Devoir de mémoire

Début 97, pour la sortie de leur premier album « Homework », rencontre avec les Daft Punk.

Daft Punk / Photo : Philippe Levy
Daft Punk en une du numéro 12 de la RPM / Photo : Philippe Levy

Je me souviens bien de cette une photographiée par Philippe Levy – parmi les quelque 110 que j’ai accompagnées en quinze ans. Je m’en souviens bien pour un nombre assez incalculable de raisons. L’une des principales, c’est sans doute le débat qu’avait provoqué au sein de notre comité de rédaction haïku – Serge, Philippe, Éric, sans doute Jean-Fabien et moi, donc – la récente décision de ces deux garçons à peine sortis de l’adolescence de ne pas (plus) afficher leur tête, ni sur la couverture, ni dans l’article. Je n’étais pas d’accord avec ça. Je n’étais pas d’accord parce que cette décision me paraissait absurde. D’abord, parce qu’ils avaient déjà joué à visage découvert, parce que des photos d’eux avaient déjà circulé (et à chaque fois que je pense à ça, je pense à la très belle photo prise par Éric Pérez sur la scène de l’Ubu, lors des Trans Musicales de 1995), parce qu’on les avait vus aussi à la télé – pas forcément à une heure de grande audience mais quand même, je me souviens du bus dans les rues de Glasgow  ; ensuite, parce que je ne trouvais pas l’idée si originale que cela : The Residents, Kiss ou pendant un temps, Cabaret Voltaire avaient déjà joué sur l’anonymat. Cela dit, peut-être aussi que je n’aimais pas l’idée qu’on se plie à la volonté d’un artiste – je n’en suis pas sûr, mais je crois qu’à cette époque, j’étais à ce niveau-là de prétention un peu crasse… Mais je crois aussi que j’adorais l’opposition entre leurs vraies bouilles de rock stars – ils étaient fous de charisme juvénile – et le fait qu’ils avaient embrassé la techno pour exprimer leurs talents et j’étais un peu triste qu’on ne puisse pas jouer sur cet antagonisme… Et puis, surtout, je crois que cette décision me paraissait absurde parce que nous les connaissions si bien, parce que nous les avions vu littéralement grandir, parce que l’histoire de la RPM (et un tout petit peu de nos vies) était liée à leur histoire de musiciens… En défenseur acharné de la démocratie, j’ai fini par ravaler mes certitudes au détour du vote qui m’a donné tort. Tout comme l’avenir, d’ailleurs.

Daft Punk aux Transmusicales de Rennes 1995 / Photo : Eric Perez
Daft Punk aux Transmusicales de Rennes 1995 / Photo : Eric Perez

Aujourd’hui, plus de trente ans après les faits (30 ?!), il serait assez facile de bomber le torse, de rappeler à quel point cette couverture est visionnaire et que mince, en France, dans les médias, nous n’étions pas tant que ça à savoir déjà que Daft Punk allait triompher dans le monde entier. Je ne sais pas trop comment ça se passe ailleurs, mais à la RPM, contrairement à certaines apparences, il n’y avait pas de prétention de ce genre. Le choix d’une couve, c’était une mélodie qui nous serrait le cœur et qu’on écoutait en boucle (et quand je dis « en boucle », je crois que je suis loin de la vérité), une chanson qui nous faisait danser jusqu’au bout de la nuit, la conclusion d’une discussion sans queue ni tête – « on fonce, et on verra après » –, la volonté de réparer des injustices – oui, nous avions quand même cette naïveté-là – et la fidélité – c’est important la fidélité, je crois.

Daft Punk Melody Maker
L’origine du nom des Daft Punk dans la chronique de Darlin’ par Dave Jennings pour le Melody Maker, publiée le 1er mai 1993.

Ce qui nous plaisait aussi, c’étaient les histoires. Des histoires un peu incroyables qu’on avait envie de raconter aux autres. Et celle de Guy-Manuel de Homem Christo et Thomas Bangalter était à ce titre quand même pas mal – et malgré tout leur talent déjà avéré, je crois que personne n’aurait pu deviner à cet instant précis les futurs chapitres… Alors oui, nous la connaissions bien, cette histoire, parce qu’on les avait croisés quand ils étaient encore au lycée. Il y a eu Daniel, qui était devenu le manager de leur groupe Darlin’ où déjà, on devinait que ces gamins n’étaient pas tout à fait comme les autres – ils nourrissaient des rêves, certes comme tous les autres, mais eux étaient déjà sûrs qu’ils pourraient les réaliser et ça, ça n’a pas de prix. Ils avaient une classe certaine, une érudition dingue, des marottes – et c’est important, les marottes, en musique… Il y a eu le fameux double 45 tours paru sur le label de Stereolab, Duophonic, la chronique dans le NME (ou le Melody Maker – mais ce n’est pas très important), les trois mots pour qualifier la musique de Darlin’ (“daft punky thrash”), la passion pour Weatherall, la première rave et la Révolution (909). Il y a eu Serge (oui, le même que celui du comité de rédaction haïku…), le premier de la RPM à basculer dans la techno, qui les a accompagnés et chez qui les deux amis vont rencontrer les deux têtes pensantes du label écossais Soma Recordings… Il y a eu le premier maxi chroniqué dans le fanzine magic mushroom – le titre The New Wave était du sur mesure pour nous –, il y a eu les sets DJ, les live devenus cultes, il y a eu les remixes, les labels qui leur ont couru après. Il y a eu Da Funk, qui reste aujourd’hui comme un des plus beaux mariages entre rock et electro, l’un des meilleurs singles pop de l’histoire. Et il y a eu la suite…

Alors, pour tout cela, afficher Daft Punk en couve à la sortie de Homework en janvier 1997 s’était imposé comme une évidence. Je n’étais sans doute pas fan de tout l’album, mais encore une fois, le parcours assez dingue était si fascinant qu’on ne pouvait décemment pas passer à côté. Il y avait aussi, en plus de Da Funk, cet hymne génial qu’est Around The World – et son clip au diapason, chorégraphié par l’Andalouse Blanca Li et réalisé par le (presque) Versaillais Michel Gondry – et pour moi, rien qu’une telle chanson suffisait largement à justifier qu’on déroule le tapis rouge. Après, la RPM (et moi en tête de file) montrera moins de pertinence – j’ai massacré dans ses grandes largeurs Human After All et pour mon grand malheur, j’étais en pré-retraite à la sortie du dernier album studio, Random Access Memories, que je crois être leur grand œuvre – et n’ai donc pas pu faire mon mea culpa. Mais qu’importe… L’interview qui suit a été réalisée après la conférence de presse que Thomas et Guy-Manuel avaient donné le lendemain de leur deuxième prestation d’affilée aux Trans Musicales, où ils avaient rejoué dès 1996. C’était une fin de matinée, nous avions décidé de la faire à deux avec Philippe – nous faisions ça de temps à autres au début de la RPM, sous le pseudo des Frères Poussière (bah oui, en référence au premier nom des Chemical Brothers car nous en étions à ce degré de potacherie et déjà, de l’entre-soi…) et nous avions posé ces questions-là.


Daft Punk – Disco Inferno !

(originalement publié dans la RPM #12 daté de janvier / février 1997)

Deux gamins secouent le monde de la « musique de danse » – selon leurs propres termes – depuis deux ans maintenant. De Londres à Chicago, de Paris à New-York, Daft Punk suscite la même excitation. Avec la sortie – enfin – de Homework, premier album de ce duo étonnant, retour sur le parcours sans faute de Thomas Bangalter et Guy-Manuel De Homem-Cristo, deux surdoués aujourd’hui princes de l’underground, demain chouchous du grand public.

Article Les Frères Poussière / Photos Philippe Lévy

Samedi 2 décembre 1995. Un froid glacial et une grève générale d’ampleur nationale paralysent le pays depuis plusieurs semaines. Rennes, qui accueille les 17èmes Rencontres Transmusicales, n’est pas épargnée. Pourtant, 400 festivaliers ont bravé la froidure et les manifestations pour s’entasser dans l’Ubu, l’un des hauts-lieux du rock rennais. Une folle rumeur circule dans les rangs de l’assistance : les organisateurs auraient spécialement affrété un avion pour ramener deux gamins de Paris à Rennes. Stars, Thomas Bangalter et Guy-Manuel De Homem-Cristo ne le sont pourtant pas encore. Il leur suffira de deux minutes à peine, soit le temps de convaincre les incrédules et de faire taire les mauvaises langues en transformant l’Ubu en club torride. Au premier rang, Push, le rédacteur en chef de Muzik, la bible anglaise de la scène dance, n’en croit pas ses yeux. Il a depuis longtemps rangé calepin et stylo dans son blouson et, comme tout le monde, est pris d’une transe incontrôlée et incontrôlable. Il est à peine 17h00 et Daft Punk vient de convertir – une fois de plus – tous ceux qui ont approché d’un peu trop près sa disco infernale.

T’es OK

D’origine portugaise et noble, Guy-Manuel De Homem-Cristo nait à Paris le 8 février 1974. Thomas Bangalter voit également le jour à Paris mais un an plus tard, le 3 janvier 1975. Son père fur à l’origine du succès de Ottawan, rendu célèbre à la fin des années 70 par le célèbre tube T’es OK. Plutôt doué, c’est avec un an d’avance qu’il entre en 4ème et croise pour la première fois le jeune duc de Homem-Cristo en 1987, sur les bancs du lycée Carnot, dans le 17ème arrondissement de Paris. En quelques mois, les deux garçons deviennent inséparables : ils aiment les mêmes films, achètent les mêmes disques et lisent les mêmes livres. Seules leurs conquêtes féminines les différencient… Il faudra pourtant attendre quelques années, février 92 très exactement, avant que nos deux amis se décident à monter un groupe. En référence à Brian Wilson, ils choisissent pour nom Darlin’ et commencent à répéter. Après quelques semaines infructueuses, ils souhaitent recruter un troisième membre. Une petite annonce déposée à la Danceteria – ancien magasin de disques indie de la capitale – leur permet de rencontrer Laurent Mazzalai. Le trio ainsi constitué – Guy-Manuel (guitare, chant), Thomas (basse) et Laurent (guitare) – trouve également un fidèle supporter en la présence d’un disquaire de New Rose, l’autre boutique branchée parisienne : Daniel Dauxerre, alors bassiste de l’un des meilleurs groupes de noisy-pop français, Colm.

Une petite médiatisation

A l’été 92, Tim Gane de Stereolab contacte Colm pour participer à un single-compilation, pour son label Duophonic. Dauxerre en profite pour lui glisser une démo de ses petits protégés. En quelques jours, l’affaire est conclue. Shimmies In Super 8, un double 45 tours, paraît en septembre. Sur le premier disque, Darlin’ tient tête à Huggy Bear alors que Stereolab et Colm se partagent le second. Sans aucun doute anecdotiques, Cindy So Loud et leur reprise des Beach Boys, Darlin’ 2 révèlent pourtant déjà l’intérêt des jeunes gens pour les mélodies simples et accrocheuses, façon Brian Wilson, et le travail sur le son, dans la lignée d’un Phil Spector. A cette époque, l’Angleterre découvre le mouvement riot grrrl avec Huggy Bear et commence à s’intéresser à Stereolab – ce groupe emmené par un ex-McCarthy et une petite française – dont les 45 tours faits main s’arrachent en quelques heures. La France, pour sa part, se découvre une scène noisy de qualité avec Colm mais aussi Lucievacarme, Welcome To Julian, Swam Julian Swam ou Planète Zen. Cette sortie un peu inespérée aux côtés de trois groupes sous les feux de l’actualité profite donc à Darlin’, qui après quelques mois d’existence et seulement deux concerts connaît une petite médiatisation.

C’est aussi que Magic Mushroom, l’ancêtre du journal que vous tenez entre les mains, dans le cadre d’un dossier sur la scène musicale française permettra à Thomas et Guy-Manuel de donner leur première interview. A cette occasion, ils s’enflamment pour Kick Out The Jams du MC5 mais louent déjà les talents de Andy Weatherall pour son travail sur Loaded de Primal Scream, groupe qu’ils tiennent en haute estime « parce qu’il ne se limite pas au rock ». Thomas retient tout particulièrement de cette aventure les conditions de l’enregistrement. « Nous avions le contrôle des instruments et c’est l’essentiel ». Quant à Guy-Manuel, déjà grande gueule, il n’hésite pas à déclarer que lorsqu’il joue live, il a «  une impression de vide sous les pieds » et veut « que les gens pleurent de bonheur en nous écoutant ». Rien de moins. Pas tout à fait convaincu, le Melody Maker pour sa part déclare dans sa chronique du single que nos deux français ne sont que des « daft punks ». Mais Thomas et Guy-Manuel n’y prêtent guère attention car lorsque paraît cette critique, si Darlin ‘ – le nom – sert encore, Darlin’ – le groupe – n’existe déjà plus. D’ailleurs, nos deux amis ont déjà donné leur premier concert nouvelle formule au mois de septembre 92, Thomas a récupéré un sampler et Guy-Manuel joue de la basse. Très expérimentale, cette prestation dans le cadre des nuits Extralight qui se tiennent aux Caves du Chapelais à Paris, lance leur nouvelle aventure musicale.

Cette fameuse chronique

L’année 93 va marquer le vrai changement de cap de Guy-Manuel et Thomas. Ils s’achètent un peu de matériel – samplers, platines… – et en quelques mois, s’initient aux plaisirs de la musique dance : disques, styles, soirées, Dj’s. « C’est ce que je reprochais au milieu rock », confie Thomas, « une certaine étroitesse d’esprit et un besoin constant de références. Ce qui nous intéresse dans la musique de dance, c’est cette envie des gens à écouter des morceaux qu’ils ne connaissent pas. Contrairement au rock où tu vas aux concerts pour des titres que tu connais. Et cette approche radicalement différente donne un état d’esprit particulier. Les gens sont plus curieux, et à mon avis, plus ouverts. » A cette époque, il n’est donc pas rare de croiser les deux amis dans nombre de soirées techno. Et c’est lors d’une rave près d’Eurodisney, en septembre 93, que les deux jeunots vont faire une rencontre décisive avec Stuart McMillan et Orde Meikle, les deux musiciens de Slam responsables du label écossais Soma. Les deux parisiens remettent une cassette aux deux britanniques. En quelques semaines, label et duo tombent d’accord pour un premier single.

Tiré à 1000 exemplaires, The New Wave sort en avril 94, un maxi avec quatre titres : New Wave 1 & 2, Assault – le seul titre que regrette le groupe aujourd’hui – et Alive. Il paraît sous le nom de Daft Punk, en référence à cette fameuse chronique du Melody Maker. Propulsé par un rythme martial, pas très loin d’un Front 242 et d’une efficacité redoutable, Alive devient vite un des titres joués par les DJ’s les plus en vue. Et curieusement, un plus large public lui trouve également un intérêt car c’est une ligne de basse qui assure le tempo techno alors que la batterie et la mélodie ne dépareilleraient pas sur un disque rock. En Angleterre, les chroniques tombent les unes après les autres. Il faut dire qu’à l’époque, le Melody Maker a lancé une nouvelle scène qui fait beaucoup parler d’elle : The New Wave of the New Wave, vaste fourre-tout sensé regrouper une nouvelle génération de groupes punks où l’on retrouve pêle-mêle Elastica et These Animal Men, Shampoo ou S*M*A*S*H. Dans ce contexte, Daft Punk et son maxi intitulé The New Wave ne passent pas inaperçus. Si certaines chroniques ne cachent pas leur incrédulité et crient au coup monté, la plupart sont plutôt élogieuses. Dans son numéro 9, Magic Mushroom annonce « quatre titres dont ce Alive qui attire plus particulièrement l’attention de par une approche plus rock dans l’esprit. Rythmique extrêmement binaire et efficace avec un son de vraie batterie venant se mêler à un vrombissement entêtant et saturé » et décerne un 8/10 au maxi. Des deux côtés de la Manche, le disque est épuisé en quelques jours à peine. Coup d’essai, coup de maître. Aujourd’hui encore, Daft Punk accorde une place toute particulière à Alive. C’est d’ailleurs le seul titre de ce début en fanfare que l’on retrouve sur Homework. Pour Guy-Manuel, « Alive est un titre qui fonctionne toujours aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est justement de donner une touche intemporelle à nos morceaux. La musique que l’on aime, c’est celle qui reste, qui nous plaira toujours ». Pour Thomas, « Alive est particulièrement important parce que c’est grâce à lui que Daft Punk est devenu une affaire sérieuse ». Il faudra pourtant attendre un an tout juste avant de voir réapparaître nos deux compères. Ce succès les a un peu pris au dépourvu et ils ne veulent surtout pas compromettre leurs chances en ratant la suite. « Après avoir sorti The New Wave, nous nous sommes aperçus que tout ne nous plaisait pas », confesse Guy-Manuel. « Alors, on s’est pris la tête un an avant de sortir le second. Même si au final, il ne faut surtout pas perdre sa spontanéité, je crois que nous sommes devenus perfectionnistes. » Lorsque sort Da Funk / Rollin’ & Scratchin’ en avril 95, les Dj’s du monde entier en ont déjà fait deux de leurs titres de prédilection via une pré-sortie en white label. Mais c’est surtout le public et les médias que ce maxi impressionne. Da Funk commence par une sorte de son de la rue, capturé live, sans artifice. Mais lorsque la rythmique impressionnante et ce petit gimmick glam entêtant se mettent en place, le morceau se transforme en bombe groovy et funky. Quant à Rollin’ & Scratchin’, son rythme rigide et sa montée acide en font un hymne techno imparable. En deux titres, Daft Punk vient non seulement de révéler l’étendue de son talent mais aussi de dévoiler ses deux facettes : l’une house et plutôt influencée par Chicago qui fera des ravages en club, l’autre techno et en ligne directe de Detroit cartonnera dans les raves.

Suite au succès de ce nouveau single, le duo s’embarque pour une tournée anglaise. Car c’est là aussi l’une de ses forces : à l’image de cette nouvelle génération – Underworld, The Aloof, Lionrock… -, Daft Punk se révèle aussi convaincant sur scène que sur disque. Il faut voir ces deux garçons concentrés sur leurs machines, capables de rendre dingue n’importe quelle discothèque, n’importe quelle salle rock, capables d’improviser des versions incandescentes de leurs morceaux-phares dans la lignée des meilleurs groupes de… rock. D’ailleurs, suffisamment impressionnés par leurs prestations scéniques, The Chemical Brothers propose au duo d’ouvrir son concert à l’Astoria à Londres, et dans la foulée, de remixer Life Is Sweet, le single en collaboration avec Tim Burgess des Charlatans. En acceptant, Thomas et Guy-Manuel sont immédiatement approchés par les deux anglais. Il faut dire que les points communs sont nombreux… « C’est de la facilité », s’énerve Guy-Manuel. « On nous a comparés à eux parce que nous sommes deux, parce que nous avons remixé un de leurs morceaux et parce qu’à l’époque, j’avais les cheveux longs »… Mais aussi parce que Daft Punk, tout comme Ed et Tom, revendique des influences rock… « C’est vrai », concède enfin Guy-Man. « Et ils font partie des gens qui nous ont plongés dans la musique techno. Lorsqu’ils s’appelaient encore The Dust Brothers, nous étions de grands fans, particulièrement de Song To The Siren. Et c’est vrai que certains ont vu dans Da Funk une certaine similitude avec Chemical Beats, à cause du son ‘vintage’… C’est maigre, non? Heureusement, aujourd’hui, il n’y a plus aucun rapport entre ce que nous faisons ». Soit.

Anonyme

En cette fin d’année 95, Daft Punk veut calmer le jeu. Objet de toutes les attentions, de toutes les sollicitations, le duo n’acceptera que ce concert aux Transmusicales, histoire de terminer l’année en beauté. « A un moment, il a fallu dire stop », se souvient Thomas. « Il fallait que tout cela s’arrête, il fallait qu’il y ait un peu de musique, un peu de matière. Nous avons été surmédatisés pendant deux ans sur la foi de deux morceaux, ce n’est pas l’idéal pour travailler en toute sérénité. C’est d’ailleurs pour cela qu’aujourd’hui, nous cherchons à nous protéger. Je pense qu’il y a suffisamment de notre personnalité dans nos disques pour ne plus nous montrer, pour que le public fasse la part des choses. Il faut arrêter de se prendre au sérieux, de se prendre pour des stars… Voilà pourquoi nous ne voulons plus apparaître en photo normalement. Je sais que notre position est ambiguë : nous voulons que notre musique soit le plus diffusée, ait le plus de succès mais nous voulons rester le plus anonyme possible. » Intarissable sur le sujet, il poursuit : « Beaucoup de gens nous ont mis la pression en nous demandant quand sortirait notre album. Mais jusqu’à présent, nous n’avions pas eu le temps. Cela faisait six mois que l’on tournait. Entre juillet 95 et janvier 96, nous n’avons pas composé un morceau et on nous demande un album ! » En janvier donc, Thomas et Guy-Manuel décident de s’enfermer dans leur studio jusqu’à ce que l’album soit enregistré. « Nous avions déjà des propositions de tous le côtés mais on a préféré l’enregistrer d’abord et étudier les propositions ensuite. Nous étions en position de force, ce qui nous a permis de prendre notre temps. » Cependant, en ce début d’année, le duo sort le maxi Indo Silver Club, toujours sur Soma, mais demande à son label de ne pas mettre son nom sur la pochette. Personne ne sera dupe. Impossible de ne pas reconnaitre la patte des deux français derrière ces deux titres. « Je ne sais pas si nous sommes réellement novateurs », s’interroge Thomas. « Ce que je sais, c’est que nous enregistrons dans une chambre sur un magnétophone et avec une table de mixage ridicules. Ce son, c’est le nôtre, on le revendique. Il est légitime et représentatif. Je ne pense pas qu’on puisse faire la même chose dans un gros studio. Attention, ça n’a rien à voir avec la qualité. Dans un grand studio, on peut certainement faire bien mieux mais au moins ce son, notre son, est unique. Je ne crois pas que l’on soit lo-fi. Un sampler qui coûtait 300 000 francs en 82 en vaut aujourd’hui 8000 et ce n’est pas pour cela que tu deviens lo-fi. Je crois que la technique a tellement évolué que tu peux enregistrer un album tout à fait convenable chez toi. » C’est d’ailleurs ce que font nos deux amis jusqu’en avril. Quatre mois de travail presque à la cool, sans contrainte de temps, ni d’argent. Toujours aussi tranché, Guy-Manuel lâche : « Nous ne nous sommes même pas rendus compte que nous enregistrions un album. On était dans le rush. On avait tellement la pression pour rien qu’on a été obligés de se défoncer. » Thomas corrige : « Rien n’a vraiment été difficile pour nous. Nous avons pris le parti de nous poser le moins de questions possible. Avant même de travailler sur l’album, on nous demandait à quoi il allait ressembler, alors… On fait de la musique lorsque l’on en a envie, quelques heures seulement par jour, pas par obligation. » Ce rythme permet alors à nos deux amis de diversifier leurs activités.

C’est ainsi qu’ils signent trois nouveaux remixes. Le Disco Cubizm de I:Cube, première référence du label Versatile lancé et dirigé par Gilb-R de Radio Nova sort en avril et obtient un succès considérable de Paris à New-York en passant par Londres. Puis il y a, ce même mois, Forget About The World pour Go! Discs, une chanson interprétée par… Gabrielle. « C’est l’une des premières demandes que nous avons reçues. Ce qui nous a intéressé, c’est justement le caractère un peu saugrenu, bizarre de la démarche. » explique Thomas, qui ajoute sans se défiler : « Et puis dans le cas précis, l’argent a joué un rôle important même si ce n’est jamais la première motivation ». Pas étonnant donc qu’un jeune DJ / musicien allemand, Ian Pooley, bénéficie lui aussi du talent de Daft Punk pour Chord Memory (ou l’on peut entendre Thomas chanter comme Barry White !) sur Force inc., un label des plus prestigieux.

Crydamoure

Thomas en profite également pour se lancer en solo et monter son propre label, Roulé. Il sort un maxi 5 titres, Trax On Da Rocks, ainsi qu’un second maxi 2 titres, Spinal Scratch, au son plus underground, parce qu’il « faut pourvoir s’assurer un espace de liberté. » En 97, Guy-Manuel fera de même, même s’il a souhaité s’associer avec l’un de ses amis, Eric Chedeville, pour monter sa propre structure, Crydamoure. « On voulait que ça s’appelle Magnet mais le nom était déjà pris. Je ne sais pas encore quand nos morceaux seront prêts. Nous avons beaucoup de mal, que ce soit Eric ou moi, à terminer ce qui est commencé… » Qu’importe. En ce qui concerne l’album, tout est fini. Il a même un titre, Homework. Il ne reste plus qu’à trouver une maison de disques tant il parait évident que Soma ne pourra suivre, tant au niveau financier que logistique. « C’est vrai que nos rapports avec Soma sont très amicaux, mais lorsque trente maisons de disques te courent après, tu as le droit de faire ton choix. » explique Thomas. « Soma nous a certainement donnés une crédibilité mais notre départ était inévitable. Nous sommes très contents d’avoir travaillé avec eux mais en partant, nous leur donnons une chance de se faire connaître par un public plus large. On a contribué à leur succès et ils garderont toujours le mérite de nous avoir donné notre chance. » Finalement, c’est Virgin qui emporte le morceau pendant l’été. « Nous n’avions portant pas l’intention de signer sur une major mais, contractuellement et humainement, Virgin nous a paru le meilleur choix. » En fait, ce premier album révèle bien des surprises. Premièrement, il est terriblement diversifié. Si l’on retrouve sur chacun des morceaux la patte Daft Punk, Homework ne se cantonne pas à un style particulier, revisitant le funk, la house, la techno ou le disco. « Disco ? » Thomas est surpris avant de révéler que « ce disque n’a pas été conçu comme un album au sens où on l’entend généralement. En fait, on a essayé de différencier chaque morceau. Lorsque tu as fait un truc qui te plaît beaucoup, tu as tendance à vouloir le copier, à te répéter ou même à gamberger. Le principe était donc très simple : nous avons cherché à chaque fois à faire le plus original possible et ensuite à se le réapproprier pour donner à l’ensemble une certaine unité. Je crois qu’il y a un lien, une sorte de fil conducteur, qui relie toutes les chansons même si on peut voir Homework comme une collection ». D’autant plus que la plupart des morceaux précédents du groupe – du moins les ‘tubes’ – sont présents… « Si Homework était sorti sur Soma, nous n’aurions sans doute pas remis tous les morceaux », confesse Thomas. « Mais je crois qu’il était important que l’on nous restitue. Il ne faut pas oublier que beaucoup n’ont pas nos premiers morceaux et qu’il aurait été dommage de les gaspiller sous prétexte qu’ils étaient déjà sortis ». Il poursuit : « Dans notre esprit, aucun des morceaux présents sur l’album ne sont là par hasard ou gratuitement. Homework comporte seize morceaux, on aurait pu en mettre que douze. On ne pourra donc pas nous accuser de remplissage même si certains titres sont mineurs. Pour être francs, c’est même nous qui avons insisté pour que Rollin’ & Scratchin’, Indo Silver Club ou Alive figurent sur l’album et que Da Funk ressorte en single. »

C’est chose faite depuis le 13 janvier. L’album a suivi une semaine plus tard, et Daft Punk n’a jamais autant été le groupe qu’il faut aimer par excellence sous peine de passer pour un retardé. « C’est un peu vrai », reconnait Thomas. « Et le consensus est toujours un peu chiant… Car pour apprécier d’être aimé, il faut aussi des gens qui détestent ce que l’on fait »… Il sourit du haut de ses 22 ans qu’il vient tout juste de fêter. Guy-Manuel aussi, lui qui soufflera 23 bougies dans quelques jours. Jeunes donc mais que déjà beaucoup considèrent comme les chefs de file d’une techno à la française. Un leadership qui ne semble pas trop leur plaire. « Pour les français, nous sommes les chefs de file d’une techno française. Pour les anglais, nous sommes les ambassadeurs. On n’en finit pas ! », s’énerve Thomas. « Ce qui me gène dans ces propos, ce ne sont pas tant les mots utilisés – chef de file, ambassadeur, porte-drapeau – mais bien le qualificatif ‘français’. Dans mon esprit, il ne fait aucun doute que la musique est déterminée par l’environnement, mais je ne pense pas que l’on puisse parler de son français. Qu’apporte-t-on à la musique en la définissant de française ? Honnêtement, est-ce qu’il se passe plus de choses aujourd’hui en France qu’il y a quelques années ou les gens ne sont-ils pas plus curieux maintenant parce qu’un ou deux trucs sont sortis du lot ? Regarde, il y a deux ou trois ans, on disait de Fnac Music que c’était LE son français et déjà, cela m’énervait alors que je n’étais absolument pas concerné. Alors maintenant, si on pense à Daft Punk… Surtout que nous ne sommes pas seuls ! » Justement, Thomas et Guy-Manuel n’hésitent pas à s’afficher avec les autres acteurs de la scène hexagonale. Il y a quelques mois, ils apparaissent sur la compilation Source Lab 2 avec Musique, – que l’on retrouve aujourd’hui sur le single Da Funk – aux côtés de Ollano, Dimitri From Paris, Air ou Extra Lucid et aujourd’hui, ils se font remixer par Philippe Zdar de Motorbass. « Nos rapports avec tous ces gens sont très sains. On essaye de s’entendre plutôt bien avec tout le monde. Après, il y a des gens avec qui on a plus d’affinités… ceci dit, il ne faut pas perdre de vue que la scène groove française, c’est un tout petit milieu, où les intérêts sont minuscules. On ne peut pas dire que ce soit très développé. » Et c’est bien pour cela que la sortie de Homework vient à point nommé.

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