Gruff Rhys – Que la montagne est belle !

Gruff Rhys
Gruff Rhys

Habitué des projets ambitieux et farfelus depuis ses premières armes discographiques fourbies à la tête de Super Furry Animals, celui qui demeure avant tout l’un des grands maîtres incontestés de la composition pop a décidé de consacrer son nouvel album – le dixième en solo environ, selon les décomptes officiels – à la biographie du mont Paektu, au sommet duquel, apprend-on au passage, se trouve le point culminant de la Corée. Tout autre que le génie gallois se serait sans doute pris les pieds dans cet improbable tapis géographico-conceptuel dont on pouvait a priori, redouter les inévitables pesanteurs. Mais pas lui. Dense, lumineux, fascinant de bout en bout, Seeking New Gods apparaît – au-delà du prétexte et de l’argument, pas si loufoques au demeurant – comme une réussite majeure de plus à verser au crédit d’un artiste toujours aussi déroutant. Et qui a consenti à nous éclairer autant que faire se peut sur les méandres tortueux de ce nouveau périple.

Comment t’es venue cette idée de consacrer un album au mont Paektu ?

La première fois que j’ai imaginé ce que cet album allait devenir, j’étais en train de lire un livre qui n’a rien à voir avec les volcans mais dans lequel ce sommet était brièvement mentionné. J’ai trouvé que ce nom était très évocateur et j’ai commencé à me documenter un peu sur le sujet. Il y a tellement de mythes qui sont rattachés à ce lieu que, à un moment, je me suis dit que ce serait une bonne idée de concevoir cet album comme une sorte de biographie de la montagne. J’avais déjà consacré des albums à des biographies d’êtres humains mais j’ai pensé que d’en réaliser un à propos d’une montagne, ce serait un peu moins prévisible parce que ça couvrirait une période beaucoup plus longue et que ça permettrait de brasser des cultures et des gens très différents. Ensuite, j’ai commencé à composer des chansons. Mais les premières que j’ai écrites ne me plaisaient pas : elles étaient remplies de faits et d’anecdotes à propos de cette montagne, et ça ne fonctionnait pas du tout, selon moi. J’ai essayé de simplifier l’écriture, en m’imaginant à la place de la montagne et le résultat m’a davantage satisfait : c’était plus émouvant. J’ai donc laissé de côté beaucoup de chansons trop factuelles.

Ce n’est pas la première fois, loin de là, que tu organises un album de cette façon, autour d’une idée directrice ou d’un récit continu.

C’est une option qui m’intéresse en effet. Avec Neon Neon notamment, nous avons conçu deux albums biographiques. C’est presque plus amusant que de composer des titres totalement séparés. Cela me permet d’explorer les différentes facettes d’une même histoire, de jouer sur les changements de points de vue, un peu comme pourrait le faire un réalisateur avec sa caméra. C’est donc avant tout une façon de m’assurer que je ne risque pas de recommencer à écrire la même chanson, encore et toujours. Je crois que j’en suis à mon vingt-troisième album, ou quelque chose de cet ordre : inévitablement, je vais être amené à me répéter si je ne trouve pas de nouvelles méthodes ou de nouvelles idées, à ressasser les mêmes mélodies ou les mêmes textes. Tout ce qui peut me permettre d’aborder l’enregistrement d’un album comme une expérience inédite est don bienvenu puisque cela peut me rendre plus créatif. J’essaie toujours de me mettre en situation d’apprendre quelque chose de nouveau quand j’enregistre un album : c’est ce qui le rend intéressant à réaliser, à mes yeux en tous cas, et peut-être aussi à écouter. Cela ne veut pas dire que je n’enregistrerai pas un jour un album moins complexe, moins cohérent et produit en une dizaine d’heures dans un seul studio.

Comment éviter les lourdeurs qui sont souvent associées aux concept-albums ?

Je voulais éviter que l’évocation géographique devienne trop sérieuse et conserver un aspect plaisant, agréable à entendre pour le public. Et surtout que l’on puisse apprécier les chansons sans rien connaître du sujet.

J’imagine que ce désir de renouvellement implique aussi d’engager de nouvelles collaborations musicales. Tu as décidé, cette fois-ci, de travailler avec le département de R&D de la BBC : pourquoi ?

J’ai entendu parler de cette technologie nouvelle – l’Audio Orchestrator – que la BBC a développé au cours des dernières années. C’est quelque chose qui doit permettre d’immerger l’auditeur en lui donnant l’impression qu’il est plongé au beau milieu du son qui est diffusé alors qu’il se trouve, en réalité, chez lui. En temps de pandémie, l’expérience me semblait intéressante. J’ai donc travaillé avec eux à une version quadriphonique de l’album qui pourrait être diffusée grâce à cette technologie. Il suffit de récupérer un QR code et de s’équiper avec quatre appareils différents qui peuvent diffuser du son – ça peut-être un simplement un téléphone ou un ordinateur. Et la diffusion synchronisée fonctionne. Je me suis dit que ce serait amusant de développer cette version de l’album qui permettrait aux gens d’avoir une expérience un peu différente de l’écoute, tout en restant en sécurité chez eux.

Tu as également choisi de collaborer avec Mario Caldato pour la production.

La première fois que j’ai décidé de travailler avec lui, c’était il y a longtemps, après avoir écouté et adoré l’album de Money Mark, Push The Button, en 1998. D’expérience, je sais qu’il apprécie la musique quand elle est jouée par des êtres humains réunis dans la même pièce et qu’il serait donc parfaitement à l’aise pour m’aider à enregistrer ce que j’avais en tête. Ça doit lui venir de sa passion pour le jazz. Il est aussi très doué pour assembler des démos ou des fragments musicaux très bruts et les réunir en un collage cohérent. J’ai donc enregistré l’essentiel de l’album par mes propres moyens, dans différents studios et dans des conditions très variées. J’ai même dû enregistrer certains chœurs dans mon salon. J’ai tout apporté à Mario ensuite pour qu’il m’aide à mixer tous ces éléments disparates. Je savais qu’il arriverait à donner une cohérence à ce qui aurait pu devenir un énorme bordel. Et puis, le hip-hop a sauvé le concept-album, d’une certaine manière. Le concept-album a souvent été dénigré pour de bonnes raisons : il y en a eu tellement de très mauvais pendant le règne du Prog. Mais la plupart des grands albums de hip-hop sont des concept albums, avec un récit et une cohérence.  3 Feet High And Rising (1989) de De La Soul par exemple. Alors, je me suis dit que ce n’était pas si idiot d’aller enregistrer un concept-album avec un producteur de hip-hop renommé.

Gruff Rhys
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Le son de l’album est très direct, plus encore que sur tes précédents albums.

Dès le départ, les premières versions des chansons étaient assez sobres. Elles ont été élaborées très simplement, dans le prolongement de la tournée précédente et avec les mêmes musiciens : un pianiste, un batteur, un bassiste. Quelques solos de guitare de mon cru.  C’est ce qui a permis de définir l’équilibre de base de chaque chanson. J’ai voulu respecter cet équilibre mais je savais aussi que je n’avais pas envie d’enregistrer un album hétéroclite : je voulais vraiment que l’ensemble soit cohérent, presque comme un bloc ou un monolithe. J’ai rajouté ces sons de synthétiseurs qui traversent tout l’album et qui ajoutent une forme de continuité entre les chansons. Mais je savais qu’il ne fallait pas que je m’excite trop et que je rajoute trop d’instruments après coup. Je me suis retenu.

Une fois encore, j’ai été frappé par la manière dont tu utilises parfois les mots et leur répétition davantage pour leurs sonorités que pour leur signification. Je pense à des titres comme Can’t Carry On ou Loan Your Loneliness.

Oui, j’aime bien jouer avec les sonorités des mots. Je m’amuse de plus en plus à les utiliser pour leurs propriétés rythmiques. Il y a des mots qui ont des qualités percussives très particulières. Je crois que c’est un aspect du langage auquel je suis devenu plus sensible depuis que je me suis mis à écouter davantage de chansons interprétées dans des langues que je ne comprends pas. Je pense notamment à Erkin Koray et à l’album Elektronik Türküler (1974) sur lequel il utilise les mots de façon très rythmique. Et, comme je ne parle pas turc, je ne peux que les entendre de façon rythmique. C’est comme une sorte de percussions émotionnelles.

Paradoxalement, j’ai eu l’impression que tu livrais davantage d’intimité eu travers de ces chansons, alors que tu te places du point de vue de la montagne.

Oui, j’ai découvert des choses sur moi-même que j’ignorais. Ça a commencé avec la première chanson, Mausoleum Of My Former Self. C’est la première que j’ai écrite en essayant de me mettre à la place d’un volcan. C’est une impression très bizarre. C’est ridicule, bien sûr, mais cela m’a permis d’accéder à des émotions différentes. Assez vite, j’ai compris que j’étais en train d’écrire sur moi-même tout en m’imaginant à la place de la montagne. Une montagne voit des gens passer, qui viennent et qui s’en vont. C’est très proche d’une vie humaine, finalement, même si l’échelle temporelle du changement est un peu différente. Chacun d’entre nous demeure son propre avatar, tout en faisant sa propre expérience du changement. Cette analogie s’est imposée de manière de plus en plus évidente quand j’ai commencé à laisser de côté les chansons les plus descriptives et toutes celles qui contenaient des détails historiques. Il y en avait même avec des dates, je t’assure ! Je me suis concentré sur les émotions.

Il est beaucoup question de temps qui passe et de changement dans ces chansons, c’est vrai. Mais pas du tout de mortalité. J’ai trouvé ça très étonnant.

Le mantra sur la dernière chanson, Distant Snowy Peaks, est un peu une manière de se reconnecter à la mort. On cherche toujours à atteindre le sommet mais il reste toujours inaccessible. Le temps est circulaire : je crois aux esprits des vivants et à la continuité de leur présence au fil des générations successives. C’est une forme de spiritualité athée. C’est aussi pour cette raison que j’ai introduit ce drone qui rattache toutes les parties de l’album les unes aux autres : c’était une façon de souligner musicalement la circularité plutôt que de trouver une dynamique classique et linéaire, avec un début et une fin.


Seeking New Gods de Gruff Rhys est disponible sur Rough Trade Records.

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