Longtemps je me suis levé de bonne heure. Bien sûr je me souviens de ma naissance musicale, quelque part entre 2000 et 2002 à une époque de ma vie sans besoin particulier (ma naissance clinique quant à elle ne remonte qu’en 1995) si ce n’est d’être le meilleur footballeur de ce village paumé du sud de la Moselle où j’ai grandi. Avec le capital culturel ma foi conséquent de mes parents (à défaut d’y vivre, dans une capitale culturelle), je suis l’enfant d’une génération Mitterrand–Inrocks–Libé ayant accès à des disques, des livres & des VHS dont cette étrange chose appelée The Smiths : The Complete Picture.
Comment quelqu’un d’aussi jeune peut chanter des mots aussi tristes ?
Découverte donc, puis fascination totale. Être réveillé très tôt comme un enfant avant tout le monde tous les matins des vacances pour regarder (admirer), étudier (imiter) voire danser (singer) devant la TV du salon (salle de concert fictive) la sainte VHS quand ensuite vient à l’esprit ce dilemme jamais totalement résolu : devenir Morrissey ou être Johnny Marr ?
Beaucoup de choses venant de là se devaient d’être exorcisées que ce soit à l’adolescence ou au moment d’empocher mes premiers salaires : l’achat d’une veste en denim Levi’s (Morrissey & le capitalisme de séduction) (1) et d’une Rickenbacker 330 noire (2) comme celle de Johnny Marr dans le clip de This Charming Man.
Dès le collège, la pratique de la guitare guérissait petit à petit la volonté de puissance du petit garçon de campagne que j’étais, la volonté de devenir footballeur. Peu à peu s’est fané mon ambition d’enfant lorsque j’ai compris adolescent qu’il n’y avait qu’une seule chose qui fasse vivre (avec le sexe opposé) : la musique à guitare.
C’était à l’époque et la mort dans l’âme un abandon lâche au fait de concilier football et rock’n’roll comme à Manchester puisque dans notre pays les choses ont toujours été différentes, un certain mépris de classe aidant. Aucun regret nonobstant car la simple résurgence mentale d’une ambiance hétéro-beauf de vestiaire de foot me donnerait fissa l’envie de jeter tous mes disques de New Order (avec l’eau des douches).
Nulle part, vite !
Puis les années lycée : adieu poney blanc, cowboys de l’enfer & saisons dans les abysses (3). Bonjour tristesse, fossette, pornographie & pluie océanique pour une saison en Enfer. Émois post punk avec retour aux Smiths et donc pèle-mêle, les souvenirs renforcés : la découverte d’Oscar Wilde et Shelagh Delaney évidemment mais surtout Radiguet, Genet & le Cocteau cinéaste, plus proche de moi parce que frenchies.
Et m’a plus particulièrement sauvé de la confusion ce morceau-là : Some Girls are Bigger than Others (dernier morceau de l’album The Queen Is Dead), ici dans sa version épurée à la mélancolie augmentée. Jamais un son de guitare aussi clair et cotonneux (merci la tape-compression) ne m’a fait pareil effet depuis, ce sont des choses difficiles à décrire mais c’est ainsi. Cette chanson trahirait l’histoire du groupe : une guitare mélodique à pleurer de magnificence avec des paroles finement grotesques ou connes (c’est selon). Une si belle chose que Morrissey voulut « gâcher » avec son précieux humour anglais spécialiste du contrepoint. Quand après avoir réalisé la musique Johnny Marr se rend compte que le texte écrit par Morrissey n’aura pas la profondeur de son orchestration, c’est évidemment une déception. Souvent dans les groupes, l’histoire ne peut pas bien se dérouler et être belle comme si on l’avait déjà écrite, à l’image de ce moment où la diva ne s’est pas pointée le jour du grand départ en tournée aux States (une histoire très anglaise). Un rêve collectif face au désir individuel, l’histoire des luttes. « The Smiths had it all. » Ce sera la première mais aussi la seule version live de ce morceau car c’est bien là le dernier concert des Smiths, ce qui rajoute encore une couche au roman national fragile du rock’n’roll. Retour à la pièce.
As Anthony said to Cleopatra
As he opened a crate of ale :
Oh I say
Some girls are bigger than others
Comprendre alors « certaines poitrines sont plus importantes que d’autres. », si c’est ça qui sauva mon adolescence, alors je suis bien peu de choses. Avec d’autres paroles, cette chanson serait pour d’autres la meilleure du groupe, elle l’est de toute manière pour moi car l’irrévérence est un autre sport que je pratique également à ma modeste échelle. Ce contrepoint artistique séduisant m’a forgé, puis de toute manière le monde n’écoute pas les paroles donc ce n’est pas un argument pour vous.
Que reste-t-il de mes amours ?
Je ne sais pas vraiment ce qui reste de l’héritage des Smiths aujourd’hui. Si rien n’a changé et que je les aime encore (seulement un tout petit peu moins que j’eus pu) je ne les écoute plus. Ils sont devenus une entité à l’influence tout de même assez douteuse sur plusieurs générations de groupes sensiblement mous de la tige (ne sont pas le Field Mice de 1989 qui veulent) et je pense que si la première meilleure chose d’une vie peut être la rencontre avec Morrissey & Marr, la seconde serait de s’éloigner très très loin de leur giron et surtout de la personnalité de Morrissey et ses déclarations définitives. L’arrogance typiquement masculine de Morrissey séduit et réconforte énormément d’adolescents tourmentés en proie aux dilemmes intérieurs. Cet homme était sûr de lui et infiniment conscient des traces qu’il allait laisser. Seulement, l’arrogance d’un homme de 25 ans peut être « empouvoirant » (4) comme on dit aujourd’hui, mais celle d’un homme de 60 est juste pathétique et ne peut être acceptée. De plus et n’en déplaise aux marchands de glaïeuls la main dans le gant, c’est un attrait viril qui ne fait qu’être remis en question et le sera peut-être encore plus dans les décennies que l’on s’apprête à vivre. Morrissey ne s’est donc pas transformé du jour au lendemain en cette personne virilo-égo-ethno-centrée, vous ne vous êtes simplement pas rendu compte que vous aviez changé et que lui est resté lui-même (tel C. Jérôme). Ou alors vous avez vraiment été trompés par la magnificence des morceaux, de l’attitude et du packaging (vulgar picture pour personnes sensibles) et n’avez rien voulu voir.
De toute manière, la génération ayant vécu leur histoire a connu la trahison de tous les idéaux, donc ça ne ferait de Morrissey que l’ultime emblème romantique de leur dégénérescence. Allons-y gaiement : la trajectoire de Morrissey, c’est à la fois cette gauche exaltée hier à 20 ans qui finit avec au pire la déchéance de nationalité et au mieux le vote utile (sic), à la fois la susceptibilité de leurs enfants woke orgueilleux.
Personne ne jettera la pierre à personne puisque les Smiths en tant qu’entité ne peuvent pas être désavoués. Ne serait-ce que pour l’importance de Johnny Marr (dont le cool n’a pris aucune ride, c’était vraiment Keith Richards mais en mieux) et son jeu de guitare, sa façon de composer la musique puis d’être sur scène au côté de son partenaire, les paroles douces-amères, l’entrée par la grande porte dans le « rock indépendant ». En bon prescripteur, rappelons aussi qu’ils ont sauvé l’indie UK en signant chez Rough Trade, ré-injectant un intérêt pas complètement populaire mais conséquent tout de même pour le monde de l’indépendance, parce que ce n’est pas en essayant de vendre aux kids le Pop Group ou les Raincoats qu’on allait y arriver.
Nous avons le droit, même le devoir, de détester les gens pour les mêmes raisons que nous les avons aimés (rappelez-vous à vos histoires d’amour) et il y a effectivement des jours où I Cannot Fucking Wait Til Morrissey Dies (5) sauf qu’il est évident que ce jour-là plus rien ne sera comme avant. Il est infiniment important pour un musicien de sortir de l’écoute d’artistes ou groupes qui lui ressemblent. Heureusement, à travers une dernière idole adolescente, encore plus insulaire mais finalement plus ouverte, comme Paul Weller (6) j’ai pu découvrir soul, R&B, jazz, afrobeat & reggae ce qui changea ma vie (changer n’est pas sauver et ce n’est pas le sujet de cette série estivale).
Finalement, je suis allé à la fac pour me lever moins tôt qu’avant, vouloir être musicien toujours, n’écouter plus seulement soi mais aller vers les autres. Déconstruire puis devenir justicier social radical en même temps que fonder un groupe à l’étique stricte et au contenu pop tout aussi radical, se disputer constamment avec d’autres justiciers sociaux radicaux, comprendre la chose de manière très sensible, prendre du recul, être de plus en plus provocant pour être entendu. Bref, tout pour ne pas devenir comme Morrissey, right ?
À la fin du voyage, les chansons seront toujours là. Je suis musicien et je chante avec d’autres mes propres chansons. J’espère avoir tué mes idoles tout en étant très reconnaissant à leurs égards, que ce soit Moz, Paul ou Robert S., ces garçons de l’après-punk étaient très vénères contre tout ce qui n’allait pas, et resteront des modèles. Regardez tout ce qui va encore moins aujourd’hui par rapport à l’époque et vous serez à-même de mesurer mon énervement, notre énervement.
L’amour fanatique que l’on a pour nos idoles n’engage que nous, tant mieux s’il décrépit, il en disait de toute façon bien plus sur le monde et nos carences émotionnelles que sur lesdites idoles. Les chansons seront toujours là donc, elles survivent aux personnes et aujourd’hui se retrouve bien plus malin celui qui nous avait pourtant prévenu :
But don’t forget the songs
That made you cry
And the songs that saved your life
Yes, you’re older now
And you’re a clever swine
But they were the only ones who ever stood by you. (7)
Some Girls Are Bigger Than Others (Live in Brixton Academy) par The Smiths est extrait d’une captation du dernier concert du groupe, le 12 décembre 1986.
Calvin Keller est le frontman de Sinaïve, un groupe que nous chérissons tout particulièrement, pas seulement parce qu'ils viennent de Strasbourg, mais surtout parce qu'à l'image des personnages d'Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch, ils nous donnent le sentiment perturbant et incroyablement touchant à la fois d'être de jeunes vampires millénaires chargés de siècles de culture. Tout en étant d'une puissance sonique implacable sur scène, les compositions de Calvin s'émancipent de ses références avec force et élégance. Inestimable pour un gars de tout juste 27 ans.
(1) Référence au clip vidéo de Shoplifters of the World Unite (2) Marque américaine de guitares, populaire dans le rock anglais (3) Références aux albums White Pony de Deftones, Cowboys from Hell de Pantera et Seasons In the Abyss de Slayer (4) Barbarisme (commençant toujours chez les anglo-saxons) qu’on peut traduire par émancipant (5) Chanson du rappeur JPEGMAFIA (6) La suite dans l’épisode 2 ? (7) Paroles du morceau Rubber Ring, face B du single Bigmouth Strikes Again