Blind Test : Electronic

Electronic (Bernard Sumner, Johnny Marr)
Electronic (Bernard Sumner, Johnny Marr) / Photo : Andrew Catlin

Lorsqu’au début de l’année 1999 on retrouve Bernard Sumner et Johnny Marr dans une salle de conférence plutôt impersonnelle d’un hôtel parisien, on n’a même pas pris conscience qu’Electronic a déjà dix ans d’âge… C’était l’été 1989, le deuxième ou troisième été de l’amour, et la nouvelle avait défrayé la chronique – deux musiciens surdoués unissaient leurs talents pour ce que d’aucuns imaginaient comme un fantasme : “Les guitares des Smiths et les synthés de New Order. Oui, mais non. L’affaire allait être un peu plus complexe que cela, mais entre nous, tout aussi géniale.

Avec quelques invités de luxe – le Pet Shop Boy Neil Tennant en première ligne –, le tandem mancunien signait des chansons assez parfaites et essentielles pour donner le courage de fouler les dancefloors la mélancolie vissée au corps – l’inaugural Getting Away With It prouve encore à ce jour à quel point il peut être doux parfois de danser le cœur serré. Pourtant, beaucoup voyaient les deux complices faire un petit tour (de piste, donc) avant de retourner vaquer à leurs occupations. Mais en fait, non. Après avoir signé l’un des albums pop le plus parfait des années 1990 – qui fête d’ailleurs ses trente ans (!) en 2021 –, le duo s’est acoquiné en 1996 avec la légende de Kraftwerk Karl Bartos pour imaginer un disque à la pochette absolument hideuse mais ambassadeur d’un hédonisme d’une rare contagion – la présence de la regrettée Denise Johnson n’y était pas tout à fait étrangère. Trois ans plus tard, alors que New Order avait repris des couleurs en 1998 après quelques années d’une absence inquiétante, il justifiait le dicton “jamais deux sans trois” et offrait un disque où les guitares se taillaient la part du lion, Twisted Tenderness. Sans forcément deviner que ce serait le chant du cygne d’Electronic (où l’on croiserait un de nos futurs héros en la personne de Jimi Goodwin de Doves alors balbutiants), on avait décidé de résumer une bonne partie de leurs parcours en imaginant un blind-test taillé sur mesure et terminé de façon un peu surréaliste dans un taxi filant vers l’aéroport de Roissy – avec un Bernard Sumner installé à l’avant… “Je suis en malade à l’arrière”, déclara-t-il au moment de monter en voiture, un aveu jusqu’ici gardé secret et qui reste pourtant l’un des plus grands scoops de nos années RPM.


Si Johnny Marr ne donnait plus aucun signe probant d’activisme musical, Bernard Sumner semblait, lui, juste occupé à relancer la saga New Order. C’est donc un peu par surprise que l’on retrouve ces parrains des scènes pop et dance actuelles, sous l’identité Electronic, fort d’un troisième album, Twisted Tenderness, bien plus rock que ses prédécesseurs – tous deux essentiels -, qui hésitaient encore entre pop racée et disco-house à la sauce italienne. Le blind-test était bien sûr le seul moyen de retracer les parcours respectifs deux des figures essentielles de l’histoire musicale de ces vingt dernières années.

Paul Haig, The Only Truth

Bernard : (Il réfléchit.) Paul Haig ! C’est moi qui ai produit ça ? (Il écoute.) Est-ce que je joue de la guitare aussi ? Là, on plonge vraiment loin dans le passé. À une époque, j’ai produit pas mal de disques, essentiellement pour Factory. En fait, je voulais maîtriser tous les arcanes de la production… De cette période, il y a un album dont je suis particulièrement fier, c’est le Looking From A Hilltop de Section 25 : je crois qu’il a eu une influence certaine sur la scène électronique actuelle. J’ai aussi travaillé sur le Freaky Dancin’ des Happy Mondays
Johnny : N’oublie pas Quando Quango, également.
Bernard : En particulier mon son de guitare, d’ailleurs. Musicalement, il fallait que je progresse, à tous les niveaux, et je me servais des disques des autres pour progresser justement.

Stex, Still Feel The Rain

Johnny : Stex ! J’adore ce morceau… Je me souviens très bien de l’enregistrement : c’était comme de faire un disque avec les mômes qui jouaient dans Fame. (Rires.) Lorsque j’ai enregistré ma partie guitare, tout le groupe était présent, les filles étaient assises sur la table de mixage, des filles vraiment sexy, qui ne cessaient pas de se trémousser. C’est marrant que vous nous fassiez écouter ce morceau parce que le type qui l’a enregistré a également travaillé sur Twisted Tenderness. D’ailleurs, la première fois que l’on est arrivé au studio, il m’a salué de façon très amicale. Et comme je ne m’en souvenais pas du tout, je me demandais pourquoi ce gars se permettait autant de libertés !

Freeez, I.O.U.

Bernard : Oh, Freeez, I.O.U. ! J’ai toujours trouvé ce morceau excellent. C’est Arthur Baker qui l’a produit. Avec Johnny, on a voulu travailler avec lui pour ce nouvel album parce que j’ai toujours admiré son travail sur les rythmes, auxquels il a toujours su conférer une certaine ampleur, une certaine agressivité.
Johnny : Je le connais personnellement grâce à Bernard et je voulais vraiment collaborer avec lui. Barney n’avait pas arrêté, depuis les débuts d’Electronic, de me parler de la façon dont il travaillait. J’ai toujours pensé que ce pouvait être l’un des seuls à savoir presque mieux que nous ce que nous voulions. On a rencontré d’autres producteurs avant de commencer le disque, mais on a vite compris que nous avions besoin d’Arthur Baker. Il a en fait coproduit l’album avec nous. Car personne ne pourrait produire Electronic entièrement, tout simplement parce que nous avons des idées très arrêtées parfois. À la fin des années 1980, Arthur a un peu disparu, mais il revient bien en ce moment. Quand on l’a rencontré pour lui proposer une collaboration, il travaillait avec Ash et le son qu’il a donné à leur disque est vraiment puissant.

Fridge, Astrozero

Bernard : Je ne vois pas… Ah, oui, c’est Fridge. C’est Arthur qui nous les a présentés. Sur l’album, ils ont contribué à quelques rythmiques et quelques arrangements.
Johnny : Ce qui m’a le plus surpris avec ces gamins, c’est qu’ils ne touchent à aucune drogue, alors qu’à l’écoute de leur musique, tu pourrais avoir des doutes…
Bernard : Pour ce disque, il fallait que l’on s’ouvre au monde extérieur. Quand tu es juste deux dans un groupe, que tu es à la fois compositeur, chanteur, musicien, producteur, tu peux rapidement tourner en rond, perdre ton temps à vouloir tout refaire. Il est important de savoir s’entourer… Massive Attack sait très bien le faire, ils choisissent toujours les gens qu’il faut au moment où il le faut. Nous avons essayé de travailler un peu dans le même esprit. C’est pour cela qu’on a également fait appel à Murph, l’ancien clavier de Cameo. Lui, en revanche, il fume de l’herbe à ne plus savoir qu’en faire. Il est vraiment dans l’espace. En fait, pour ce disque, nous nous sommes vraiment astreints à une discipline, nous procédions toujours de la même façon… Juste avec des guitares, nous enregistrions trois chansons sur mon ordinateur puis Johnny me laissait trouver les paroles et les mélodies. On apportait ensuite les chansons au bassiste et au guitariste et on les enregistrait comme un vrai groupe. Et nous avions des maquettes très basiques, sans aucune décoration, aucun arrangement. Ensuite, on passait ces démos à Murph, on l’enfermait dans une pièce, on lui laissait plein d’herbes et on revenait douze heures après ! Enfin, on récupérait le tout pour y ajouter nos rythmes, nos sons. On voulait vraiment éviter de revenir à une production trop propre, ce qui a toujours été notre défaut jusqu’à présent. Et puis, avant, nous étions trop obnubilés par les ordinateurs. Et quand Johnny a une souris à la main, il ne peut pas jouer de guitare. On voulait vraiment apporter un peu de fraîcheur dans le monde d’Electronic. Pas parce que nous n’avions pas confiance en nous, mais nous voulions éviter le syndrome de la claustrophobie. La musique, c’est aussi une histoire de communication.

The The, The Beaten Generation

Johnny : The Beaten Generation ! Chaque fois que j’écoute ce morceau, j’imagine Matt en train de conduire un van sur une autoroute américaine ! Après la séparation des Smiths, je n’avais jamais eu l’intention de devenir une sorte de musicien de session. Mais, lorsque tu quittes un groupe, où les trois autres personnes ont été tes amis proches, pour certains depuis l’âge de treize ou quatorze ans, il n’est pas facile de retomber sur ses pieds. Pour plein de raisons, on s’est séparé, mais je n’allais pas arrêter pour autant d’enregistrer des disques, tout simplement parce que c’est ce que j’ai toujours fait ! Quand j’ai travaillé avec Bryan Ferry (sur l’album Bête Noire, 1987), j’étais encore dans les Smiths, mais le disque a été très long à faire et quand il est sorti, le groupe n’existait plus. Pour les Talking Heads (sur l’album Naked, 1988), c’était surtout une faveur que je faisais à Steve Lillywhite. D’ailleurs, il existe une anecdote assez amusante. Alors que je débarque à Paris, David Byrne me laisse son appartement pour que je puisse y habiter et je trouve cette attention particulièrement gentille. Mais la première nuit, je m’aperçois qu’il est situé juste au-dessus d’un club : impossible de dormir !
Bernard : Au lieu de se plaindre, n’importe qui d’autre que Johnny serait descendu au club pour aller danser !
Johnny : Sinon, pour en revenir à The The, il faut quand même savoir que Matt m’avait demandé d’être dans le groupe avant même que je ne rejoigne The Smiths. J’avais 17 ans, je ne connaissais pas encore Morrissey. Le problème, c’est que ni lui ni moi n’avions d’argent et qu’il habitait Londres et moi, Manchester.

Sub Sub feat. Bernard Sumner, This Time I’m Not Wrong

Bernard : Sub Sub, une sacrée chanson ! Ils ont changé de nom maintenant, ils s’appellent Doves. Ils sont de Manchester. Jimi Goodwin, leur leader, joue de la basse sur notre album et a fait pas mal de chœurs. Ils m’ont fait écouter ce morceau et m’ont demandé d’écrire un texte et une mélodie. J’ai énormément de respect pour ce groupe. Il n’a pas la reconnaissance qu’il devrait avoir… Sub Sub avait eu un hit avec Ain’t No Love, un morceau purement house paru sur Rob’s Records, le label du manager de New Order, Rob Gretton. Et personne n’a accepté qu’ils changent de direction. Ils ont été tués par ce seul titre. Johnny et moi, on a connu ce genre de situations par le passé. Mais eux n’ont jamais pu s’en remettre. Ils se sont aussi enfermés trop longtemps dans leur studio, qui était auparavant le local de répèt’ de New Order.

The Chemical Brothers, Lost In The K-Hole

Johnny : A Certain Ratio ? Revenge ?
Bernard : The Chemical Brothers, ah bon ?! Ce sont vraiment deux types adorables. Sur Twisted Tenderness, je travaillais les lundi, mardi, et mercredi. Le jeudi, je rentrais à Manchester pour répéter avec New Order. Auparavant, ma philosophie avait toujours été de ne jamais faire plus d’une chose à la fois… Pourtant, quand Tom et Ed m’ont contacté, je n’ai pas pu refuser mais je n’ai pas pu consacrer beaucoup de temps au projet. On a fait le morceau avec Bobby Gillespie. J’ai écrit le texte, la mélodie et nous avons chanté tous les deux. Bobby est un type cool. Je joue aussi de la guitare sur le prochain album de Primal Scream (XTRMNTR, paru en janvier en 2000). J’étais vraiment content qu’ils m’appellent juste pour faire ça, ça faisait longtemps que je n’avais pas joué que de la guitare. J’ai eu l’impression de retrouver mes racines. Je connais Bobby depuis longtemps parce qu’il jouait au début des années 1980 dans un groupe appelé The Wake, qui a ensuite signé sur Factory. On a fait quelques concerts avec eux à l’époque.

Family, Como Un Aviador

Johnny : C’est un pirate de New Order ? Une version démo ? Ah non, ce n’est pas chanté en anglais…
Bernard : Ah, on sonnait comme ça à l’époque… C’est bizarre. (Sourire.)
Johnny : Pour moi, être une influence, ce n’est vraiment pas un problème. Ma réponse est sans doute convenue, mais j’ai toujours pris ça comme un hommage d’être cité comme référence par d’autres musiciens. Tout le monde a commencé à faire de la musique parce qu’il souhaitait ressembler à untel ou untel. C’est une réaction normale… Non, ce que je n’aime pas en musique, c’est quand les gens essayent de trop jouer au malin, d’étaler leur intelligence. C’est pour cela que je n’ai pas du tout aimé l’album d’UNKLE. Je le trouve trop pensé… Trop produit.

Neil Young, Hey Hey My My

Johnny : Neil Young, en live…
Bernard : J’ai toujours adoré son style de guitare. C’est sans doute l’une de mes plus grandes influences à ce niveau-là. Il a un style très particulier, surtout pour les soli. Et puis, j’adore sa voix. Il a écrit d’excellentes chansons. Cortez The Killer est certainement ma préférée.
Johnny : Neil Young a occupé une énorme place chez moi, quand j’étais môme. En fait, je vais t’expliquer l’une des raisons pour laquelle je suis un musicien si schizophrénique. Ma sœur a onze mois de moins que moi et a toujours été très hip. À quinze, seize ans, chaque vendredi soir, j’invitais des copains dans ma chambre et l’on écoutait Neil Young, en fumant. Ma sœur, elle, était dans la sienne, avec ses amis et écoutait Chic. Un soir, un de ces copains est entré et s’est assis : “Dites donc les gars, pas vraiment l’impression que vous vous amusez”. Alors, la semaine suivante, je suis allé dans la chambre de ma sœur et j’ai découvert I Want Your Love de Chic. Et sept jours plus tard, j’ai refusé l’entrée à mes potes pour n’écouter que les disques de ma sœur. J’aimais toujours Neil Young, mais je m’entraînais à rejouer les parties de Nile Rodgers sur une guitare acoustique. Même du temps des Smiths, j’utilisais des références à Chic. Sur The Boy With The Thorn In His Side, sur le deuxièmpe couplet, ça relève presque du décalque ! Pareil sur Getting Away With It, d’ailleurs… Tu vois : je crois être le seul à pouvoir écouter Hey Hey My My et finir par parler de Chic !

DMX Krew, 17 Ways To Break Your Heart

Johnny : Je ne vois pas du tout ce que c’est, mais j’aime bien.
Bernard : Ouais, bof… Un type aussi vieux que moi ne voit pas l’intérêt de se tourner à ce point vers le passé, avec autant de mimétisme !
Johnny : J’adore écouter des nouveautés, car tu peux toujours apprendre quelque chose. Tous mes amis achètent des tonnes de disques… Malgré ce que les gens peuvent croire, je ne me ballade pas avec des pop stars. À part Bernard…
Bernard : Et Neil Tennant, et Noel Gallagher
Johnny : Ouais, mais ce ne sont pas des gens que je vois tous les jours. J’adore découvrir des groupes avant qu’ils n’enregistrent leur premier album. Oasis, je les ai vus jouer devant neuf personnes à Manchester. Et c’était incroyable, on voyait qu’ils pouvaient aller très loin. Quand un groupe démarre, il va toujours au bout de ses idées… À Manchester, il y a ce type, Badly Drawn Boy. Il dit qu’il a déjà composé deux cents chansons mais je crois qu’il n’en a pas plus de trente, ce qui est déjà énorme. En tout cas, ce gars-là est vraiment doué.

Technotronic, Rockin’ Over The Beat (The Bernard Sumner Remixes)

Johnny : Technotronic ! J’adore cette chanson.
Bernard : J’ai toujours trouvé que c’était un excellent morceau pop. C’est vraiment intéressant, parce que Johnny et moi, qu’on le veuille ou non, venons de l’underground et aujourd’hui, nous sommes attirés par des titres pop. Mon premier groupe, Joy Division, était presque l’archétype de la formation underground, je connais ce milieu sur le bout des doigts. J’ai toujours été intrigué par le domaine commercial, c’est un monde étonnant. En fait, si tu fais attention, il est beaucoup plus difficile de composer un hit, une vraie chanson pop qu’un truc underground.
Johnny : Composer une chanson pop est un véritable art.
Bernard : J’ai produit ce single parce que je voulais savoir comment on pouvait y parvenir… Mais, je ne sais pas encore comment écrire une chanson pop ! Enfin si, je sais, mais je ne sais pas si ce sera un hit ou pas.
Johnny : L’un des plus gros hits de ces vingt dernières années a surpris tout le monde puisqu’il s’agit de Smells Like Teen Spirit. Aussi pourri que soit devenu le business, le public se rendra toujours compte de la qualité des groupes… Qu’ils s’agissent de Nirvana, Air ou Oasis. La musique pop aura toujours le dernier mot face au marketing, j’y crois sincèrement même si ça peut sembler très idéaliste… Aujourd’hui, Electronic existe depuis dix ans. Mais, je ne me suis rendu du compte de l’importance du groupe que depuis un ou deux ans, surtout depuis que Skin, la chanteuse de Skunk Anansie, est venue me dire à quel point Getting Away With It avait été un morceau essentiel pour elle parce qu’il symbolisait la bande-son de son été 1989. Là, j’ai pris conscience que pour certaines personnes, Electronic représentait vraiment quelque chose. Que c’était un groupe important dans leur univers. Et ça, c’est une merveilleuse sensation.


Interview originalement parue en avril 1999, dans le n° 29 de la RPM.

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