Hommage accidentel

OMA6

Christophe est mort. P. B. m’a appris la nouvelle avant tout autre, il a su, mieux que tout autre, ce qui était logé dans le sillage de celle-ci. Je reproduis ici une lettre que j’ai adressé à cet amoureux quitté-jamais-retrouvé. J’en ai bien conscience, la brièveté tant de la forme que du propos est à double tranchant : c’est sa spontanéité, sa vérité et en même temps sa fatuité. La seule question qui se pose pour moi c’est celle de l’intérêt de cette correspondance pour le lecteur.

Question ainsi résolue dans ma caboche : sinon les textes à trous et les souvenirs confettis — l’épistolaire — qui pour dire cette intimité de la pop de Christophe ? Revenir là dessus, changer le dispositif, ça serait faire autre chose qu’un hommage accidentel. Faire une chose dont je ne me sens pas capable et dont le résultat ne serait pas celui d’un au-revoir fidèle — il ne serait embué de charabia beau bizarre.

Avoir des souvenirs ne suffit pas, faut-il encore les reconnaître s’alanguissant et s’agenouillant à nos côtés. Les savoirs pleins d’une douleur ancienne et effondrée, les aimer pourtant. Eux et les chansons dans lesquelles ils sont cousus.

         Cher P.B.,

          À la faveur de ce que tu connais déjà, j’ai réécouté Oh ! Mon amour. Tu sais mieux que personne l’obsession que j’ai pu développer pour cette chanson. En l’écoutant ce matin, puis à nouveau ce soir, je retrouve les paroles que j’avais laissées loin dans les années. Je pourrais toutes les annoter et gloser des heures. Seulement, je vois bien que ce n’est pas le sujet. Ce qui, de ce jour lointain à aujourd’hui, conduit un tunnel à travers le temps ce n’est que la suite d’accords étrange et pincée, inquiète et pressée de l’arrangement

          Une amie me disait plus tôt dans la soirée qu’elle avait un souvenir mélancolique avec la chanson Les Marionnettes. Elle dit : ma nourrice me la chantait tous les jours – un jour, elle s’est jetée du Pont-Neuf.

          Résolument, je sais que c’est à cause de la chanson – ce n’est pas la raison de sa mort, c’est le fil de celle-ci. Les accords encore. Le yaourt que chante Christophe n’importe pas. Ce n’est pas dans les paroles que je retrouve aujourd’hui mes souvenirs intercalés.

          Ce qui importe, c’est là où nos émotions furent cryptées et bazardées aux premiers mouvements venus. Cet endroit : les accords. Une suite d’accords, un écho étrange, une bizarrerie de production, un rien qui appelle la mort, une promesse oubliée et une vétuste réalité. Je sais pourquoi la nourrice se jette du Pont-Neuf alors que j’en ignore la raison. Les accords disent tout cru ce que l’on entendait tournoyer dans nos crânes et pulser dans nos cages thoraciques, l’infini rien de la folie ordinaire : déraison, sidération, dévastation, abyssal manque de l’amour interrompu.

           Dans Oh ! Mon amour, il y a bien cette phrase pourtant : « la vie est belle même sans mémoire », et celle-ci, tendue comme son impossible miroir, « pardonne le mal que je t’ai fait ». Tout est vrai.  « Écoute-moi, avec le temps tu comprendras, je voudrais être ce pays où elle s’en va chercher encore. » Bizarrerie d’une chanson écrite sur un coin de table qui dit tout et rien. Rien et tout. Qui dit ce qui me fit l’écouter à m’en décrocher les tympans. Les chansons sont des défenestrations qui ne se connaissent pas encore. On bricole pour parler quand on est démentiellement submergé.

          En t’écrivant ce soir, je ne vais rien corriger, et inutile d’augmenter encore la peine et la mélancolie bien connue, les murs sont les mêmes, le ciel est à la même hauteur, tout est tout-vu, seulement, il faut me croire, la vie est belle avec mémoire. Cette même mémoire, cette mémoire qui est la mienne, qui après avoir été fureur et pleurs, n’est plus qu’une chanson lointaine, trop connue et surannée, comme un temple effondré, une citadelle dégommée, un bunker sur la plage abandonné, ou que sais-je d’éculé et d’aimé. La cicatrice est à la place où était la blessure : dans les accords. Tout va bien. Tout est mieux ainsi. Je t’ai tant aimé.

 

 

 

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