Il nous faudrait d’abord, et 5000 signes de plus ne seraient pas de trop*, évoquer largement le cas Swell Maps. Sur le sujet, Nikki Sudden lui-même fit une assez bonne analyse : « les Swell Maps auraient été bien meilleurs si le punk n’était pas arrivé ». Groupe le plus injustement mésestimé de l’époque punk, même si les récentes rééditions chez Secretly Canadian (2012) ont fait avancer cette cause fondamentale et de moins en moins perdue, faute de combattants. Formés dès 1972 dans la région de Birmingham sous une forme embryonnaire par les frères Nicholas et Kevin Godfrey (Nikki Sudden et Epic Soundtracks, donc) en compagnie de Richard Earl et du futur Television Personalities Jowe Head, ils invoquent des influences plus larges que les Stooges et les New York Dolls de rigueur en ces temps reculés. C’est donc aussi et surtout à T. Rex, à Can, à Faust, à Neu! et à l’inventivité débridée des premiers Roxy Music, de Brian Eno et du Velvet Underground qu’ils doivent leurs constructions effarouchées, dépassant déjà l’époque tout en la saisissant sur A Trip To Marineville (paru tardivement en 1979 chez Rough Trade) un disque sans qui The Pastels, Jesus And Mary Chain et Sonic Youth n’auraient jamais existé, puis déjà de manière arty plus prononcée sur …In « Jane From Occupied Europe » (1980), chef d’œuvre absolu du déjà post-punk.
Epic Soundtracks y livre d’ailleurs quelques pièces incongrues, faites bruits et de piano, plus proches d’Erik Satie ou de Morton Feldman que des Ramones.
Son parcours le mènera ensuite au sein de formations aussi diverses que These Immortal Souls, Crime And The City Solution, The Jacobites ou Red Krayola. Sinon dans le civil, par passion et pour assurer ses arrières on le retrouvera régulièrement derrière les mythiques comptoirs du Records and Tapes Exchange de Notting Hill Gate ou de celui de Plastic Passion sur Portobello Road. Pas un hasard si Alan McGee déclara un jour que sa gigantesque collection de vinyles fut le point de départ et la base des gouts supérieurs de la plupart des artistes signés sur Creation. Kevin Godfrey travaillait aussi depuis des années sur un recueil de ses propres chansons mais n’avait absolument pas confiance en sa voix, laissant la place, et c’est révélateur à celle à la fois chancelante et décidée de Robert Wyatt pour chanter ses compositions sur le EP Popular Classical (1981). Il finira par hériter de son père, musicien également, d’un piano droit sur lequel il remettra sur le métier plus d’une fois son ouvrage. C’est dire la surprise de se retrouver à l’automne 1992 nez à nez avec un disque aussi raffiné, ambitieux et marquant que Rise Above. Qui élève justement Kevin Godfrey au dessus du commun des mortels mais qui ne s’est pas fait tout seul puisque figurent au casting J Mascis (Dinosaur Jr), Kim Gordon, Lee Ranaldo et Thurston Moore (Sonic Youth), Anthony Thislethwaite (Waterboys, Jacobites), Will Pepper (Thee Hypnotics, East Village, Saint Etienne) ainsi que les vieux complices Rowland S. Howard (The Birthday Party, The Bad Seeds) et Martyn P. Casey (The Triffids, The Bad Seeds). Co-produit par l’intéressé avec l’australien Victor Van Vugt qui n’a a son actif alors que deux disques mais pas des moindres puisqu’il s’agit du premier album de The Apartments, The Evening Visits… And Stays For Years (1985) et The Good Son (1990) de Nick Cave et dont la liste des collaborations à venir fait un assez beau panthéon (PJ Harvey, Luna, The Walkabouts, Depeche Mode, Beth Orton), il bénéficiera également des arrangements lettrés d’Henry Olsen (Nico, Primal Scream et puis plus tard Beth Orton, Dot Allison, Baxter Dury).
L’album doit également la typographie de sa pochette au Pet Sounds des Beach Boys, c’est dire le niveau visé. Et généralement atteint quoique dans un autre genre, le genre de disque qu’on réécoute régulièrement, compagnon des moments de haute solitude, ajoutant des étincelles volontairement monotones à un réconfort absolu. Et qu’on feint tout de même de redécouvrir plus de vingt ans plus tard, à la faveur de cette réédition luxueuse comprenant sur deux cd pas moins de vingt-trois morceaux supplémentaires, démo et sessions de travail, ne suscitant pas nécessairement une indifférence ennuyée au bout de quelques écoutes. Parce que pour une fois on n’y entend pas que des squelettes de chansons, complétée par la suite, mais bien des possibles qui ont été à l’étude, avant d’être parfois revus à la baisse, en est témoin cette version luxuriante et baignée de cordes de She Sleeps Alone, un poil moins arrangée et finalement plus émouvante une fois le ménage fait et les cuivres ajoutés dans sa version définitive.
Comment ensuite décrire l’immensité absolue bien que crépusculaire de ce disque à quelqu’un ne l’ayant jamais écouté ?
Il serait bien simple voire simpliste, déjà parce que les deux hommes ont des tonalités de voix différentes, de dire que Rise Above est le meilleur disque que Nick Cave n’a jamais enregistré, pour le label Rough Trade en prime. Un Nick Cave fasciné par la générosité de la pop, bien décidé a afficher ses émotions négatives sous une forme presque badine, la grandiloquence en moins, la générosité en plus, plus proche en fait de Brian Wilson ou Carole King que de Johnny Cash ou Leonard Cohen. C’est l’œuvre définitive d’un homme à terre et au cœur brisé qui commence pourtant par un morceau presque enjoué, Fallen Down qui s’ouvre par ces mots : What’s the point of me writing this song ?/ You’ll never hear it, now you have gone…, illuminé par la guitare solaire de Lee Ranaldo. En un peu moins de quatre minutes, Epic Soundtracks, que ce soit à la batterie ou au piano, sait peut être que c’est sa dernière chance et donne tout.
Frôlant souvent le côté sépulcral du troisième album de Big Star (aka Sister Lovers) auquel son auteur voue un culte légitime bien avant que cela ne soit l’usage généralisé, Rise Above peut simplement se délimiter en deux parties, d’une part des morceaux piano/voix à peine colorés de cuivres ou de cordes (Ruthless, I Feel Good, I Don’t Know, Sad Song) puis d’autres, un peu plus arrangés, plus ou moins sombres. Farmer’s Daughter qui cache bien mal sa dépression au milieu d’une euphorie de façade, Big Apple Graveyard et sa tension rentrée qui finit par exploser, malgré son chant parfois en dehors des clous, mettant sévèrement Nick Cave à l’amende question dramaturgie. Meet Me On The Beach, comme du Glen Campbell lo-fi puis Wild Situation, pas loin encore des premiers Bad Seeds, assombri par la guitare cathartique de Rowland S. Howard. Et pour se terminer sur le précité She Sleeps Alone, une des plus belles chansons imparfaites jamais enregistrée.
Kevin Godfrey sortira deux autres disques estimables (Sleeping Star en 94 et le mal nommé Change My Life en 96) mais jamais au niveau de Rise Above et disparaitra brutalement le 5 novembre 1997, d’une probable overdose d’antidépresseurs à l’âge de 38 ans, une disparition à la Nick Drake suite à une énième rupture amoureuse.
Son frère Nikki Sudden le suivra dans la tombe, neuf ans plus tard.
Leurs disques en revanche sont désormais immortels, et celui-ci bien particulièrement.
Rise Above par Epic Soundtracks est sorti chez Easy Action en import.
Cet article a été originalement publié dans la RPM.
*D’ailleurs Jowe Head, quasi seul survivant, ne s’y est pas trompé et fera paraitre dans quelques semaines, sa version de l’ histoire qui s’annonce déjà passionnante. Précommande ici, sur le site de Rough Trade.
Grand disque. Merci.