En principe, il n’y a pas, dans le rock, grand-chose de plus vain, ennuyeux et déprimant que l’idée d’un album de reprises. Bien sûr, il existe quelques exceptions, des disques très réussis comme le Nilsson Sings Newman (1970) de Harry Nilsson, le Cover Magazine (2002) de Giant Sand ou le très beau To Willie (2009) de Phosphorescent, mais, dans l’ensemble, l’exercice semble plutôt réservé à des artistes souffrant d’un manque criant de créativité. Et le fait que Will Oldham en soit déjà à son septième opus du genre (en comptant les disques de réinterprétations de ses propres chansons) depuis 2004 en dit malheureusement assez long sur le lent déclin de son œuvre depuis qu’il a adopté le pseudo de Bonnie “Prince” Billy. Pourtant, Will Oldham est également l’un des rares à maîtriser l’exercice. Certains de ses disques du genre, Greatest Palace Music (2004), The Brave and the Bold (2006), enregistré avec Tortoise, ou l’excellent EP Ask Forgiveness (2007), figurent même parmi ses plus belles réussites depuis vingt ans.
Cette fois, néanmoins, l’affaire est différente, puisque Will Oldham est accompagné par Bill Callahan. À eux deux, ces maîtres du lo-fi des années quatre-vingt-dix doivent bien concentrer un bon tiers de la mythologie du label Drag City. Leurs trajectoires ne sont pas les mêmes, plutôt ascendante pour l’auteur d’Apocalypse qui tend à devenir un classique américain, plutôt sinueuse et descendante pour le prince de Louisville dont la foisonnante production va souvent jusqu’à déconcerter les plus fidèles. Cette réunion a donc quelque chose d’assez exceptionnel, mais il faut dire aussi que ce Blind Date Party est un disque très particulier.
Conçu pendant le premier confinement, au printemps 2020, puis enregistré au cours de l’automne et l’hiver suivants, le disque a été réalisé en ligne, grâce à d’innombrables échanges de fichiers entre Bill Callahan, Will Oldham et la crème des artistes de Drag City. En gros, les deux premiers posaient les bases d’une reprise, puis envoyaient le fichier à un invité choisi. Celui-ci ajoutait sa touche personnelle, puis renvoyait le résultat aux deux autres qui s’occupaient d’ajouter la touche finale à l’enregistrement. Le processus a été répété dix-neuf fois avec des invités comme David Pajo, Ty Segall, Richard Bishop, Cooper Crain (leader de Cave et Bitchin’ Bajas), Matt Sweeney, Sean O’Hagan, Bill MacKay, Meg Baird, David Grubbs, etc. Autant dire que ce disque n’est pas seulement le fruit de la réunion de deux monstres jouant en duo, mais bien l’œuvre d’une sorte de “Drag City All Star-Band” tuant l’ennui entre deux pandémies.
Souvent surprenant, le résultat est néanmoins une vraie réussite, puisque le duo parvient notamment à s’approprier des classiques aussi coriaces que Sea Song (Robert Wyatt) ou Deacon Blues (Steely Dan), tout en rendant sa dignité à une chanson comme Blackness of the Night de l’épouvantable Cat Stevens. Le répertoire est aussi très audacieux, les deux chanteurs allant sans mal d’une réinvention d’un traditionnel de country chrétienne comme I’ve Made Up My Mind à un tube de teenage pop contemporaine comme Wish You Were Gay de Billie Eilish. Enfin, Oldham et Callahan pratiquent aussi l’hommage mutuel, s’échangeant ici le Our Anniversary de Smog, repris avec Dead Rider en mode post-rock métallique (et avec une reprise de Que sera, sera en ouverture !), et là Arise, Therefore de Palace Music, rejoué avec Ben Chasny dans un registre de pop synthétique aux accents très expérimentaux. Au bout du compte, ce disque ne sonne comme aucun autre album de Bill Callahan ou Will Oldham et pourrait bien aider l’un ou l’autre à trouver une forme de nouveau souffle créatif. L’avenir le dira.
Blind Date Party est disponible en ligne depuis le 10 décembre, et sera édité en disque fin janvier 2022.