Sous la table d’Arlt

Arlt
Arlt / Photo : Marie Losier

On n’avait pas envie de faire une interview promo sur Turnetable. Pas envie de recueillir le lexique de Sing Sing tels des ethnologues consciencieux (lisez ce qu’il écrit, partout, tout le temps, c’est mieux). Pas envie de laisser Eloïse Decazes rester au chaud chez elle ou glisser dans le silence. Non : on les voulait ensemble, sans contrainte ni confort, pour voir comment ces deux êtres humains, branchés l’un à l’autre depuis quinze ans, finissent encore et toujours par se changer en cette entité qu’on appelle Arlt – pour peu qu’on arrive à le prononcer.


C’est JD Beauvallet qui, dans son Passeur (obligé), distingue les artistes qui partent en interview comme à l’aventure, se laissant porter sans tabou, de celles et ceux qui parlent la langue exclusive de la promotion. Les seconds, se sentant poussés hors du cadre, rétorqueront, définitifs : “C’est une question personnelle”. Sing Sing et Eloïse Decazes n’ont sans doute jamais prononcé ces mots. Pourtant, quand on lit une interview d’Arlt, c’est un peu “comme s’ils vivaient hermétiquement hors de leurs chansons”. On ne sait rien, ou si peu, de l’existence profane de ceux qui font cette musique riche et pauvre, dense et désossée, chansonnière et expérimentale, blues et médiévale, terrienne et élevée. Ce n’est pas leur faute. Face à Arlt et sa langue-monde, c’est nous, les poseurs de questions, qui restons penchés sur la table à contempler sa patine étincelant au soleil (enculé). On mettra ça sur le compte du contrat de pudeur tacite de l’underground : autant il est bien vu de déstabiliser les popstars rompues au marketing d’elles-mêmes, autant il semble indigne, indécent, d’aller secouer les artisans dans leurs précaires ateliers. Et puis Sing Sing parle mieux d’Arlt que quiconque : les métaphores, les punchlines, les références musicales, littéraires et filmiques… il n’y a qu’à se baisser pour cueillir un bon papier. C’est ainsi, par flemme, par identification, qu’on s’assoit souvent sur cette possible mission : montrer comment les liens entre ces deux individus se réfléchissent, se transforment, se consomment dans leur œuvre. Réunis autour d’une table, on s’est penché (comme par hasard) pour mieux observer les contreforts intimes (le duo en couple, le duo sans couple, le duo-noyau, le duo-auberge), les souterrains communicants (parler et/ou se taire, écrire et/ou chanter, vivre et/ou rêver) qui font les singulières harmonies d’Arlt. Entre leurs mots transpire, espère-t-on, une autre vérité. Pas plus fausse que la légende, pas fâchée contre elle non plus.

Quand on écrit sur Arlt, j’ai l’impression qu’on reste beaucoup dans les clous du récit que toi, Sing Sing, tu écris. Comme si tes mots, ta littérature, étaient si forts qu’on avait du mal à passer à travers.

Sing Sing : Je pense que dans tout artiste il y a un récit, qui est une doublure mythologique du soi quotidien. Mais c’est aussi une vérité. Par exemple, dans Arlt, je m’appelle Sing Sing. C’est un personnage de fiction qui s’exprime depuis un champ magnétique où entrent des obsessions et des fantasmes que je trie pour correspondre au récit d’Arlt. Et cela m’exonère de parler en mon nom. D’ailleurs, si je parlais en mon nom, je ne raconterais pas les mêmes choses. Eloïse emploie souvent le terme “extra-quotidien”.

Pourtant toi, Eloïse, tu te présentes sous ton vrai nom ; ça veut dire que ton “toi quotidien” et ta persona dans Arlt sont plus rapprochés ?

Eloïse Decazes : J’imagine… Oui, c’est mon vrai nom, c’est à peu près moi. Quand je dis “extra-quotidien”, je pense surtout à mon rapport à la scène. Les gens me parlent de théâtre, moi je ne pense pas qu’il y ait du théâtre, ni des personnages, dans les concerts de Arlt. Par contre il y a un rapport sensible qui se modifie, des corps qui deviennent un peu plus absurdes, quelque chose de l’ordre de l’idiotie… Je ne dis pas que je n’ai pas ça au quotidien aussi.
Sing Sing : Je me tiens dans la confection des chansons comme Eloïse se tient sur scène, sous cette forme un peu déviée, déviante. Ce n’est pas mon double, mais l’idiot en moi, l’enfant en moi, le clown en moi, une ombre portée. J’écris dans cet état-là, je monte sur scène dans cet état-là, donc je vais en interview dans cet état-là. Mais je t’écoute hein.

Cela produit un déséquilibre intéressant. Arlt, ce sont deux personnes, deux voix, deux énergies qui habitent les chansons, mais en dehors, il y en a un qui parle et l’autre qui se tait, un présent et une absente.

Eloïse Decazes : Moi, déjà, je ne suis pas très à l’aise en interview. Et puis je participe quand même peu à l’écriture, donc je n’ai pas grand chose à dire là-dessus. L’écriture, les influences, c’est Florian qui porte ça.
Sing Sing : Sing Sing ! Tant qu’à faire je joue mon personnage.
Eloïse Decazes : Pour être très honnête, je sais qu’il y a une part de moi qui s’absente et réapparaît en permanence. Dans la vie, ça s’est un peu stabilisé. Mais aux débuts de Arlt, ma présence, mes moments d’incarnation, c’était avant tout sur scène. Il y avait ce flottement, cet espèce d’état de veille dans lequel j’étais pendant le reste du processus – l’écriture, même les répétitions.

Tout ça semble avoir beaucoup changé. Il suffit de voir la liste des instruments dont tu joues sur Turnetable (claviers, boîte à rythme, pédalier-basse, bulbul tarang, concertina, électronique, percussions, trompettes vocales…)

Sing Sing : Oui et puis elle en a enregistré la moitié, mixé un tiers… La méthode a complètement changé pour ce disque. Tu veux en parler ?
Eloïse Decazes : Je reprends ma respiration.
Sing Sing : D’abord, c’est un disque qui s’est enregistré sur une période d’un an et demi, alors que tous les autres nous ont pris deux semaines. La tournée de Soleil Enculé avait été annulée au bout de quelques dates, because pandémie, et à chaque fois qu’on n’était pas confiné et que je pouvais prendre un train, j’allais voir Eloïse à Thiers. Donc c’était la première fois qu’un disque n’était pas conçu dans la continuité. En général on écrit un disque, on le sort, on part en tournée, et puis on ajoute des chansons au répertoire au fur et à mesure des dates, et quand on en a dix nouvelles, on retourne enregistrer.
Eloïse Decazes : C’est vrai que ces chansons n’avaient jamais été… comment on dit déjà… chantées. Interprétées. Sing Sing, tu trouves toujours des trucs super : “on leur avait fait la peau”, “on les avait emmenées”
Sing Sing : Vas-y fous-toi de ma gueule.

Dans une vieille interview de 2010, Sing Sing, tu disais ne pas être seul auteur des textes parce que tu utilisais des mots d’Eloïse.

Sing Sing : C’était surtout vrai à l’époque de La Langue, le premier album. Elle a beau se moquer, Eloïse a parfois une façon très imagée de s’exprimer. Beaucoup de chansons se sont échafaudées à partir de ses formules. Ensuite, un peu moins. Sur Feu la Figure
Eloïse Decazes : … tu ne m’écoutais plus !
Sing Sing : Arrête, enfin. Pour en revenir à Turnetable, c’était aussi la première fois depuis nos débuts qu’on se retrouvait juste tous les deux. Et Eloïse avait vraiment l’intention de changer…
Eloïse Decazes : … le cours des choses. Tout à toujours été assez vite, et là, on s’est dit qu’on allait prendre notre temps. C’était un recommencement. Il y avait la notion de laboratoire, d’expérimentation. Qu’est-ce qu’on peut faire juste tous les deux ? Qu’est-ce qu’on ose faire ?

Il me semble que vous disiez à peu près la même chose à propos de Soleil Enculé (2019). Que c’était un album de retrouvailles et qu’Eloïse avait été la force de changement.

Eloïse Decazes : Déjà ?
Sing Sing : Oui déjà. Mais pas suffisamment pour elle. Elle a voulu aller plus loin.
Eloïse Decazes : C’est vrai que je jouais de beaucoup d’instruments, ce qui était nouveau pour moi. Il y avait un rapport inédit à l’improvisation, à l’échange avec les autres musiciens… Ceci dit, Soleil Enculé, c’était l’album de la séparation, tu l’as écrit sans moi. La première fois où tu es venu dans ma maison, c’était pour l’enregistrer.
Sing Sing : J’ai découvert ta maison à ce moment-là ? J’avais oublié, tu vois.
Eloïse Decazes : Oui oui. On s’est mis tous les quatre dans le salon, avec Mocke et Clément (nda. Vercelletto, percussionniste, membre de Kaumwald et Orgue Agnès), pour qui c’était la première fois avec Arlt, et on s’est mis à enregistrer. Et c’était super.
Sing Sing : Avant cela, il s’était passé deux ans de séparation où chacun était occupé à sa propre vie. Et puis soudain, j’ai eu envie de refaire un disque et je l’ai écrit en quelques jours. Comme il n’y avait plus de couple, on a eu besoin d’une sarabande, avec ce quatuor et Ernest (nda. Bergez, alias Sourdure) à la production. Pour Turnetable, par la force des choses, on s’est de nouveau retrouvés en tête-à-tête, comme des amis recommencés. L’idée, c’était de rembobiner avec de nouveaux outils, un nouveau bagage, de nouvelles obsessions. On a travaillé comme à nos débuts, en devant s’apprivoiser sans le secours de Mocke (nda. guitariste et “facilitateur de fantasmes” depuis La Langue). On a pris des notes ensemble, ouvert des livres de botanique, des livres de poèmes, du Marcelle Delpastre, on a établi des listes de choses à partir desquelles je me suis mis à écrire. De la même façon, il n’y avait personne pour nous enregistrer, donc on a utilisé un petit Zoom et Eloïse a appris à se servir d’un logiciel de son.

L’apport d’Ernest Bergez, il se situe plus tard, après ce jeu à deux ?

Sing Sing : Il est intervenu un an après le début, au moment où Eloïse s’est dit qu’on tenait le disque. Une chanson comme Le Village, ça part d’une improvisation à deux, guitare et Casiotone, dont on a extrait une minute comme si c’était une boucle de rap, sur laquelle on a chanté, avant de confier tout ça à Ernest. Même chose avec tous les musiciens qui apparaissent sur le disque : c’est enregistré dehors, dedans, dans des couloirs, il y a plein de sources et d’espaces sonores différents, remontés ensemble.
Eloïse Decazes : Il y avait des morceaux en particulier qu’on aimait bien, mais qu’on voulait faire partir ailleurs, et qu’Ernest s’est approprié. Il a fait des trucs magnifiques qui n’auraient pas pu venir de nous. Ce qu’on dit souvent, c’est qu’il y a un premier disque d’Arlt qui s’est arrêté au bout d’un an.
Sing Sing : Un Turnetable fantôme, beaucoup plus sec et lo-fi. Personnellement, je n’avais pas envie de me contenter d’un disque de “Daniel Arlt Johnston”. Je voulais le rendre encore plus impur, en mélangeant de la lo-fi et de la hi-fi, parfois au sein du même morceau.

Arlt, c’était un couple, ce n’en est plus un, mais c’est toujours votre duo. On en parle peu, pourtant c’est une sorte d’exploit.

Sing Sing : C’est vrai que c’est pas facile tous les jours.
Eloïse Decazes : Mais c’est pas pire.
Sing Sing : Je crois que le couple Eloïse Decazes-Florian Caschera – mon vrai nom pour le coup – est un épisode dans la vie de Arlt, que j’espère encore longue… C’est beau ce que je viens de dire.
Eloïse Decazes : Ouais.

Dans Soleil Enculé, il y avait la chanson Frère et Sœur, qui semblait parler justement d’un devenir fraternel de votre relation.

Sing Sing : Il y a très peu de chansons autobiographiques dans Arlt. Si tu prends De Haut en bas, sur La Langue, ça parlait de ma séparation précédente, je l’avais écrite avant de rencontrer Eloïse. J’ai aussi écrit beaucoup de chansons d’amour malheureuses pendant qu’on était ensemble, donc après, il fallait bien trouver autre chose… Frère et Sœur est sans doute la plus autobiographique de toutes. “Repartir frère et sœur”, ça voulait dire se rebrousser en enfance. Et de là, créer un nouveau vocabulaire, un nouveau terrain de jeu.

Même si vos chansons ne sont pas autobiographiques, il me semble qu’on peut y trouver des codes. Au début, par exemple, il y avait pas mal d’images sexuelles, de métaphores du désir. Je me trompe ?

Sing Sing : Il y avait un couple qui était dans la même pièce et chantait ensemble. Je vais encore parler de moi, mais en tant qu’auditeur de chansons, ce que j’aime, ce sont les double-sens. Je me suis assez exprimé sur ma passion du vieux blues, qui est souvent très égrillard, avec des polysémies. “Let me play with your yoyo”, des trucs comme ça. Par exemple, “tu m’as pris pour un pistolet”, ça vient vraiment des images du blues…
Eloïse Decazes : (le coupe.) Ce n’étaient pas des chansons autobiographiques mais elles se nourrissaient quand même de notre histoire.
Sing Sing : Mon truc de blues, ça ne t’intéresse pas.
Eloïse Decazes : Non. Je connais déjà.
Sing Sing : D’accord, je vois, elle est de ton côté.

Parce que votre relation est au fondement de Arlt. Donc elle filtre un peu partout, malgré tout, dans votre musique.

Eloïse Decazes : Pour moi, c’est comme si c’était un terreau sur lequel les chansons avaient poussé. Mais ça ne veut pas dire qu’elles parlent de nous.
Sing Sing : Il y a aussi de la pudeur là-dessous.

Le simple fait, pour l’un, de placer des mots dans la bouche de l’autre, pour l’autre, d’interpréter les mots de l’un… ça n’est pas anodin.

Eloïse Decazes : Oui, mais ça rejoint ce qu’on disait sur l’extra-quotidien. Ça n’a jamais été Sing Sing et Eloïse, couple à la ville et couple à la scène. Je ne me suis jamais sentie en couple sur scène et je n’étais pas là pour raconter notre amour. Mais par contre, parler de l’amour, du désir, des relations…
Sing Sing : Il n’y a jamais eu un rapport de muse et de pygmalion. Je fais très attention à ça parce que j’en ai horreur. Un Gainsbourg qui ventriloquise sa nana, très peu pour moi. Depuis le début, j’essaye de ne pas mettre dans Arlt les mêmes fantasmes que je mettrais en solo. Tout ne me concerne pas, en fait, il y a aussi beaucoup de choses que je traduis de ce qui me semble être le paysage mental d’Eloïse. L’obsession de la voix des morts, des fantômes, c’est moi. La présence un peu médiévale au monde, c’est elle. J’ai considérablement modifié ma façon d’écrire pour m’adapter à nos deux voix. De toute façon, ce qui m’intéresse en chanson, c’est le caractère performatif du langage. La formule magique, la profération… Le discours compte moins que de l’avoir en bouche.

Pour toi, Eloïse, c’est pareil quand tu interprètes les textes ?

Eloïse Decazes : Le sens du terme “interprétation” a beaucoup bougé depuis que j’ai Arlt dans ma vie. Quand j’étais plus jeune, ça voulait dire porter un texte, un message, raconter une histoire. Ce n’est plus du tout le cas maintenant. J’ai un rapport hyper abstrait aux textes de Arlt. Il arrive qu’à la fin d’un concert, on me pose des questions sur le sens d’une chanson, et souvent je n’en ai aucune idée. Pour moi, ça parle de ce dont tu me parles, ça parle de ce que tu veux.

Il y a tout de même un jeu entre vos interprétations. Vous vous parlez. S’il y en a un qui est trop sérieux, l’autre semble un peu moqueur, ça rattrape.

Sing Sing : Peut-être, mais c’est pareil, on ne le décide pas. On fait plusieurs versions et on garde celle qui nous paraît la plus vivante. Mais il y a très peu d’indications. En général, quand j’essaye d’en donner, ça ne marche pas.
Eloïse Decazes : Non, tu me dis juste de ne pas faire la gueule.
Sing Sing : Je ne suis pas le seul.
Eloïse Decazes : Non, tout le monde me le dit ! C’est vrai, on chante mieux en souriant.
Sing Sing : Dans Arlt, on fait des dialogues, mais souvent avec le même propos. C’est-à-dire qu’il n’y a pas deux interlocuteurs, c’est dialogué d’une seule voix. C’est différent de Birkin qui dit “Je t’aime” et Gainsbourg, “je vais et je viens entre tes reins”. Il y a chez nous un truc siamois, une schizophrénie. De même que la répartition des sexes n’est pas claire. Je ne suis pas sûr d’être le mâle et Eloïse la femelle.

Tu parles souvent de ça, de “dé-genrer” la voix, pourquoi c’est si important ?

Eloïse Decazes : Je le défends aussi. On finirait par s’ennuyer si les rôles étaient répartis une fois pour toutes.
Sing Sing : Hommes et femmes, on l’est déjà bien suffisamment dans la vie.

Comment ça se passe, vous n’êtes ni l’un ni l’autre ?

Sing Sing : Plutôt tour à tour.
Eloïse Decazes : Moi, physiquement, quand je chante, j’ai l’impression de disparaître et d’être traversée par toutes sortes d’énergies. Quand ce sont des chansons qui évoquent le désir, j’incarne celui-ci en des endroits très changeants. Je peux presque ressentir une confusion dans mon corps.
Sing Sing : De ma part, c’est aussi un travail conscient, dans le sens où j’essaye d’élaborer un langage de la métamorphose – aujourd’hui, on dirait peut-être “fluidité”. Et ça ne concerne pas que le genre, il s’agit de désanthropomorphiser, de faire en sorte que l’humain ne soit pas le mètre-étalon du paysage. Arlt, c’est un petit théâtre métamorphique où on devient toutes les plantes, tous les animaux, tous les individus de tout âge et de tout sexe, parfois en même temps.

Arlt
Arlt / Photo : Marie Losier

A propos de vos chants, il y a cette formule récurrente distinguant “voix de terre” et “voix d’eau”. Cela vous satisfait toujours ?

Eloïse Decazes : Non. C’était au tout début.
Sing Sing : Je crois que c’est venu l’une des premières fois où je me suis exprimé sur Arlt. Visiblement la punchline a pris car on l’a retrouvée partout. Ce qui n’est pas satisfaisant, c’est qu’à chaque fois on m’assigne la voix de terre, et à Eloïse la voix d’eau.
Eloïse Decazes : Album après album, on a beaucoup poussé les mélanges et la confusion des voix. Il y a eu des moments où, en réécoutant une chanson, on ne savait plus qui faisait quoi.
Sing Sing : Sur le dernier album, il y a Grand Dehors où Eloïse chante en duo avec elle-même. Ce n’est pas moi qui fait la voix grave. Et je sais que pas mal de gens ne s’en rendent pas compte en l’écoutant.

Cela n’empêche pas que Arlt reste connecté à vos vies. Sur Turnetable, en featuring, il y a la petite fille d’Eloïse. Ce n’est pas juste une fiction. Arlt, c’est un groupe qui est dans la vie.

Sing Sing : C’est vrai. Déjà, la plupart des albums ont été enregistrés dans des maisons. Pour ce disque-là, réalisé sur une période de plus d’un an, il fallait composer avec la famille d’Eloïse, avec les voisins d’Eloïse, qui passaient prendre le thé à l’improviste au milieu d’une prise.
Eloïse Decazes : Avec le mec qui venait réparer la chasse d’eau.
Sing Sing : Parfois j’avais l’impression d’être dans un tournage de Cassavetes. On allait faire des pâtes et on n’avait plus le jus de s’y remettre, ou on s’y remettait à minuit, puis on oubliait de se lever, ou il y avait un accident, ou la petite était malade et il fallait l’emmener chez le médecin.
Eloïse Decazes : D’ailleurs c’est ce qui m’intéresse vraiment dans la musique : pas tant de générer des morceaux que de témoigner de ce qu’on traverse ensemble. Aujourd’hui, si on refait un disque de Arlt, on se pose la question : quelle en est la nécessité ? Ce n’est pas théorique, c’est juste avoir l’honnêteté de tout mettre à plat et voir ce que ça nous raconte.
Sing Sing : C’est ça. Dans Arlt, il faut qu’on soit content tous les deux, à chaque étape.
Eloïse Decazes : On a toujours dialogué sur la forme des chansons, le ressenti que j’en avais. On cherche cet instant où la matière devient vivante, où elle trouve sa vie propre.

Eloïse, quand tu parles de la nécessité de refaire un disque, le plaisir de jouer ensemble – un plaisir qui n’existe sans doute que là – est-il suffisant ?

Eloïse Decazes : Ah oui. Le désir du jeu, ça me tient. Et on ne peut pas jouer avec tout le monde. Jouer avec Sing Sing, c’est retrouver… J’adore jouer avec toi, voilà. C’est vrai.
Sing Sing : C’est très rare qu’elle le dise.
Eloïse Decazes : Il va pleurer.
Sing Sing : J’ai le rhume des foins.
Eloïse Decazes : J’ai toujours pris beaucoup de plaisir à jouer dans Arlt, mais aujourd’hui, quand je regarde Sing Sing au sortir d’une chanson, il y a une espèce de fierté… Je ne sais pas comment le dire. Au niveau de ce que je ressens, c’est super, mais dès que je me mets à parler… Je me lance dans ma phrase et les mots sont partis.

On retombe sur ce dont on parlait au début : d’un côté, celui qui parle, qui théorise, et de l’autre, celle qui se contente de vivre, de ressentir.

Sing Sing : Récemment, Marion Cousin (nda. Catalina Matorral, partenaire de Borja Flames, Gaspar Claus, Kaumwald), qui travaille sur un nouveau duo avec Eloïse, me disait : « Eloïse est quelqu’un qui préfère la vie à l’art ». C’est ce qui nous différencie à l’origine. Moi, quand j’étais adolescent, faire de la musique, c’était ma seule façon de communiquer. De là ce besoin, non de théoriser, mais de théâtraliser mon musée imaginaire. Je dresse mentalement une grande table où je mets les gens que j’ai aimé lire, dont j’ai aimé les films, mes morts personnels, et je les fais dialoguer entre eux. En travaillant avec Eloïse, j’ai appris à m’assouplir. Je me suis rendu compte qu’une prise est meilleure après que la vie soit passée dedans. Si j’avais été seul, j’aurais pu concevoir tout le répertoire d’Arlt sans sortir de ma chambre. Je serais passé du bistrot au studio, du studio au bistrot. Toutes les rencontres qu’on a eues dans la vie – Thomas Bonvallet, les gens de La Nòvia, etc. – et qui font le caractère hospitalier de Arlt, c’est à Eloïse qu’on les doit.

Et tout ça se retrouve en creux dans votre musique…

Sing Sing : Tout en sachant, encore une fois, qu’il y a péril à trop polariser. Ce qui est vraiment intéressant, c’est comment on se fusionne…
Eloïse Decazes : … comment on se confusionne. On s’est laissé, sans le savoir, porter l’un par l’autre. On ne réalise même pas qu’on a échangé nos bagages.

Je voudrais finir sur cette phrase sublime du Périscope (2012) qui, à mon avis, parle justement de ça : “C’est toi, c’est bien toi, mon premier, tout premier périscope”.

Sing Sing : C’est une image frappante qui m’est apparue comme ça. Ce n’est qu’à force de la chanter, et d’entendre les gens m’en parler, que j’ai commencé à y penser. Aujourd’hui, je dirais que c’est à la fois une chanson sur le dépucelage, sur la personne qui m’a permis de voir au-delà du plafond, et aussi, comme j’ai un tropisme Roland ToporTéléchat et que je m’adresse aux objets, une chanson sur un vrai périscope.
Eloïse Decazes : Tu lui fais quand même une déclaration d’amour…
Sing Sing : Oui, le capitaine du sous-marin fait une déclaration d’amour à son périscope. C’est bien normal.


Turnetable de Arlt est sorti chez Objet Disque. Ils joueront ce vendredi 1er Juillet au Palais de Tokyo à Paris à l’occasion de l’exposition Couper le vent en trois.
La chronique de Turnetable par Clément Chevrier est visible ici.

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