En boucle

Ça frappe à la porte, ce vieux tambour.

C’est là.

Ça te dit viens, écoute-moi, tu ne sauras rien de mieux, quelle promesse, un peu d’âcre agréable au long de la gorge, un peu de poil qui se dresse en couches depuis les tréfonds du derme, hop, dressé, hop, dressé, ainsi de suite. Et ça recommence.

Le vieux tambour : une longue plainte, pourtant si vite passée, devenue tambour parce que tu l’as voulue, parce que tu as appuyé sur la touche ≤ maintes fois. Un nombre indécidable et indécidé.

Il continue.

Tu écoutes une chanson en boucle.

Faits et gestes

On se sent souvent démuni face à une chanson en boucle. D’abord, il y a l’autre, ou les autres, les personnes présentes, qui aiment bien parfois mais qui rapidement, toujours n’en peuvent plus. Ce n’est pas possible. C’est une pratique solitaire, solitude à laquelle je n’aperçois pas d’exception. L’intensité partagée, à deux, à plusieurs, tient dans un moment, dans une chanson, pas dans une indéfinition de chanson.

Un signe en tant qu’échange a environ un début, un milieu et une fin. Une chanson partagée aussi. Même sans mots, même avec des petits bouts ou des intros que l’on se repasse, on reste pris dans l’unité d’émission : échange : : : signe : : : voilà.

La boucle que nous apercevons, que j’évoque, est autre chose. Elle ne dit rien. Elle est plongée dans la sidération, dans le silence, à force de se répéter la langue la plus forte.

J’ai un petit catalogue de ces chansons dans lesquelles je suis tombé puis retombé en boucle – c’est-à-dire – j’ai connu une première boucle – puis une autre des semaines – ou des heures – ou des années plus tard. La boucle ne prévient pas. Elle ne frappe pas à la porte. Elle n’est pas exclusive en termes d’intensité, elle est particulière, et dit quelque chose en ce qu’elle existe.

Extrait

Premier tambour. Je travaille alors dans une toute petite maison, à la maquette et à la correction. Tout s’apprend sur le tas et en première ligne, tout ne va pas toujours fort, sauf le travail et l’amitié.

Dans Grooveshark – c’est l’époque, et c’est quand on maquette, c’est le privilège de l’artisan –, parce que j’ai lu un entretien avec Libération et aperçu la belle playlist qu’elle a fournie au journal, j’écris “Alela Diane”. Le troisième album vient de sortir, je connais bien le premier, va pour le deuxième.

Arrive la chanson du tambour, qui débute par un tambour.

The Ocean.

Dès les résonnances de la peau martelée, préparé par les chansons précédentes, je bascule. L’écoute n’est plus une écoute, mais une abstraction.

Je disparais du moment, ou plutôt de sa succession d’après ou d’avec d’autres moments. Je deviens pleinement le moment de cette chanson qui s’achève pourtant, alors qu’elle ne peut s’achever.

La chanson rejoue et continue mon état. La mélodie de la voix, trois accords sur le refrain, un seul sur le couplet, un accord à peine dessiné. Ce qui ne m’empêche pas de travailler : je n’ai pas cessé entretemps de rejeter des lignes, de serrer et desserrer des interlettrages. Sauf que :

et encore ≤ et ≤ et ≤

et je constate peu à peu, dans ce recoin de l’esprit qui se regarde faire comme il se regarde ressentir parfois, que je suis en train d’écouter une seule chanson, en boucle, dans mon casque, actif par ailleurs, le monde autour tournant, sans force pour sortir de ce mouvement répétitif, rejouer la chanson, écouter de nouveau la chanson, rejouer la chanson, écouter de nouveau la chanson, etc. J’ai tenu 3340 signes avant d’employer etc. J’ai passé trois heures cet après-midi-là à écouter une seule chanson en boucle, sans interruption.

Descendance

Une vraie chanson rencontre une vie. Je suis le garçon de l’histoire de la chanson d’Alela Diane, et je suis la fille, je n’ai pas entendu les vagues mais le chant des montagnes, et je l’entendrai toujours. Seul hic : je ne le sais pas encore.

Vient peu de temps après un autre tambour, Graham Nash, I Used To Be a King, présent sur la playlist, qui m’attrape un soir empilé sur des dizaines et des dizaines d’autres soirs solitaires, ceux qui naissent quand je me résous à épargner les amitiés de la ville. Ça dure moins que The Ocean : une petite heure contre trois, je me suis méfié, il est tard, je crois que je dois téléphoner, je crois qu’on m’attend. On ne m’attendra pas toujours, mais ça suffit alors à mettre fin.

Une note de prise, tout de même, un griffon sur un papier : le tambour surgit-il dans des périodes ?

État

De ce qui précède, on pourrait croire au calme et en faire une loi. On se tromperait. L’année suivante, je pars passer un week-end en Drôme. Les sentiments sont flous, les amitiés peuvent se méprendre et se croire exister face à l’amour. Une amie de ce genre glisse Les Chansons de l’innocence retrouvée d’Étienne Daho dans le lecteur de ma voiture. Ça crapote vitres grandes ouvertes, on n’entend rien, on parle et on rit beaucoup à quatre dans l’habitacle. Au retour, je négocie, le disque restera avec moi quelques jours, quelques semaines si l’on sait traîner.

Ça se passe alors dans ma cuisine, où je passe le temps quand je veux écrire plus et gamberger moins, où j’ai installé le vieux poste de mon adolescence. Le tambour, en surface. En surface.

Je me lève et me rassois, j’écoute le plus souvent debout mais pas toujours, pas exalté, juste debout et très concentré et incapable de mettre fin à cette concentration, donc à cette succession de la même chanson grâce à cette même touche.

C’est une chanson de Dominique A et c’est une chanson d’Étienne Daho, c’est une chanson qui parle de ma-vie-mon-œuvre mais pas que, j’ai peine à croire à ce que j’entends et je danse presque calme tout seul MAIS quand cet album des années plus tard trouve le chemin de mon compte Spotify et que, tandis que je rentre d’un des week-ends les plus importants de ma vie – dans le Var – consacré à corriger des cosmogonies – chez l’amie de ce genre devenue l’amie la plus vraie – la chanson arrive et je la mets et la remets et la remets en essayant de conduire tant bien que mal jusqu’à Marseille, le port pourvu de montagnes, et je me remémore tant d’états que je cogne très gentiment, très régulièrement le volant des mains pour que ces dernières ne se mettent pas à trembler, pas calme du tout mais tout de même en stase, comme chaque fois ET j’écoute de nouveau cette chanson, comme les autres, en écrivant cet article ET la boucle a repris ET je pense sur cette route du Var à la chanson qui rapidement vient se coller à En surface à l’époque de la cuisine ET cette chanson est L’Horizon, écrite par le même, chantée par lui, Dominique A.

Autre forme du tambour : chaque jour, dans le casque, dans les rues, avant et après le travail, L’Horizon. Le soir, à l’heure triste, L’Horizon. Un métronome de six minutes, qui dure six semaines. L’Horizon chasse En surface peu à peu, puis il se chasse lui-même.

Je favorise rarement l’accident de leur retour, mais ils me sont aussi chers que des piles de dizaines de mes disques préférés.

Passages

Fait : il y a des rues à traverser, et s’il faut interrompre les pas le temps d’une circulation, s’il faut risquer de perdre l’hypnose, alors je ne me retiens plus, depuis pas mal d’années désormais, de laisser mon corps bouger dans ce qu’on appellera de la danse, en essayant de ne pas effrayer le passant, en essayant de ne pas réprimer les mouvements, au risque certes d’avoir l’air de, mais avoir l’air de, c’est une vie peu risquée finalement, peu dangereuse, moins dangereuse que de ne rien, jamais, que de tout, toujours, retenir.

J’ai choisi, ce n’est pas grave, c’est pour soi, ce sont quatre secondes, quatre minutes, du passé.

Le tambour m’évoque parfois le consentement à cet appel : dire oui, ne pas serrer les mâchoires, appuyer sur repeat. C’est à soi, c’est soi, une expérience de soi. Profondément solitaire, pas un onanisme, parce que le monde entre, et parce qu’on ne vise rien. C’est là.

C’est rassurant ? À d’autres, je ne sais pas.

Il peut y avoir une sensation de maîtrise dans cet abandon au repeat.

Coda

Plus haut, il est question d’un petit catalogue, nous en avons ouvert quelques pages, il y en a d’autres, The Operation de Charlotte Gainsbourg, Regrets de Ben Folds Five, d’autres, et d’autres, et chaque page a ses histoires. J’aime lire les histoires des autres. J’aimerais bien faire une playlist avec les boucles des autres, si vous voulez bien me les envoyer.

 

Photos : Clément Chevrier

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