Au sujet de Rococo, de Fabio Viscogliosi (2019, Objet Disque)
C’est un disque sorti il y a longtemps déjà, au milieu de l’automne 2019. C’est une musique qui écrit l’entre-deux, l’entre-deux saisons par exemple. Une musique de fin d’été qui réactive en moi, à chaque écoute, de façon nette et immédiate, la mémoire et les images d’un lac.
C’est notre lac préféré, un lac de Savoie, pas le plus grand, c’est le lac d’Aiguebelette, celui des belles petites eaux, telle pourrait être sa traduction. Nous y allons deux à trois fois par an, souvent à la fin du printemps ou les derniers jours d’août. Cette fois, l’été est fini depuis quelques jours, la stagione è gia passata, dirait Fabio dans la langue qui est celle de ses parents, dans cette langue italienne qui traverse de façon presque exclusive ses disques. C’est la fin du mois de septembre, Septembre est le deuxième titre du dernier disque de Fabio Viscogliosi, Rococo, qui doit sortir dans un mois. Le disque n’existe pas encore chez les disquaires, mais Fabio me l’a déjà offert par amitié, et sa pochette cartonnée blu chiaro, cette couleur bleu écume de mer qui est ma couleur préférée, est dans les mains de celle que j’aime et qui m’accompagne vers le lac et la plage des Sirènes, la plage d’un hôtel désuet au bord de l’eau où nous avons nos habitudes.
Il y a une nouveauté dans le disque de Fabio, les chansons écrites en français dominent largement. Il est tôt, nous quittons l’autoroute, nous avons le temps, la voiture roule au ralenti, nous ouvrons les fenêtres, mon amoureuse place le disque dans le poste, garde l’objet entre ses mains, ouvre le livret et lit les paroles en même temps que Fabio chante. Nous devons aller à l’extrémité Sud du lac, et la musique et les mots de Fabio collent parfaitement au moment. C’est, je crois, de façon générale, le disque qui colle le plus à ce que je suis, à mes états. En tout cas, c’est une sensation que je n’avais pas ressenti depuis longtemps. Tout est doux, délicatement orchestré, les cordes sont là, discrètement là, pour pincer, sans appuyer, le cœur ; le son est ample, la voix est belle, Fabio a plaisir à chanter, ça s’entend. Le disque est solaire mais d’une solarité voilée d’une teinte de mélancolie. Je retrouve dans l’écriture de Fabio ce que j’aime par-dessus tout: la sensibilité, la sensualité, l’impressionnisme de la prose, quelque chose de suspensif qui apparaît aussi dans ses livres de littérature qui m’accompagnent aussi depuis des années.
C’est un jour où l’été résiste mais c’est déjà la fin de l’été et c’est ce que raconte le disque. Il raconte la hâte que décembre soit loin, ou plutôt le temps très long de décembre à l’été, emmène moi au pied de septembre, chante Fabio. Il raconte, je me souviens dans le désordre des mots et des images que le disque imprime en moi, les glaces qu’on lèche en regardant les jambes d’une fille, le vent et les danses près des palmiers sauvages, les nages lentes, le défilé des saisons, le plongeon vers d’autres. J’entends une autre saison efface l’herbe lasse, les heures qui passent nel tempo sfumato, dans le temps fané, je ne sais comment traduire. Les heures qui passent sur les bords d’une fleur.
Le disque dit alors la fragilité, l’écho des voix mais en dérivant et sans pesanteur, en marchant comme le personnage fétiche de Fabio marche dans les dessins qui illustrent la pochette blu chiaro, comme Robert Walser sur les chemins de neige avant de tomber. Le nez au vent, un peu rêveur, la boussole pas loin, sur des routes enlacées, des chemins au bord du vide et la montagne à l’horizon. Rien n’est sombre dans le disque, il y a des lueurs, la bougie de la pochette fond mais elle n’est pas éteinte, et les flammes du soleil ne nous lèchent pas de trop.
Bien sûr, j’entends la plage, il bel bagno paradiso qui fait une parenthèse instrumentale dans la narration du disque et qui me rappelle les bords de mer des stations populaires italiennes et leur défilé de transats, de parasols, de langueurs, de farniente. Et la plage, ça me ramène nécessairement à l’enfance, à l’adolescence, à cet espace que je crois être mon espace natal alors que je suis né à l’intérieur des terres provençales. Ce matin de septembre, ce disque me parle plus que tout autre car, oui, Fabio écrit et chante la fin de l’été ou la peur que cette saison ne défile trop vite, que l’âge adulte soit trop vite là.
Nous finirons par gagner la plage de l’hôtel, nous étalerons le drap jaune, et la journée continuera doucement, entre prélassements, lectures à l’ombre, photographies, plongeons depuis le ponton, nages lentes dans les belles petites eaux claires du lac. Le soir, nous reprendrons la route, le disque n’aura pas quitté le poste, il tournera en boucle.