Nico, The Marble Index (Elektra, 1968)

Nico, The Marble IndexC’est un calvaire, un Golgotha, un disque qu’il vaut mieux avoir sur la table qu’à l’esprit. Ce qu’un John Cale coupable en sourdine mais à peine, avait pris comme justificatif d’une déroute marchande annoncée.

« The Marble Index is an artefact, not a commodity.
You Can’t Sell Suicide. »

Cette image quand même, grand résumé parfait et moqueur de cette adolescence, la nôtre en adoration devant la figure d’un suicidé et la lente, patiente, archéologie de fait qui telle une enquête fantastique de Lovecraft nous ferait tracer les lignes de la connaissance rétrospective entre les Doors, l’incalculable Velvet Underground, et les inestimables Kraftwerk,  puis Can, trois groupes qui ont eu beaucoup de mal à descendre de l’ignoble piédestal où nous les avons placés pour l’éternité au nom de notre idolâtrie puérile mais toujours vivace pour Joy Division.

Un jour de cette quête, je peine à dire merveilleuse mais un peu absurde, mon camarade Franck M. avait trouvé une sorte de Graal, pas loin de deux cent francs de l’époque chez un disquaire dans une arrière-cour vers Bastille. The Marble Index, copie d’époque, assez bon état. Il y en avait peut-être deux exemplaires mais, dans le partage des tâches j’avais pour ma part opté pour l’acquisition de A Factory Sample, troisième trace du groupe fétiche, vraisemblablement un bootleg car il n’y a pas les autocollants d’origine, j’ai depuis vérifié. Je m’étais déjà fait avoir chez un petit disquaire de Croydon, juste à côté de la gare où j’avais fièrement acquis (dans les 15 livres, une somme à l’époque) une autre copie pirate de l’artefact Sordide Sentimental / Atmosphere /Dead Souls. Robert Hampson (Loop, Main),  qui n’était pas totalement étranger à l’approvisionnement occulte dudit magasin, m’a avoué récemment d’un air entendu que je n’avais pas été le seul à tomber dans le panneau*.

Nico, idole absolue, égérie de bien plus médiocre d’elle, plus belle femme vivante de notre panthéon d’alors, avait eu l’idée saugrenue, après avoir injecté dans ses veines de quoi tuer un continent de faiblesse, de mourir d’un tout bête accident de vélo. À Ibiza. À peu près au même moment où New Order tentait d’y poser les bases de Technique. Le 18 juillet 1988, très précisément. Le vélo, tour de France, tout ça, un petit lien avec le vaterland via Kraftwerk. Cologne, Düsseldorf, moins de 39 km par voies fluviales, la belle affaire. L’humour noir jaillit volontiers de l’épuisement, pas toujours mais souvent. Question de braquet.

Nico alors, petite reine dont nous achetions tout et n’importe quoi, à n’importe qui. Des bootlegs k7 douteux que nous retrouvions dans les rayons de la Fnac en cd quelques semaines après. Des putains de VHS pirates absolument merdiques, tournées au caméscope dans des endroits tellement enfumés qu’on n’y voyait rien. Elle, si peu, à peine. Elle n’avait qu’à paraître pour nous hypnotiser.

Nous perdions alors tout espoir de la voir dans ce bel écrin local qu’aurait été pour elle, le Palais des Fêtes, joyau de la Neustadt, à l’angle de la rue Sellenick et de la rue de Phalsbourg, batisse néo-gothique, et néo-renaissance construite sous régence allemande en 1903, et pourtant considérée comme la première trace de l’Art Nouveau à Strasbourg. Dans cette salle, maintes fééries d’époque (Marc Seberg — avec reprise de Venus In Furs entièrement sponsorisée par le chaussier anglais Reebok, Dead Can Dance avec interdiction de fumer dans la salle, Laibach — avec interdiction des fans maghrébins, merci aux connards du FNJ local, Blur — r.a.s. par contre, super concert), des souvenirs mouvementés de bourses aux disques, mais jamais plus de Christa. Fata Morgana, wesh. Elle y aurait pourtant trôné avec beaucoup d’aisance en dépit du mal alentour, la Gestapo y ayant posé ses quartiers non loin. Voire juste en face. Ce que nous ignorions encore à l’époque.

Que nous préférions consacrer aux saintes écritures de l’après Velvet Underground. À des disques que nous écoutions alors religieusement, sans déconner un seul instant. Comme ceux de John Cale (Loulou, mis à part Transformer, c’est venu paradoxalement bien plus tard), avec foi et dévotion.

Mais The Marble Index, non, jamais, une unique écoute avait suffit à nous en méfier absolument. Malheureux ! Soldat sans joie, déguerpis ! Une tannée, une purge. Une épreuve pour laquelle, malgré nos petites appétences morbides, nous n’étions absolument pas prêts. C’est malheureusement venu plus tard, à un âge raisonnable où l’on n’a jamais réussi à se raisonner. Mais, dans les pires moments, ceux où aucun espoir n’est plus permis, ceux où même la vue d’un sépia automnal ne vous fait plus le moindre effet, il est deux disques qui permettent de voir le fond du trou, si ce n’est la mort en face, et d’en repartir et d’y faire face d’une manière ou d’une autre. Deux disques qui, dans leur noirceur étouffante provoquent finalement l’effet inverse. L’autre étant Pornography (The Cure, 1982). Des refuges de malheur dont on connaît malheureusement (comme la psychanalyse nous a appris à nous connaître) les moindres recoins.

Si la comparaison peut cesser d’emblée, ce qui n’est pas fantaisiste, c’est que contrairement à The Marble Index, Pornography reste malgré ses méchantes escarres un pur produit de l’industrie des loisirs. The Marble Index, en aucun cas. Une insidieuse guerre ouverte à l’entertainment, de l’époque et à jamais. Ce sera son seul disque pour Elektra.

Le producteur originel, Frazier Mohawk, aguerri mais à peine sa fréquentation du Buffalo Springfield et justement saisi d’horreur devant tant de profondeur, laisse bien vite le scaphandre de producteur à celui qui (irait cachetonner, ou presque conjointement, en produisant le premier album des Stooges dans la même maison) n’était à l’origine qu’un arrangeur. John Cale signe alors, se basant sur les mélopées d’une femme et de son unique harmonium, une homélie minimale. Une vision simplifiée d’un disque qui aurait pu être un double album. Mais personne n’était alors capable de supporter cela et ne le sera jamais.

Sur son lit de mort et malgré tous ses efforts postérieurs du cul, Scott Walker y a probablement pensé. Alan Vega et Mark Hollis, c’est moins sûr, quoique ; mais vous avez l’idée.

Je vous prends en pitié, je vous donne une porte d’entrée. Pour qui voudrait découvrir l’œuvre de Nico après le Velvet, il y a Chelsea Girl (1967). Un des plus beaux albums de tous les temps. Mais beau, dans le sens, presque joli, hautain sous des dehors mièvres. Plus au fait, les Peel Sessions. Quatre morceaux indispensables gravés en live à la BBC, une merveille. Existe en cassette pour les jours de pluie. Sortis à l’unisson d’autres grandes idoles de la galéjade sur le même format Strange Fruit Records. Syd Barrett, Joy Division, la première de New Order avec la reprise lunaire du Turn The Heater On du célèbre comique jamaïcain Keith Hudson. Soi-disant enregistrée car c’était l’un des morceaux fétiches de Ian Curtis, tiens encore lui. Tout ça pour vous donner une vague idée du très haut ressort marrant des choses auxquelles nous nous livrions à l’achat alors, tout en refusant hebdomadairement des enregistrements illicites du groupe de momies xptdr Christian Death, à croire que notre humour avait déjà de bonnes et solides limites.

Sur cette Peel Session de 1971, on retrouve des bouts de The Marble Index (et du Desertshore non moins important réédité conjointement mais on n’as pas toute la vie) c’est peut-être le plus beau disque de Nico, en fait. Beau non, rarement mais le plus important.

The Marble Index, alors que le monde s’agite et entame un semblant de révolution, c’est 1968, n’en est pas moins une dague dans la carotide d’un futur que l’on imagine meilleur. T’as qu’à croire mon gogol. Un vol de corbeaux sous la banquise, voyez pour l’image. Est-elle malheureuse ? Sûrement, mais dure au mal. Cynique ? A posteriori, oui mais de la manière dont les Germains sont décrits dans les films des frères Coen (les fake Kraftwerk du Big Lebowski, ç’eut été bien plus drôle avec Laibach, non ?) Non ? Non. Pas vraiment le genre de la maison. Aucun humour, aucun second degré possible**. On peine à imaginer que ce disque fut enregistré à Los Angeles. Nico y prend son envol artistique et beaucoup, beaucoup d’héroïne.

Prelude, Randy Newman chez Slint, t’as déjà tout en une minute, de Tortoise à Durutti Column via Max Roach. Lawns Of Dawns, faut supporter, fréquences perforantes, bruits de digestion et tortures de molaires entre Pan Sonic, Merzbow et Aphex Twin (je ne plaisante pas), mantra oppressant inéluctable. No One Is There, grand bol d’air en Forêt Noire en comparaison, crin-crin de Cale assez omniprésent au viola. Presque le morceau le plus aéré du disque, aéré comme une fin de marche en montagne, quand la fatigue et les douleurs musculaires, l’asthme et la déshydratation vous font halluciner de douleur et de vie. Ari’s Song. Chanson pour feu le fils unique que ce salopard de Delon n’a jamais reconnu, beau baptême à cet angelot, petit chevalier du malheur en devenir qui doit prendre conscience, à son écoute qu’il brûlera en enfer tout du long de son existence maudite. Il n’a alors que six ans, merci papa, merci maman.  Facing The Wind, qui fout la honte à toutes tentatives extrêmes ultérieures. Du Swans unplugged, mais cent coudées au-dessus en termes de tension et d’angoisse. On y voit l’absolu génie de Cale et tout ce qu’il a pu apporter de ses classes et classiques et au sein du Dream Syndicate (ou Theatre Of Eternal Music) en compagnie de Tony Conrad, La Monte Young, Angus MacLise, Terry Riley et Marian Zazeela. Sa finesse de brute, en somme. Julius Caesar***, on note un motif toi aussi mon fils l’assassin des mouches, presque un beau morceau folk en dépit de sa scansion hyper stressante. Il faut bien dire que The Marble Index ne vous laisse (et ne nous laissera) jamais tranquille, le peu de moments de répit n’étant que des chausse-trappes. On n’est pas là pour ça, remarquez. D’un vortex fantomatique et glacial surgit Frozen Warnings, qu’elle psalmodiera tout au long de sa non-carrière. Quelques notes pour s’y retrouver dans le chaos surement. Un tube rassurant pour elle, peut-être. La matrice du Transmission de Joy Division à coup sûr. Vous pouvez toujours fredonner. Mais la nuit tombe, Evening Of Light, noir total, iridescence de méduses dans la mer morte, sons et tessitures hypermodernes pour l’époque. Le cursus intégral du rock gothique, de la cold wave et assimilés en PLS, des 10/15 ans avant. Roses In The Snow, peut être le morceau le plus censé, comme du Anne Briggs enfermée et déjà morte dans une chambre froide, du Karen Dalton dans l’antichambre de l’enfer. Et des scansions répétitives en sous-fractions, façon Kraftwerk d’avant l’invention de la roue. Nibelungen, a cappella, la curée, la tannée, quoique la voix est alors à son plus mélodieux. Dame Bathory à son plus élégiaque, voilà pour l’image. Non mais c’est beau à pleurer. Et il a fallu y arriver, à cette ascèse en plein marasme — le terme est bien faible — à cet aveu de beauté dans une mare de sang séché depuis longtemps. À faire passer Beefheart à son plus frondeur pour un vulgaire Balavoine. Antonin Artaud pour Zouc, Einstürzende Neubauten pour Paul Préboist en fin de banquet. Le seul disque dont Werner Herzog aurait pu ou dû mourir en tentant de l’adapter en opéra pas rauque. Car ce n’est même pas seulement le disque le plus impressionnant et indépassable de Nico, c’est probablement aussi le plus « beau » disque de John Cale. Et pourtant. Et d’ailleurs. De l’anti-rock. D’une autre dimension. Nico y est déjà morte mais encore vivante.

Et tou(s)tes celles qui prendrons cette malédiction comme inspiration, n’y parviendront mais que de très très loin : Catherine Ribeiro (bien qu’elle s’en défende), Anna Prucnal, Patti Smith, Siouxsie, Kate Bush (y’a débat mais), Ian Curtis, Dead Can Dance, Opal puis Kendra Smith en solo, Stereolab, Beth Gibbons, Broadcast, Ela Orleans, Jenny Hval, Cate Le Bon, Anika, Heimat, Björk, Dean Blunt, Lankum, Weyes Blood ou encore Marie Klock sur l’hommage à Damien S.

Descendance à la hauteur mais jamais si cryptique, toutes nuances de gris en butte à la noirceur absolue de l’index de marbre. Indépassable, insurmontable, magnifiquement intolérable à qui veut garder sa raison aussi.


The Marble Index et Desertshore viennent tous deux d’être réédités par Domino Records, à vos risques et (grands) périls.
* Pour les sachants c’est celui avec le rond-central gorgone, je m’en suis longtemps contenté. J’ai quand même racheté un AUTRE pirate l’an dernier juste pour voir si le son était aussi intéressant (comprendre pourri) rassurez-vous…

** « J’aime beaucoup les allemands, ils n’ont absolument aucun humour mais ils savent s’amuser. », Michel H.

*** Comme par hasard également le titre d’un album de Smog dont l’aridité découle d’ici sans jamais en masquer les merveilles, tiens donc.

Une réflexion sur « Nico, The Marble Index (Elektra, 1968) »

  1. Merci pour ce moment de belle lecture, a la hauteur de cet album inoubliable. C est si rare. Le meilleur disque de Cale, évidemment, ainsi que le meilleur de Nico.
    Merci pour ce partage, on se sent moins seul face a ces chansons qui tracent la frontiere entre ce que nous sommes et voudrions etre.
    Je garde le « vol de corbeaux sous la banquise », celui là, soyez serein sans crainte, je vais le ressortir!
    Merci encore pour ce moment!

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