Echo And The Bunnymen, Porcupine (Korova, 1983)

Juste un peu avant d’être sanctifiés par un disque, par ailleurs relativement irréprochable, qui d’après eux-mêmes était, de facto, le plus glorieux jamais enregistré, l’excellent Ocean Rain (1984), Echo And The Bunnymen avaient pourtant déjà régulièrement touché au sublime. Alors que la concurrence effective et affective (The Cure, New Order) se sort de l’ornière maladive pour aller taquiner et le dancefloor et le futur, la fantoche entame soit un blitzkrieg abscons voire bien dégueulasse (U2, l’album s’intitule War, au moins et à défaut de la moindre finesse, ça a le mérite d’être clair) soit une chute de tension créative patente et inéluctable (Simple Minds, entre New Gold Dream qui contient au moins un bon morceau et Sparkle In The Rain qui n’en contient absolument aucun*), le groupe de Liverpool va confirmer sa posture absolument unique, et régulièrement supérieure. Porcupine, qui vient de fêter ses quarante ans, produit par Ian Broudie (aka Kingbird) sort en février 1983 et se hisse assez vite à la deuxième place du Top Ten anglais.

Porté par deux singles à l’excellence pop mirobolante (The Cutter, The Back Of Love, Liverpool, The Beatles, c’est tellement évident, remarquablement effectué mais là n’est pour une fois pas la question) ce troisième album, enregistré dans une période de doute, de fatigue et d’insatisfaction grandissante, est loin d’être une construction parfaite. Il sera d’ailleurs refusé par Warner dans sa première mouture.  Mais comme les stalagmites qui ornent sa pochette, il recèle pourtant dans ses interstices des chansons d’une beauté absolue et incontestable. A l’époque où nous les découvrons, sur les bons conseils d’un mec de Crawley, nous ne connaissons ni Love, ni Scott Walker. Autant dire qu’avec une ligne de flottaison aussi basse, nous assimilons niaisement le groupe de Liverpool non pas au tout venant de la new-wave mais tout de même à l’air du temps. On les aime d’emblée beaucoup sans vraiment savoir de quoi il en retourne. Et niveau emphase, on est conquis mais rétrospectivement effaré. Ce qui nous parait désormais souvent pénible pour ne pas dire pis chez leurs contemporains, a gardé son éclat, voire une bonne vieille classe chez Ian Mc Culloch et ses sbires. Beaucoup travaillaient au corps une nouvelle vision des musiques psychédéliques, tamisées par l’ascétisme, la sécheresse rugueuse du post-punk. Les disques d’Echo And The Bunnymen ont bien moins vieilli que bien d’autres car ils ne cherchaient jamais à faire de l’esbroufe, ils cherchaient tout simplement la vérité. Et la noirceur de Porcupine, si elle peut être symptomatique alors d’un concours de teub dans l’emphase, à l’époque, et je prie pour que vous n’ayez jamais connu ça, jeunes gen(t)es, certains eurent même l’idée détestable d’énoncer le concept, lui aussi abject, de rock héroïque, reste une illumination.

Echo & The Bunnymen
Echo & The Bunnymen

Comme par hasard, alors qu’il a franchi quelques importants paliers du renom en Grande Bretagne, le groupe reste en France, alors que Simple Minds et U2 ont déjà mis en place une véritable machine marketing guerrière, une affaire d’initiés. Il faudra l’adoubement du bout des lèvres de Robert Smith et cette nouvelle culture pop sans ambages énoncée par Les Inrockuptibles pour que le groupe gagne enfin ses lettres de noblesses dans notre beau pays. Et comme on aime bien être en avance sur tout, ce sera lors de leur album de reformation en 1987 qu’on en comprendra enfin l’importance. Pour notre génération en tout cas. Et ça tombe bien puisque lors, débarrassés de leurs scories pesantes, ils remportent les suffrages par leur biais le plus évident, celui d’un groupe pop flamboyant, malgré une orientation taillée pour le marché américain. Et c’est précisément pourquoi Porcupine, considéré probablement comme leur album le plus noirâtre**, le plus affecté, le plus peiné et lâchons le mot, le plus gothique (xptdr), mérite d’être réévalué. La fondation c’est le Velvet Underground, Lou Reed, Bowie, Television, The Doors, Love, The 13th Floor Elevators, alors que chez les faux rivaux mais vrais camarades d’en face (Joy Division puis New Order) c’est en plus du reste Can, The Stooges, Black Sabbath et Kraftwerk qui forgent le caractère continental. En France, néanmoins, on associe absurdement le groupe à leur voisin direct, Orchestral Manœuvres ITD (ça nous fait un autre lien fugace avec Factory), comme en témoigne ces images d’époque (L’écho des bananes, FR3, le dimanche avant Merci Bernard) présentés par l’ineffable Vincent Lamy aka Eddick Ritchell, soit rien moins que l’ex chanteur du groupe Au Bonheur des Dames. Que certains presbytes un peu fantasques avaient déclarés héritiers de Roxy Music, un concept recevable mais uniquement au niveau du look.

D’ailleurs le titre de Roxy Music de la new wave pourra donner lieu à des débats sanglants, oui Siouxsie & The Banshees, certes Magazine, mais sur deux éléments tangibles Echo peut y prétendre. Le biais vestimentaire surplus de l’armée (on disait stock américain à l’époque) adopté brièvement mais repris en masse par les fans, complètement inspiré par Throbbing Gristle, tout comme Roxy Music poussèrent le glam dans ses derniers retranchements (là aussi, brièvement et merci bien) sur le sujet de l’accoutrement avec surement un bonne dose de second degré. Et musicalement en dépassant le truc, tout comme Echo avec la new wave en y instaurant dès le départ des influences bien plus colorées, bien plus riches. Et comme botte secrète un manager astucieux en la personne du futur KLF Bill Drummond.

Bon, maintenant, fini de pérorer et d’extrapoler quoique, venons-en aux faits.

Vous allez me faire le plaisir de mettre le morceau titre, le dernier et cinquième de la première face.

Et puis vous allez me faire le plaisir également de remplacer Will Sergeant, Pete De Freitas, Les Pattinson et Ian Mc Culloch par Blixa Bargeld, Mick Harvey, Barry Adamson et Nick Cave. Soit la première formation des Bad Seeds*** qui sortira son premier album (From Her To Eternity, 1984) plus d’un an après. Ça fait un peu trembler sur ses bases vous avouerez ?

Leonard Cohen et Ian Mc Culloch
Leonard Cohen et Ian Mc Culloch

Alors qu’est ce qui peut bien relier ces deux monstres sacrés qui malgré les malheurs et les excès sont toujours là, parmi nous, à divers degrés de vaillance ? Leonard Cohen, certes. Mais le lyrisme chez Cohen n’est jamais aussi flagrant, il est comme une permission, une autorisation temporaire ou non à devenir plus grand que soi tout en restant modeste. Or ce souffle ardent chez Nick Cave et à un degré moindre chez Mc Culloch, est une envolée, un permis de faire, d’en faire trop même, une libération, si besoin était. Non, il va falloir chercher plus loin, revenir à des sources plus anciennes. Celles des scansions presque en dehors du Blues que recèlent All Tomorrow’s Parties, Venus In Furs ou Heroin du Velvet Underground et à plus forte raison leurs versions embryonnaires encore ancrées dans le folk.

Ces gigues balourdes, ancestrales, médiévales sur lesquelles nos ancêtres ont probablement tenté de danser en glissant sur des fientes de jars. La vieille Europe aussi chez Kurt Weill via les Doors. Et pour la porte ou le chemin du next whisky bar, on fait confiance aux deux pour y retrouver le vieux Tom Waits pour se moquer d’eux avec bienveillance jusqu’à la fin des hostilités.

Quelle mouche a bien pu piquer les hommes lapins pour coller les deux singles épatants en début d’album et à la suite ? Se débarrasser de la pop pour rentrer dans le vif du sujet ? L’inquiétude encore un peu colorée mais déjà tendue de My White Devil, de l’empressé Clay, avant de tomber dans le puit profond du morceau titre. Au rouge morbide de Pornography des Cure, Will Sergeant (le guitariste le plus inventif et le plus sous-estimé de sa génération, il est ici en surchauffe absolue) et ses hommes, répondent par l’infini polaire. D’ailleurs alors que pour des raisons budgétaires les prises de vue neigeuses de Brian Griffin pour la pochette devait avoir lieu en Ecosse, l’absence de neige doublera le budget artistique et permettra de partir en Islande (bien avant que l’île ne deviennent une destination prisée) et outre la pochette il y sera tourné An Atlas Adventure, documentaire et clips confondu.

Si la face B fait toujours allusion à une grande idée de la pop avec Head Will Roll, l’inquiétude se fait jour sur le tendu mais luxuriant Ripeness. Après c’est le saut dans l’abime avec My Higher Hell, autre pièce maitresse du disque.

« Cracked in the middle of me
Have to find my heart
Smiling equates with happy
But I know they’re miles apart
Just like my lower heaven
You know so well my higher hell
. »

Avec son synthé menaçant et ses envolées qui permettent à peine de respirer, c’est peut-être le morceau le plus sombre, le plus personnel de Mc Culloch qui admettra rétrospectivement qu’il a longtemps fui la réécoute de Porcupine pour ces raisons. Et la suite lui donne raison avec l’oppressant Gods Will Be Gods et ses enluminures presque krautrock, ses guitares enfiévrées comme une course angoissante contre soi-même. Puis In Bluer Skies, qui sous un dehors éclairé de peu achève un groupe et ses auditeurs, frigorifiés sur une plage où la nuit tombe.

Comme pour exorciser un album aussi sombre et pour mieux retrouver ses copains sur le dancefloor  le groupe fera paraître rapidement le lumineux single Never Stop (Discotheque).

N’en jetez plus, quarante ans après sa sortie Porcupine reste ce merveilleux palais des glaces imparfait mais toujours scintillant, entre introspection violente et brillance psychédélique. Il annonce également la fonte des congères, vers Paris, Ravel, Debussy, Brel, Scott Walker, Love et l’illumination symphonique d’Ocean Rain, qui la saison suivante retrouvera la lumière et mettra tout le monde d’accord.

Les quatre premiers indispensables albums d’Echo And The Bunnymen (Crocodiles, Heaven Up Here, Porcupine et Ocean Rain) viennent d’être réédités en vinyl par Wea. Evergreen, celui du come-back gagnant de 1997, bénéficie quant à lui d’une édition Deluxe chez London.


Porcupine par Echo And The Bunnymen est sorti sur le label Korova en 1983.
* pouvez gueuler les ieuvs, j’en n’ai rien à carrer.

** le précédent, Heaven Up Here, sous ses dehors bleuté et aéré (No Dark Things, A Promise, Heaven Up Here, It Was A Pleasure) tient également et à parts égales ses bons moments d’angoisse (Show Of Strenght, Turquoise Days, The Disease, All My Colours)

*** vous pouvez continuer de hurler l’hallali, les corbacs, j’en ai toujours rien à carrer.

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