent. Fulguré. En quête d’amour et d’affection, homosexuel ayant du mal à se poser en couple, au cœur d’une génération et d’une époque particulière, il faut dire, puisque le Sida fait rage.

Alain Pacadis
Alain Pacadis

Une documentation hautement stylisée et maitrisée, qui narre presque visuellement et rythmiquement toute une époque et nous plonge dans le Paris nocturne et musical d’il y a quelques décennies, pour rappeler la vie de ce journaliste gonzo pour Libé, influenceur avant l’heure, dandy mélancolico-glam-punk, jouant avec la vie à grands renforts de substances en tout genre, flirtant avec les limites, le stupre, les nuits fiévreuses, les marges et la musique rock, punk et disco. Le parcours d’Un jeune homme chic (titre de son journal qu’il a publié et l’a amené à être invité à Apostrophes), en perpétuelle recherche d’une quelconque vérité ou d’une illusion qui puisse être acceptable sur laquelle se baser pour être. Simplement être.

L’aspect “Face B” est bien toute l’originalité passionnante de ce roman, car Pacadis a d’abord été enfant, puis adolescent, avant de devenir empereur des bas fonds. Enfant du demi-siècle, ce petit Parisien a grandi rue de ­Charonne. Il a été enfant unique d’une mère juive et d’un émigrant de Smyrne, mais aussi garçon sage que sa maman emmène au cinéma, nouant avec elle une relation intense – et il  a aussi été un bon élève, longtemps passionné par Napoléon. Mais le décès de son père, emporté par un cancer, est venu bouleverser son adolescence dès l’âge de 14 ans, même si dans le livre, l’auteur nous donne certaines clés de lecture de cette vie chaotique. Il laisse entendre que la mort du père « avait été une libération ».  Et suivant ce fil, on comprend que le suicide, en 1970, de sa  mère est un événement traumatisant qui hantera Pacadis toute sa vie, mais un moment fondateur de celui qu’il deviendra par la suite –  “Je pars pour te laisser la route libre, je vais rejoindre ton père”. Un lourd fardeau de culpabilité à porter, mais une certaine renaissance aussi.

Le Palace vu des platines
Le Palace vu des platines

On entre dans ce livre par un prologue et la loge du disquaire du Palace. On lit et on a la sensation d’être en train de découvrir ce lieu incontournable, d’observer tous les objets et d’aimer retrouver la musique de l’époque et d’attendre de rencontrer, frictionner, admirer tous les gens qu’on peut croiser, ces célébrités, cette faune engagée et ensauvagée. Le prologue est une envolée sur les temps et les drogues, on est pris, follement grisés mais bien accompagnés, tous les sens en éveil. Et on embarque. Via ces mots, aussi. Visionnaires, vibrionnants, éructants : « Si un jour au XXIe siècle, quand je serai mort et enterré, rongé par l’alcool et l’héro, quelqu’un parle encore du Palace, ce sera grâce à moi, rien qu’à moi. Je suis le prince du Palace. Et vous, vous êtes quoi ? Vous êtes rien ! Vous êtes beaux et vous dansez bien ? Et alors ? Personne ne le saura, quand les asticots vous boufferont les entrailles, à part si moi, Alain Pacadis, je l’écris dans une de mes chroniques… » Dinah dansait comme une déesse hindoue sur la piste du Palace, ses longs cheveux noirs ondulant sur ses fesses étroites… « Sans moi, vous n’existez pas”. 

Pacadis et Marie France dans le calendrier 1979 de Libé
Pacadis et Marie France dans le calendrier 1979 de Libé

L’histoire d’Alain Pacadis oscille entre deux parties, passionnantes, chronologiquement mais pas seulement : « Vivre », oui, puis « Survivre » car toute vie est faite de méandres. Tout un programme dense et dansant. Ambivalent, paradoxal, borderline, il chaloupe sans équilibre, nous entrons dans son histoire mais aussi dans sa tête, ses pensées, sa conscience bousculée, ses élucubrations  aussi brumeuses que claires, comme un épistémè. « Il descend à la station Trocadéro. Quand il sort, le soleil est couché et il fait froid… Avec son style de dandy décadent, il ne passe pas inaperçu dans les rues du XVIe arrondissement, ni même parmi les autres étudiants cinéphiles. Ça ne le dérange pas, il aime que l’on se retourne sur son passage, même si c’est pour se moquer”.

C’est ainsi qu’on le retrouve, au début de “Vivre”, en route vers la cinémathèque, lisant La chambre de Giovanni de James Baldwin, un roman éclairant pour toute une génération – il faut bien l’avouer. Les pages lues lui plaisent tout de suite, tout comme les garçons. Il se construit pas à page, mais n’écrit pas encore. Il cheminera encore avant de le faire. On le suivra ensuite voyageur vaguement trotskiste et perpétuellement défoncé sur les pistes de l’Afghanistan et de l’Orient, apprenti journaliste pour divers magazines, une errance noctambule et noteuse de ce qu’il voit passer, reconnait, retient, note en lui et ainsi prépare ses papiers, “qu’il a en tête, et qu’il écrira – après avoir vérifié – ou pas – les citations de Deleuze ou Guattari » ». Il est le Dorian Gray de tous les nightclubbers.

Alain Pacadis dans les bureaux de Libé / Photo : Christian Poulin
Alain Pacadis dans les bureaux de Libé / Photo : Christian Poulin

« Survivre » sera une suite de méandres qu’on peut ressentir comme une spirale. Toute une vie en volutes, évanescente, scintillante et émouvante. Les pages troubles, enfumées et emplies d’héroïne sont multiples, évidemment mises en paroles et musique par le Velvet Underground. Impossible de ne pas évoquer sa rencontre avec Nico, l’amenant à se penser comme le jumeau de Lou Reed, ayant laissé le Velvet Underground occuper sa vie un moment, en dira long aussi sur son hypersensorialité. Pacadis semble inatteignable par la mort malgré ses fréquentations, ses usages de substances. La description des logements de ce parisien contraste avec l’image de luxe et de réussite souvent associée au monde de la nuit.  Une justesse éclairante sur une époque révolue, comme une prise de rappel littéraire. Retracer la vie d’Alain Pacadis, c’est sans conteste évoquer toute une atmosphère, la détailler, tout en sensibilité, en poésie, aussi, parfois brute, parfois juste et belle. On entre avec Pacadis jeune, puis moins jeune, au Palace et aux Bains-Douches, escorté par une joyeuse bande de freaks, on ressaisit l’extravagance vécue, on l’accompagne nous aussi en lisant, replongeant volontiers dans cette folle errance noctambule, tant le personnage ainsi narré fascine encore.

Et la musique qui émaille et s’égrène en délice au fil de ces pages est contagieuse, la musique pulse en nous comme en Pacadis sans carcan, pleinement, lui peut écouter du rock anglais autant que du Wagner, alors nous aussi, et on part délicieusement en vrille de pages en pages avec en fond les Doors, Le Velvet, les New York Dolls, les Stinky Toys, Kraftwerk, Gainsbourg, et tant d’autres.

Mais pour en savoir plus, plus en détail, il faut aller se jeter dans cette écriture magnétique. Un mélange entre Hunter S. Thomson, Hubert Selby Jr, Pasolini, Lynch, Dorian Gray et les Misérables. Une écriture délicieusement distanciée, pointilleusement indirecte, simple, mais juste. Une écriture sensible, aussi, pour décrire une âme non perdue mais errante, tourmentée. Bref, c’est un premier roman qui n’en a pas l’air, une biographie qui n’en est pas une, c’est une lecture qui flirte avec le temps, une plongée multisensorielle et une envie de retomber dans sa propre discothèque pour laisser infuser tout ça.


Alain Pacadis, Face B par Charles Salles est sorti aux Éditions La Table Ronde, et a obtenu le prix du Premier Roman 2023.

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