Kate Stables (This Is The Kit) : « J’adore l’effet que le rythme a sur moi »

This Is The Kit / Photo : Cedric Oberlin
This Is The Kit / Photo : Cedric Oberlin

Depuis ses débuts, il y a déjà une quinzaine d’années, Kate Stables n’a eu de cesse d’explorer les confins d’une musique dans laquelle les trames folks originelles se mêlent désormais de rythmes complexes et variés, de colorations harmoniques inattendues et, souvent d’arrangements de cuivres sobres et pertinents. Careful Of Your Keepers, sixième album de la britannique – parisienne d’adoption – et de son groupe, prolonge et intensifie le sentiment de surprise et de ravissement déjà éprouvé à l’écoute des épisodes les plus récents. D’abord parce qu’on y relève au générique la présence inattendue de Gruff Rhys, dans un rôle de producteur attentif et discret, manifestement capable de magnifier un univers musical qui semblait assez distant du sien. Surtout parce que ces comptines poétiques et parfois biscornues laissent transparaître, au fil des écoutes, un sens admirable de la mesure et de l’équilibre entre une voix et des instruments qui dialoguent en contre-point, à la fois dans la proposition singulière et l’attention respectueuse aux détails et aux nuances.

On dit souvent que chaque album est construit par réaction au précédent. Est-ce que c’est le cas pour Careful Of Your Keepers, 2023 par rapport à Off Off On, 2020 qui était sorti dans un contexte très particulier, quelques semaines avant le confinement.

Kate Stables : Je ne sais pas exactement si c’est une réaction par rapport à l’album précédent ou simplement une question de rythme de vie, mais j’ai récemment pris conscience qu’il y avait une sorte d’alternance dans ma discographie, entre des disques positifs et des disques plus sombres. C’est quelque chose dont je ne peux m’apercevoir qu’après-coup – je n’ai jamais de plan très clair ou préconçu avant d’enregistrer – mais c’est un peu comme les tranches d’un sandwich : le premier album était assez positif, le deuxième plus difficile, et ainsi de suite. Là, on en est au sixième et je crois qu’il aborde des thèmes un peu plus pénibles que Off Off On, 2020. Il y a aussi des sonorités et des manières d’aborder le jeu collectif que j’avais envie d’explorer un peu plus et qui s’inscrivent donc dans une certaine continuité par rapport à la dernière étape du parcours.

Il y a aussi me semble-t-il une évolution de plus en plus nette par rapport aux albums plus folk de tes débuts et qui tient à la place centrale du rythme et des percussions dans tes chansons, y compris dans les compositions. Est-ce que c’est quelque chose qui a changé au fil des années dans ton écriture ? Est-ce qu’il y a des chansons qui naissent d’abord d’un rythme plutôt que d’une mélodie ?

Kate Stables : Ça dépend vraiment des morceaux. Sur cet album, il y a des titres qui sont à 90% issus des rythmes, avec très peu de mélodies, mais il y en a aussi quelques-uns où je trouve que je joue plus avec les mélodies que d’habitude. Ceci dit, c’est vrai que les rythmes me fascinent de plus en plus et que j’ai envie de m’amuser avec, plus librement qu’il y a dix ans. Et ça s’entend sur cet album. J’adore l’effet que le rythme a sur moi et sur nous tous d’ailleurs.

Certains de ces rythmes semblent imprégnés de plus en plus d’influences extra-européennes, notamment africaines. Est-ce que cela fait partie de tes références ?

Kate Stables : Oui, bien sûr. J’écoute beaucoup de choses qui ne viennent pas d’Europe ou des USA. Ceci-dit, je pense que ce sont aussi des influences qui sont désormais présentes, de manière plus ou moins diffuse, un peu partout, y compris chez des artistes occidentaux. Récemment, j’ai adoré le travail du groupe Horse Lords. Tout ce qu’ils arrivent à inventer autour du rythme et de la tonalité ! Ça me fait fondre le cerveau ! Ça m’encourage à continuer de jouer avec les rythmes moi aussi.

Parmi ces jeux rythmiques que tu évoques, j’ai eu l’impression que, sur certains morceaux, les rôles traditionnels avaient presque été inversés entre la guitare – qui reprend en boucle une trame rythmique – et la basse qui suit davantage et accompagne le développement de la mélodie.

Kate Stables : C’est vrai. Aucun d’entre nous n’a suivi de formation musicale classique et c’est peut-être pour cela que nous avons plus de facilité à nous émanciper des règles habituelles. Et puis les lignes de basse que joue Rozi – Plain, ndlr. – sont souvent très mélodiques. Elle écrit des lignes très inattendues tout en conservant toujours le sens de la mesure et du rythme : c’est vraiment deux pouvoirs magiques !

Cet élément rythmique et ludique se retrouve aussi dans la manière dont tu utilises les mots qui semblent parfois choisis tout autant pour ce qu’ils évoquent de sens que pour leur sonorité.

Kate Stables : Pour moi, il y a toujours une dimension assez visuelle dans l’écriture des textes. Quand je chante une chanson pour la première fois et que je commence à retravailler sur le texte, c’est comme si je voyais un diaporama, une succession d’images qui défilent devant mes yeux. Parfois ce sont les mêmes, parfois elles changent un peu, d’un moment à l’autre. Plus concrètement, c’est aussi une manière assez efficace de me rappeler des paroles que de les associer à des supports visuels. Tout est lié je crois : la mémoire, les images, les mots, l’intention. Le son des mots est donc quelque chose de très important.

Dans ces répétitions ou ces altérations des mêmes sonorités, il y a quelque chose qui rappelle presque des mantras ou des comptines.

Kate Stables : C’est vrai qu’il y a beaucoup de répétitions ! C’est encore une autre manière d’explorer le son et le sens des mots. On a tous joué à ça, j’imagine, quand on était enfant : répéter et répéter le même mot avec une intonation un peu différente à chaque fois, jusqu’au point d’oublier presque ce à quoi il se réfère au départ. Même sans déplacer l’intonation : quand on répète la même chose une centaine de fois, ça modifie le sens et ça transforme l’expérience du langage. Quelqu’un m’a parlé récemment de la théorie du changement paradoxal qu’ont développé les gestalt-thérapeutes. Plutôt que de se fixer un objectif et de réfléchir au cheminement adéquat pour l’atteindre, on se concentre sur la situation présente pour laisser advenir le changement. En gros, je ne peux changer que ce que j’ai accepté, pour disposer d’un appui plus solide. C’est marrant parce que quelqu’un m’en a parlé l’autre jour et, en l’écoutant, je me suis rendue compte que c’était un thème qui était omniprésent dans l’album : je parle beaucoup de ce qui change et de ce qui demeure stable.

Il y a même des textes dans lesquels le mot suivant semble être uniquement appelé par la sonorité qui conclut le mot qui précède. Je ne sais pas si tu connais cette comptine française :  » Marabout. Bout d’ficelle…« 

Kate Stables : Oui, tout à fait. C’est quelque chose qu’on retrouve dans certaines comptines françaises et que j’aime beaucoup.

Pour arriver à cela, est-ce que tu a recours à l’écriture automatique ou à des associations libres ?

Kate Stables : Bien sûr. J’essaie souvent de trouver la méthode d’écriture la plus adaptée pour lâcher prise et laisser advenir le plus librement possible ces suites de mots. J’aime bien quand les mots possèdent leur propre vie. Et que ce sont eux qui font les choix en quelque sorte.

J’imagine que chaque chanson est tout de même associée à une signification ou, au moins, à une intention. A quel moment reprends-tu une forme de contrôle ?

Kate Stables : Souvent, c’est une fois que la première phase de l’écriture et de la composition est achevée. C’est à ce moment-là que j’arrive à prendre un peu de recul et à m’apercevoir de ce que peut signifier la chanson. Jamais quand je suis en train de composer. Il m’arrive alors de retoucher quelques éléments, plus ou moins à la marge, pour redonner une certaine cohérence à l’ensemble. Mais pas toujours. Dans la country, il y a cette tradition d’écriture très narrative, en référence à des histoires linéaires, des personnages ou des situations très précis. J’admire beaucoup ces auteurs mais ce n’est pas du tout comme cela que je travaille, pour ce qui me concerne. Je suis plutôt adepte des collages et des spirales.

Il y a beaucoup d’images corporelles dans ces chansons – la morsure, les croûtes sur les jambes. Est-ce qu’elles ont une importance ou une signification particulière ?

Kate Stables : Je suppose que c’est lié à ce que je disais plus tôt : les mots sont généralement associés à une forme de matérialité, à leur présence physique. La manière de les prononcer, les positions de la langue ou des lèvres au moment où ils surgissent. Pour moi, il n’y pas de séparation entre le physique et le mental et ces images sont une façon de prolonger et de donner corps à des sensations plus abstraites.

Plusieurs des chansons reviennent également sur les mêmes thèmes et notamment sur la difficulté à maintenir une forme de relation ou de communication avec les autres.

Kate Stables : C’est encore quelque chose dont je me suis rendu compte assez tard, plutôt à la fin de l’enregistrement. En écrivant les chansons, je ne m’étais pas rendu compte que je répétais la même chose de manière aussi récurrente d’un morceau à l’autre : « holding hands » , « letting go « . Je crois bien que, par le passé, j’aurais essayé de rectifier ces répétitions après-coup parce que j’aurais été trop gênée d’avoir réutilisé aussi souvent les mêmes expressions. Là, j’ai décidé de les assumer. Dans un genre très différent, j’étais très fan de Tricky quand j’étais adolescente. Et il réutilise souvent les mêmes textes en les associant à des compositions différentes. J’ai toujours trouvé ça assez beau et très intéressant.

Comme pour chaque album, tu as choisi de travailler avec un producteur qui est aussi un songwriter – Aaron Dessner (The National), Josh Kaufman (Bonny Light Horseman) et maintenant Gruff Rhys. Je suppose que ce n’est pas un hasard.

Kate Stables : C’est très important que ce soit d’abord des musiciens dont j’apprécie le travail et pas seulement des techniciens compétents. Et aussi, à chaque fois, des gens avec lesquels j’ai envie de passer dix jours dans un studio. Et Gruff est tellement adorable. C’était un plaisir de tous les instants : son énergie, la manière dont il communique. Il est extrêmement bienveillant, très attentif à tout ce qui se passe et aux relations entre les membres du groupe. Il perçoit tout mais sait aussi attendre le bon moment pour faire une remarque qu’il juge pertinente ou pour suggérer un changement. C’était d’autant plus intéressant de travailler avec lui qu’il nous a laissés très libres pendant l’enregistrement, pour que chacun d’entre nous puisse prendre sa place. Il est intervenu davantage au moment du mixage pour partager son avis et nous aider à trier un peu toutes les idées qui s’étaient exprimées en studio. En plus, il venait tous les jours en transports en commun. Il prend le bus et le tram autant que moi. Cela pourrait sembler anecdotique mais c’est aussi d’une raison pour lesquelles c’est sans doute mon producteur préféré de tous ceux avec lesquels j’ai travaillé jusqu’à présent : il a une attitude parfaite !

Sur le plan musical, les points communs entre vous n’étaient pourtant pas forcément évidents a priori. Sauf peut-être avec Pang !, 2019 l’album qu’il a enregistré avec l’artiste sud-africain Muzi

Kate Stables : Oui, j’adore cet album, c’est un de mes préférés ! Je connaissais évidemment sa musique avant mais c’est quand j’ai découvert Pang ! que je me suis dit qu’il y aurait peut-être des rapprochements à envisager. J’adore aussi quand quelqu’un écrit des chansons dans une autre langue que l’anglais. Et le gallois est une langue tellement belle et tellement musicale.

Les arrangements sont extrêmement subtils et très discrets, même quand il y a des parties de cuivres. Est-ce que vous avez été vigilants sur ce point ?

Kate Stables : Oui, on essaie à chaque fois de travailler de manière à ce que chaque membre du groupe puisse proposer ses idées aux autres. Pour ce qui est des arrangements de cuivre, c’est Jesse D. Vernon qui les a composés. Gruff avait aussi invité un joueur de kora très doué qui a travaillé quelques jours avec nous en studio. Mais, finalement, nous n’avons pas conservé ces éléments dans le mix parce que Gruff pensait – et nous aussi – qu’ils orientaient l’album dans une direction trop différente. Ceci dit, j’aimerais beaucoup publier un jour les versions de certaines chansons avec les parties de kora qui ont été enregistrées.

Est-ce que tu as déjà envisagé de produire toi-même les albums ?

Kate Stables : J’aimerais bien en être capable mais, pour le moment, je crois que ce serait trop lourd à gérer sur le plan humain et émotionnel. Je ne me vois pas assumer à la fois le travail de composition, d’écriture et, en plus, celui de gestion des affects et des égos pendant l’enregistrement. Je ne suis pas sûr que j’arriverai, dans une situation de stress et de pression, à communiquer de façon au délicate et diplomatique que Gruff. Pour les autres membres du groupe, je pense que c’est plus facile de travailler avec quelqu’un d’autre que moi. On s’aime beaucoup, on est très proches… mais, justement !

Une dernière question sur ta participation à la trilogie en cours de Cabane, le magnifique projet de Thomas Jean Henri. Qu’est-ce que cela t’apporte de te retrouver dans un rôle d’interprète ?

Kate Stables : Je connais Thomas depuis longtemps. On s’est rencontrés en 2006 ou 2007. Jesse et moi avions travaillé un peu sur son projet précédent, Soy Un Caballo, qui nous avait énormément plu. On avait même joué quelques dates ensemble et c’était vraiment formidable. Quand il m’a demandé de chanter pour Cabane, je n’ai pas hésité une seconde. Musicalement, c’est formidable mais c’est surtout parce que c’était une occasion de passer du temps avec quelqu’un que j’aime beaucoup. Je ne sais pas comment les autres artistes l’envisagent mais, pour moi, un projet artistique reste avant tout une manière de partager du temps avec des gens que j’apprécie.


Careful Of Your Keepers par This Is The Kit est disponible sur le label Rough Trade Records. Elle sera en concert au Trabendo le 6 octobre.

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