Dry Cleaning dans le TGV Chambéry-Challes-Les-Eaux / Paris Gare de Lyon

Un disque, un train.

Photo : Lisa Balavoine
[Chambéry]

 

Le train s’ébroue dans une ligne de basse. Pas de bol, je suis dans le sens inverse de la marche et je crains d’avoir mal au cœur si j’écris pendant le trajet. Ces derniers temps, j’ai souvent la sensation d’être encore toute petite, quand le moindre transport me rendait malade. Je ne sais pas si, au niveau équilibre, on peut être, avoir été, ne plus être, redevenir. Ceci dit, l’album ne dure que quarante minutes, alors ça devrait aller, il me faut plus de temps pour commencer à perdre pied.

Dès les premiers mots du premier titre, Scratchcard Lanyard, « Many years have passed but you’re still charming », j’ai envie de répondre : merci c’est gentil de vouloir me rassurer. Le temps n’est peut-être pas si cruel finalement. Très vite, la réverb des guitares me rappelle l’endroit que je quitte, ma seconde maison, pleine de cordes, d’amplis et de vinyles de Sonic Youth. Dans cette chanson, j’entends aussi quelque chose de Joy Division, c’est anglais, tout de suite ça se reconnaît, même si ici c’est une fille qui nous parle de bazooka. Unsmart Lady. De toute évidence, ça sonne comme la voix de Kim Gordon cette affaire. Forcément ça me plait, forcément le phrasé élégant et grave de la chanteuse-narratrice, forcément la sexytude assumée derrière la distance glacée, forcément oui, ça me plait. C’est plutôt une bonne surprise car je ne connais pas ce groupe, je l’ai juste vu passer sur une page FB la semaine dernière, je crois que c’était celle de Red. « Don’t cry, just drive ,» me susurre-t-elle, alors promis I won’t cry. On passe un tunnel, pause. Une fois la lumière et la connexion retrouvées, je cherche un peu, j’apprends que la voix si séduisante est celle de Florence Shaw, qu’elle est poétesse, je scrute son visage sur l’écran bleuté de mon téléphone, on dirait une des sylvidres dans Albator, les cheveux ultra longs, un charisme presque flippant, quasi spectral. « Do everything and feel nothing », scande-t-elle. Dans la vie, j’ai pourtant l’impression de ne faire que l’inverse, ne rien faire mais tout ressentir. Une histoire de Strong Feelings maybe. Ainsi quand la chamane clame « Kiss me, better you », je ne demande pas mieux mais ce train m’éloigne de plus en plus de mon amoureux. Là tout de suite, c’est malin, je voudrais faire demi-tour. La prêtresse conclut : « Too much to ask about, so don’t ask ». Bon d’accord, je ne dis plus rien.

Photo : Lisa Balavoine
[Aix-Les-Bains-Le-Revard]

On a déjà longé le lac. A l’aller, j’adore ce moment du voyage, comme si je rejoignais un bout de paradis. Mais le regarder défiler dans l’autre sens me serre le cœur. Une sorte de cut-up émotionnel me remue les chakras à chaque fois. Les textes de Florence Shaw sont ainsi fabriqués, à la façon dont s’exprimerait une évadée tardive de la Beat Generation, cadavres exquis de mots et de phrases, énoncés sans affect, dans un flot hypnotique. Un peu comme une séance d’EMDR dont je ressors toujours rincée mais plus légère. D’ailleurs le nom de ce groupe, Dry Cleaning résonne en écho : nettoyage à sec. Passer dans l’essoreuse, et ensuite se faire repasser à la vapeur. « What are the things you have to clear out ? » entend-on dans le très planant Leafy, et  ses riffs de guitare répétitifs. On tourne dans un cycle complet, la vie, le quotidien, l’inanité des tâches. Quand commence Her Hippo, on est lancés dedans à pleine vitesse. Pour la première fois depuis le début de l’album, la voix de Shaw se laisse aller à quelques envolées, s’éloignant ponctuellement de son débit monocorde mais toujours addictif. « Everyday is a dick ». Okay girl. New Long Leg vient confirmer ce mouvement avec une ritournelle presque enfantine. « Doo-Doo-Doo / Sometimes like this ». La vie est parfois comme ça oui, plus sautillante, plus virevoltante, mais elle finit sur « This absolutely huge fuck up ». Faudrait voir à ne pas s’emballer trop vite non plus.

[Macon-Loché]

C’est le seul arrêt du voyage, une de ces gares TGV perdues au milieu de nulle part. Ca n’a pas manqué, j’ai dû cesser d’écrire, je n’y parviens plus dans le train et c’est dommage, car j’y passe beaucoup de temps. Demain, j’en prendrai un autre pour Deauville, puis ce sera Limoges, puis Lyon, et d’ici là, ce train-là aussi je l’aurai repris. Il y en aurait des disques à écouter et des textes à imaginer. Mais on ne refait ni son oreille interne, ni son estomac, hélas.

L’écoute du disque reprend donc là, il reste quatre morceaux. Sur les internets, on parle beaucoup de post-punk à propos de ce groupe, mais à vrai dire je ne sais pas tellement ce que c’est le post-punk. Alors oui, il y a pendant tout l’album le spoken word de rigueur et l’ambiance générale est plutôt noisy,  mais il y a surtout une bonne guitare, une section rythmique qui emporte tout : Tom Dowse et Lewis Maynard ont l’air de bien s’entendre et c’est même vachement sexy par moments, notamment sur John Wick. Je ne suis pas surprise que l’album soit produit par John Parish, il me semble parfois voir planer l’ombre de Polly Jean. More Big Birds détonne un peu dans l’ensemble, beaucoup plus chantée, très mélodique, presque euphorique, enfin par rapport au reste. Tiens, il y a un grand soleil dehors, sur les champs qu’on traverse et la platitude du paysage paraît subitement sauvée par le disque. Encore une heure de route. J’aime bien la dissonance dans le morceau suivant, A.L.C, je suis sûre que ce serait super de voir ce groupe en concert, si un jour ça peut reprendre, c’est fou comme ça me manque. Mais c’est déjà le dernier titre, Every day Carry, à la fois dénouement et synthèse de ce disque. Chaque jour compte, chaque petite chose, chaque micro-événement, tout est important de ce que nous vivons, surtout ce qu’on ne remarque pas, le non spectaculaire et ça me va, c’est exactement ce que je pense de l’existence. Un grand plein de petits riens, une liste infinie, la trajectoire chaotique de nos vies.

Le disque est fini, le train arrive à Paris, la journée commence. Il est 13h12, on nous annonce une température extérieure de 9°, et peu de monde sur la ligne 4. Je file déjeuner chez Elsa et j’en profiterai pour demander à Fred de me mettre le Dry Cleaning de côté, je passerai le chercher lors de mon prochain voyage, quand je reviendrai.

New Long Leg de Dry Cleaning (4AD)

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