Jean-Hervé Peron (Faust) : « Nous étions autodestructeurs »

Faust
Faust en 1971 / Photo : Juergen d. Ensthaler

Cinquante années après la sortie de son premier album, Faust reste un groupe dont beaucoup connaissent le nom, mais peu connaissent la musique. Polydor, leur premier label, pensait pourtant signer les Beatles Allemands. Si le parallèle fonctionne au niveau de l’innovation technologique, des expérimentations et d’une influence pour les artistes des décennies à venir, dans sa première incarnation, les membres de Faust ont, à l’opposé, donné le meilleur d’eux-mêmes pour s’assurer un suicide commercial constant. Tensions internes, refus de tout compromis, concerts chaotiques, tout était réuni pour créer un cocktail explosif et une musique hors norme et exceptionnelle. Le coffret 1971-1974 récemment sorti chez Bureau B permet de mesurer à quel point leurs idées ont été empruntées par The Fall, Sonic Youth, Joy Division, PIL et tant d’autres. C’est à l’occasion d’un étonnant concert Faust IV donné fin novembre au festival BBMix de Boulogne-Billancourt que Jean-Hervé Péron, membre fondateur de Faust, nous a accordé une interview rétrospective dont les détails et les anecdotes permettent de réaliser à quel point ce groupe a été et restera hors norme.

Jean-Hervé Peron
Jean-Hervé Peron / Photo : Alain Bibal

Pourriez-vous nous parler de votre vie avant Faust ?
Je suis né à Casablanca, il paraît que c’est très romantique. Presque aussitôt après, mes parents ont déménagé à Cherbourg, ville où j’ai grandi. Dès l’âge de dix ans, je n’arrivais pas à m’intégrer. Je rejetais toutes les conventions. Au lycée j’étais considéré comme contestataire. Je posais trop de questions aux professeurs. Quand la réponse ne me satisfaisait pas, je leur faisais savoir. Je me faisais virer régulièrement. Ça m’est arrivé souvent dans ma vie : Faust s’est fait virer de chez Polydor et de chez Virgin.

Enfant, avez-vous appris à jouer d’un instrument ?
Ma mère m’a obligé à apprendre la musique au patronage laïque. Je lui en suis reconnaissant. J’y ai appris la théorie, l’écriture et la lecture de la musique. Ça ne correspondait pas à mes goûts musicaux, je jouais au sein de formations militaires, mais ça m’a donné l’impression d’être un élément au sein d’un corps musical. J’ai appris la musique en jouant de la trompette et du cornet à piston. Plus tard, j’ai fait de la musique avec mes cousins. Nous avions fondé un groupe de Skiffle. On aimait le jazz, le blues, la country. On jouait aussi du Hugues Aufray.

Quelles étaient vos premières passions musicales ?
Cela remonte à l’époque du groupe avec mes cousins. Ma première claque a été la découverte de Louis Armstrong. J’ai enchaîné avec Miles Davis, Charlie Parker, Mingus. J’ai aimé la liberté de cette musique. C’est pour ça que je me suis rapidement tourné vers le free jazz.

Comment êtes-vous arrivé en Allemagne où vous avez fondé Faust ?
Je voulais avancer dans la vie, découvrir des choses. J’avais l’impression de faire du sur place en Normandie. C’est pour ça que je me suis barré aux États-Unis pendant un an. J’y suis retourné en 1968. La situation politique y était virulente. Je n’y étais pas du tout préparé. Vivre là-bas pendant une longue période m’a anesthésié. C’était un choc violent. J’y ai découvert les hippies, les beatniks, la beat generation, les chansons de Bob Dylan. En parallèle, c’était politiquement un peu borné, alors j’ai décidé de partir pour prendre la route pendant un an ou deux. Cette période d’errance s’est arrêtée à Hambourg car j’y ai rencontré les autres membres de Faust.

Comment avez-vous rejoint le groupe ?
Par l’intermédiaire d’une amie dont je suis tombé amoureux lorsque j’étais sur la route. Je l’ai suivi car elle partait étudier à Hambourg. Elle y connaissait Gunther Wüsthoff qui avait un appartement. Nous logions chez lui. Peu de temps après, Rudolf Sosna nous y a rejoints. Nous avons fondé un trio auquel nous ne voulions pas donner de nom. Avoir une étiquette ne nous semblait pas nécessaire. Mais la presse nous en demandait un car elle voulait parler de nous. Nous avons opté pour Nucleus, Noyau en français. Nous avons fusionné avec un autre trio et sommes devenus Faust.

Faust
Faust (1971)

Faust a été signé presque immédiatement sur Polydor et a bénéficié d’une liberté incroyable. Comment cela a-t-il pu être possible ?
C’est grâce à notre producteur, Uwe Nettelbeck. Il était déterminé et avait un seul objectif : donner à un groupe non conventionnel les mêmes moyens qu’un groupe à succès pour enregistrer leur musique. Il croyait en nous. Les groupuscules marginaux étaient condamnés à bricoler à l’époque. Uwe était un visionnaire. Il a réussi à convaincre Polydor avec une démo comprenant des bruits de marteau pilon et des extraits de publicités. Un morceau choquant. Il leur a dit que c’est ce qui allait se vendre dans les cinq ou dix années à venir. Il s’était juste trompé de vingt ans. J’ai beaucoup de respect et d’amour pour lui. Il était très convaincant. Quand il vous regardait, il vous hypnotisait. Sans lui, Faust n’aurait jamais existé. Il m’a fallu trente ans pour le réaliser. A l’époque, on le considérait comme notre ennemi. Quelle erreur…

Vous habitiez tous ensemble dans une école à Wümme qui vous servait également de studio d’enregistrement. Comment avez-vous atterri là-bas ?

Ce studio a été négocié auprès de Polydor par Uwe. Il se trouvait en pleine campagne, dans une ancienne école. Nous en disposions sept jours sur sept. Kurt Graupner était notre ingénieur du son. Il ne pensait qu’à innover. Il adorait les problèmes et les difficultés que nous lui imposions car ça le faisait avancer. C’est lui qui a créé nos fameuses “Black Box” qui étaient les précurseurs des pédales d’effets que l’on trouve aujourd’hui. Elles intégraient du fuzz, du delay, du Wah Wah etc etc. Il y avait même des effets extérieurs que l’on pouvait envoyer sur les autres box. Elles faisaient un mètre soixante-dix de longueur. J’en ai toujours une à la maison en état de marche. C’est du costaud car c’est “Made In Germany” (rire).

Faust
Faust


Comment se déroulait une journée typique pour le groupe à Wümme ?

Si tu m’avais posé la question il y a dix ans, je t’aurais répondu que c’était le bordel. On a passé des moments qui étaient une perte de temps, on a beaucoup rigolé. Mais je réalise seulement maintenant que nous passions 80% de notre temps à travailler notre musique. Nuit et jour. Malgré des caractères très marqués et différents nous avons eu la chance d’être en symbiose. C’est ça qui rend la musique de Faust exceptionnelle. C’est un cocktail composé avec des ingrédients qui ne sont pas compatibles. Entre deux sessions on fumait un joint et on allait en ville pour essayer de trouver des filles. On avait vingt ans et les hormones en ébullition.

Polydor n’a pas aimé votre premier album. Aviez-vous malgré tout un soutien chez eux ?
Non, ils se moquaient de l’art et de la musique. Ils voulaient juste gagner de l’argent. Si vous n’en rapportiez pas, on vous montrait la porte de sortie. Ils n’ont vu aucun potentiel dans notre premier album. Ils nous ont malgré tout laissé une dernière chance en précisant à notre manager que notre musique devait impérativement être plus abordable. Uwe nous en a parlé diplomatiquement. A aucun moment il ne nous a mis la pression. Pourtant il avait le cul entre deux chaises. C’est pour cette raison que So Far est plus mélodique. Il y a même quelques morceaux avec un début et une fin. Ironiquement on y trouve pourtant Rainy Day, un titre vraiment barré et tribal, qui est considéré comme “le tube” de Faust. Bon nombre de groupes le citent comme une influence. So Far a à peine mieux marché que l’album précédent. Résultat, on nous a virés.

Pourtant c’est un autre gros label, Virgin, qui vous a signé après Polydor.
Uwe a presque immédiatement décroché ce contrat. Ce n’est pas Richard Branson qui s’est intéressé à nous, seul le business le passionne, mais son cousin et associé Simon Draper. Lui s’y connaissait vraiment en musique. Il a vu un potentiel dans Faust. Il sentait qu’il se passait quelque chose d’intéressant en Allemagne. Je le soupçonne d’avoir inventé le terme Krautrock à cette occasion. Kraut est un terme qui fait peur. Il ramène au nazisme, on peut le traduire par « Boche ». Sans le savoir, il a choisi le groupe le plus autodestructeur de la scène Allemande. Nous ne faisions aucun compromis. Dès que quelque chose commençait à bien se passer pour nous, on le sabotait. C’est pour cette raison qu’aucun de nos albums ne se ressemble. Toute ma vie, mon motto a été : “droit devant”. Quitte à se casser la gueule. J’ai mis un peu d’eau dans mon vin aujourd’hui. A l’époque, j’ai blessé beaucoup de proches dans mon entourage. Y compris ma mère, dont je n’ai pas dû faire le bonheur. D’ailleurs elle avait un peu le même tempérament que moi. C’était une basque.


Faust live lors de leur précédent passage au festival BBMix en 2014

Aujourd’hui, vous jouez l’album Faust IV sur scène. Comment se traduit cette radicalité en live ?
Je voulais jouer un album de Faust en live sans le reproduire à l’identique, plutôt en le réinterprétant. C’est une idée que j’avais en tête depuis longtemps. Je savais que c’était possible car j’ai entendu beaucoup de reprises du groupe. J’ai voulu y ajouter quelque chose de nouveau : le respect du public. Jusqu’à récemment, j’étais intransigeant et arrogant. L’avis des gens qui venaient nous voir en concert ne m’intéressait pas. Ça ne veut pas dire qu’on se foutait de leur gueule, mais j’étais incapable du moindre compromis. On a perdu beaucoup de fans. Ceux qui le sont encore sont des inconditionnels. J’ai choisi Faust IV car je suis français, donc j’aime les chansons avec des mélodies, un couplet, un refrain et un message. C’est notre album qui s’en rapproche le plus. Pour ne pas copier les chansons de l’époque, j’ai voulu innover en me produisant avec des violons, un violoncelle, une contrebasse et un piano. J’ai passé un moment à Londres avec Yumi Hara pour réécrire des partitions. Au lieu de faire des solos de guitare, on fait des solos de violoncelle. Ces jeunes et talentueux musiciens se joignent à des membres plus anciens de la saga Faust comme Maxime Manac’h ou Amaury Cambuzat. Les gens qui l’accompagnent sont fous et disciplinés.

Aviez-vous pris du plaisir à enregistrer Faust IV ?
Nous avons enregistré à Shipton-on-Cherwell dans l’Oxfordshire. C’est dans ce petit village que se trouvait le manoir de Richard Branson. Il y avait installé un studio. Nous avions l’impression de nous retrouver à Wümme car nous vivions tous ensemble. C’était bien plus luxueux chez Branson. J’étais très heureux là-bas car il y avait un lévrier irlandais nommé Bootleg. J’adore les chiens. Il était aussi énorme que sympathique. Il s’y trouvait également une dame nommée Maggie. Elle était là pour nous faire à manger. C’est devenu une amie qui est maintenant ingénieur du son. L’atmosphère me plaisait car elle était un peu hippie. Les autres la détestaient. Rudolf Sosna était un visionnaire. La conception que les anglais se faisaient d’un groupe ne lui plaisait pas du tout. Virgin voulait nous rendre populaire en Grande Bretagne et ça a clashé. Nous n’étions pas du style à faire des compromis. Lorsque nous avons compris que l’objectif de Virgin était lucratif, avec de grosses tournées, nous avons engagé un processus d’autodestruction. Il ne fallait surtout pas nous mettre de carotte devant le nez. Notre objectif était de rester intègre et de ne pas vendre notre âme au diable.

Les titres inédits sortis récemment sous le nom de Punkt sont impressionnants de modernité. Aviez-vous conscience de leur côté intemporel à l’époque ?
Pour les cinquante ans de carrière du groupe, Bureau B nous a proposé de sortir quelque chose d’inédit. Ils nous ont demandé si nous avions encore des bandes. Pour une raison que j’ignore, il se trouve que j’en avais chez moi. J’ai eu le privilège de les numériser avec Amaury Cambuzat dans son studio à Naples, au pied du Vésuve. Ça m’a permis d’effectuer un long voyage dans le passé. Des images me sont revenues. C’était par moment fastidieux car il a fallu tout écouter en temps réel. Soit cinquante heures d’écoute sur cinq jours. Ce travail était fascinant car j’ai entendu des passages que j’avais complètement oubliés. J’ai pris beaucoup de notes pour pouvoir les éditer. Surtout pour nos bandes enregistrées à Munich car il y avait beaucoup de matériel non utilisé. Quelques rares extraits étaient déjà parus sur Recommended Records. Pour ce nouveau coffret, en grand connaisseur de Faust, Amaury a su garder l’esprit de Faust au mixage. Il a réussi à donner une nouvelle impulsion et de nouvelles couleurs en repêchant des éléments disparus. L’album ne s’appelle pas Punkt par hasard. En Allemand, ça veut dire point. C’est donc le point final de l’incarnation initiale de Faust. Depuis le groupe a connu plusieurs formations. Toutes conservent et transmettent l’esprit du groupe, chacune à sa façon. Il n’y a pas d’animosité apparente entre les différents membres. On se respecte, on se laisse tranquille, mais il n’y a pas de sympathie entre nous. On ne communique pas.

Jean-Hervé Peron - Faust
Jean-Hervé Peron – Faust / Photo : Alain Bibal


Les sessions de Munich se sont terminées de façon plutôt brutale.

Nous avons dû sauver les bandes avant qu’elles ne soient saisies. Notre roadie les a mis dans une voiture et a forcé les barrières de l’hôtel. Le studio d’enregistrement et l’hôtel nous réclamaient une grosse facture que Virgin refusait de payer. Nous avons dû nous rendre à la police. On s’en foutait de se retrouver en prison pour quelques jours du moment que notre musique était sauvée. Ce sont les mamans de Sosna et d’Irmler qui ont payé la caution et les factures. Merci à elles, ainsi qu’à toutes les femmes qui ont permis à Faust d’exister. Nous avons ruiné beaucoup de relations. Ça continue malheureusement encore. Nos compagnes nous soutiennent moralement et financièrement pour que l’histoire du groupe continue. Je compte bien en parler dans un livre que je vais écrire. Il n’y aura pas d’analyse, juste des histoires. J’adore en raconter. C’est pour ça que mes enfants et mes petits-enfants m’adorent.


Faust 1971-1974 est disponible chez Bureau B

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