Musical Ecran 2023 / « The Birthday Party, Mutiny In Heaven » de Ian White

Nick Cave & The Birthday Party
Nick Cave & The Birthday Party

Il y a les faits. Et la légende. Dans le cas présent, les frontières sont plus que ténues. C’est un brouillard épais d’alcool, de fumées de cigarette, d’héroïne – celle bien sûr qu’on croise seulement dans les chansons de Lou Reed –, de notes griffonnées sur des feuilles arrachées, de sueur, de bière et autres alcools, c’est ce brouillard qui empêche de discerner le vrai du faux, de ce qui a été réellement vécu et de ce aurait pu (ou dû) l’être… Et vous savez quoi ? On s’en fout – vraiment. Alors voilà. Avant d’être père martyr et caution pour toute personne désireuse d’avoir une discothèque prise un tant soit peu au sérieux, Nick Cave était le chanteur d’un groupe complètement hors-sol, complètement intransigeant, complètement différent de ce qui se faisait alors. Alors ? Le début des années 1980. 
Mutiny In Heaven, réalisé par Ian White, est le premier documentaire autorisé à retracer l’épopée chaotique de l’une des formations les plus dangereuses de l’histoire (à ce sujet, on pourrait même écrire qu’à côté, The Stooges, c’était un peu Wham!) : entre nous, on ne commence pas un morceau par des mots comme “Hands up who wants to die” de façon innocente. Un documentaire où l’on retrouve les suspects habituels :  le cinéaste Wim Wenders parmi les producteurs exécutifs – dès 1987, le réalisateur allemand a “immortalisé” sur scène dans son classique Les Ailes Du Désir les Bad Seeds et Crime & The City Solution —  autre groupe australien qui a compté dans ses rangs Mick Harvey et feu Rowland S. Howard – et leur a offert l’éternité en noir et blanc ; l’auteur… allemand Reinhard Kleist, responsable en 2018 d’une biographie romancée de Nick Cave en bande dessinée – Mercy On Me –, qui ici enrichit de dessins images d’archive et interviews – en voix off le plus souvent –, donnant alors au groupe des faux-airs de Archies de l’apocalypse.

Les membres survivants – Nick Cave, le batteur débouté en 1982 Phill Calvert et Mick Harvey – parlent sans faux-fuyant de ces années d’excès soniques, accompagnés par Howard, disparu le 30 décembre 2009 des suites d’un cancer, mais présent par le biais d’extraits d’une interview filmée restée jusque-là inédite. Extraits de concerts, d’enregistrements, photos de presse ou prises à l’arrache accompagnent bien sûr tous ces récits et retracent cette odyssée commencée de la plus banale des façons – à Melbourne, des copains de collège forment un groupe au début des années 1970 et reprennent quelques standards glam-rock avant de prendre en pleine gueule l’explosion punk,  magnifiquement incarnée en Australie par The Saints ou Radio Birdman, de radicaliser leur répertoire, d’écrire leurs premières compos et prendre le nom de The Boys Next Door. C’est alors que se pointe le génial Rowland S. Howard, “un guitariste au son unique”, dont le parcours pluriel a déjà fait l’œuvre d’un excellent documentaire en 2011,  Autoluminescent – outre The Birthday Party, Crime & The City Solution et diverses collaborations, on lui doit les superbes These Immortal Souls ainsi qu’une poignée de disques solo flamboyants, tous hautement recommandés : et si Pop Crimes est une bonne entrée en matière pour mesurer le talent cabossé de ce gars-là, on peut aussi pour s’en rendre compte en quelques minutes commencer par écouter sa reprise folle du White Wedding du guignolo péroxydé Billy Idol.

Complété par le bassiste “excessif” Tracey Pew – dont le look période british aurait pu le faire passer pour un membre de Village People : Stetson sur la tête, fine moustache et tee-shirt résille – et après avoir enregistré l’album Door, Door – qui s’achève par Shivers, une sublime balade suicidaire écrite à l’âge de 16 ans par Howard –, le groupe quitte son Australie natale pour se frotter au rêve anglais. Et connaitre la désillusion. Car les héros d’hier ont vendu leurs âmes à qui voulait bien les entendre et le groupe, sans un sou, ne se retrouve pas dans la scène musicale aseptisée que propose alors la Grande-Bretagne – seuls The Fall et The Pop Group trouvent grâce à leurs yeux. Nick Cave et Rowland S. Howard errent de squat en squat et imaginent une musique d’une intensité dingue, un mariage déraisonnable entre blues et free jazz, punk et rock. Cheveux hirsutes et attitudes de prêcheur de l’enfer, Cave devient malgré lui l’une des figures de proue d’un mouvement gothique éphémère alors que sur la foi d’un concert, le quintette signe sur l’indépendant… 4AD – avant que celui-ci ne devienne éternellement lié à la “voix de Dieu” et au graphisme baroque de Vaughan Oliver. Les anecdotes hautes en prises de substances illicites accompagnent une bande originale où la rythmique se fait souvent tribale – et la basse de Pew d’une puissance extravagante – pour mieux soutenir les éructations de Nick Cave. Les guitares d’Howard et d’Harvey grincent, crissent, se désaccordent et se retrouvent en un balai saccadé et hypnotique – conseil : écouter Wild World en boucle, en version live comme en version studio. Deux albums – dont le second Junkyard (1982) reste en tête de lice pour remporter le titre de la pochette la plus laide jamais imaginée –, une poignée de maxis et singles, quelques compilations réalisées entre 4AD et la structure australienne Missing Link (le New Rose de là-bas) sont aujourd’hui, avec ce documentaire rondement mené, la preuve que ce groupe-là a bel et bien existé.

Bien évidemment, à force de brûler la vie par les deux bouts, l’issue était inéluctable. Avant la désintégration après une dernière tournée australienne au printemps 1983, il y aura de la prison pour Tracey Pew – vol de voiture, drogues –, qui sera remplacé au pied levé pour quelques concerts par Barry Adamson de Magazine (futur Bad Seeds première période) ou le frère de Rowland S. Howard, Harry ; il y aura le renvoi de Phill Calvert, dont le style ne convient plus à ses acolytes et remplacé derrière la batterie par Mick Harvey – qui reste je crois l’un des éléments déterminants du génie de Nick Cave, artiste moins intéressant depuis que l’homme n’est plus à ses côtés ; il y aura l’exil allemand, les nouvelles amitiés (Die Haut, Einstürzende Neubauten) et donc une fin, dont le leader ne connait toujours pas les raisons exactes… Une fin qui donnera lieu à plusieurs résurrections, presque littérales pour certains, juste artistiques pour d’autres. La fin de l’histoire d’un groupe dont la violence brute, le jusqu’au boutisme, les excès et la soif d’originalité restent aujourd’hui comme hier à nulle autre pareille. Une histoire de vies sauvées et prises par le rock et le roll.


The Birthday Party, Mutiny In Heaven de Ian White passera aujourd’hui samedi 18 novembre à 19h45 au théâtre Molière dans le cadre du Musical Ecran 2023 à Bordeaux.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *