Papa M : M le maudit

David Pajo - Papa M
David Pajo – Papa M

La première image de David Pajo, en tout cas la première à avoir été diffusée à une grande échelle, remonte au début des années quatre-vingt-dix. Il s’agit de la photo en noir et blanc qui illustre la pochette de Spiderland, le second album de Slint. Un peu floue, l’image montre les quatre membres du groupe en pleine baignade dans une rivière du Kentucky. Seules les têtes émergent de l’eau ; celle de David Pajo apparaît à droite. Légèrement à l’écart, le jeune homme semble regarder l’objectif avec une distance amusée.

Pochette de "Spiderland", l'album de Slint
Pochette de « Spiderland », l’album de Slint

Si cette photo réalisée par Will Oldham a fini par acquérir une résonance mythique, c’est avant tout parce que Spiderland s’est imposé parmi les disques les plus marquants de la dernière décennie du XXe siècle. En effet, à l’instar du Nevermind de Nirvana, qu’il a précédé de seulement quelques mois et dont il est en quelque sorte le contrepoint “secret” et visionnaire, le second album de Slint a bouleversé les codes du rock moderne et entamé une révolution musicale dont les effets se font encore sentir vingt ans après la séparation du groupe. Souvent considéré comme un disque fondateur, avec quelques autres, de ce que la presse a choisi un peu par facilité de regrouper sous le terme finalement très vague de “post-rock”, Spiderland a fait dériver l’énergie du punk vers des horizons plus méditatifs et des structures plus éclatées, qui ont notamment ouvert la voie à des groupes aussi divers que Tortoise, Mogwai ou Godspeed You! Black Emperor. Œuvre de rupture, marquée par l’esprit de la scène hardcore américaine des années quatre-vingt et déjà ancrée dans les eaux troubles de la décennie suivante, Spiderland apparaît toujours, trente ans après sa sortie, comme l’un des albums les plus sidérants et énigmatiques du rock américain des années quatre-vingt-dix. En 1991, donc, la photo des quatre membres de Slint dans la rivière a offert un visage juvénile et une identité forte à la révolution naissante ; trois décennies plus tard, elle demeure le symbole parfait de ce moment unique qui a vu une jeunesse idéaliste et conquérante partir à la recherche de nouveaux horizons musicaux.

SLINT, Spiderland (Touch And Go, 1991)

À la suite de cette photo et pendant près de onze ans, David Pajo ne figure plus sur la moindre pochette de disque. Sa “réapparition” officielle n’a lieu qu’en 2002 avec le portrait qui illustre son EP Three Songs, publié sous le nom de Papa M. Sur cette nouvelle image, le guitariste pose sur le toit d’un immeuble. Il a le soleil dans les yeux et affiche le même air juvénile que celui que l’on pouvait lui trouver, onze ans plus tôt, sur la pochette de Spiderland. Pourtant, cette prise de vue date bien du début des années deux mille, puisque la fumée noire qui apparaît au loin, derrière lui, n’est autre que celle des tours du World Trade Center quelques minutes avant leur effondrement le 11 septembre 2001.

PAPA M, Rainbow of Gloom (sur Three Songs, Drag City, 2002)

Avant cela, entre 1991 et 2002, David Pajo a donc préféré rester dans l’ombre, soit en se fondant dans différents collectifs comme The For Carnation, Tortoise ou Royal Trux, soit en ne se manifestant plus que sous d’énigmatiques pseudonymes qui, curieusement, tournent toujours autour de la même et intrigante lettre “M”. Et c’est ainsi qu’après avoir été M, puis Aerial M, l’ancien guitariste de Slint décide finalement de se présenter sous le nom de Papa M.

PAPA M Live from a Shark Cage (Drag City, 2001)

Utilisé une première fois en 1999, pour le très expérimental Live from a Shark Cage, le nom de Papa M est également celui qui a accompagné David Pajo dans sa première mue du nouveau siècle, l’incarnation inattendue en vagabond ténébreux sur l’éblouissant Whatever, Mortal. Dix ans plus tard, le chanteur explique : « Je pense que je n’aurais pas dû garder le même nom que sur Live from a Shark Cage, car Whatever, Mortal s’inscrit plutôt dans la continuité du EP Papa M Sings. Pour moi, c’est là que se situe la rupture. D’ailleurs, pour tout dire, j’ai même envisagé, pendant un temps, de prendre le nom de Papa M Sings. »

PAPA M Sings (Sea Note, 2001)

De fait, tout ce que David Pajo enregistre entre 2001 et 2004, date de son ultime EP, Six, sous le nom de Papa M, se situe à peu près à l’opposé de ce qu’il a pu produire depuis la fin de Slint. Le post-rock minimaliste de Aerial M ou les structures alambiquées de Tortoise, notamment, ont ainsi laissé la place à une musique “terrienne”, à forte dominante folk, qui se laisse parfois emporter dans de longues séquences expérimentales ou psychédéliques. Pour David Pajo, cette évolution correspond à une vraie nécessité : « Je ressentais le besoin de me rapprocher de la terre. Je voulais que mes chansons puissent évoquer des valeurs profondes, universelles, et s’adresser directement à l’inconscient des gens. Et puis, je crois que j’avais aussi envie de déjouer les attentes en m’affranchissant de mon propre passé. » Des années après cette somptueuse parenthèse, Whatever, Mortal apparaît toujours, et sans doute plus que jamais, comme l’une des œuvres les plus lumineuses des années deux mille, mais aussi l’une des plus insaisissables, quelque part entre le folk primitif de John Jacob Niles et la néocountry décharnée de son vieux compère Will Oldham.

PALACE MUSIC, New Partner (Viva Last Blues, Drag City, 1996)

La bande de Louisville

Lorsqu’il se lance dans l’enregistrement de Whatever, Mortal, au printemps 2001, David Pajo a déjà sorti le EP Papa M Sings. Ce disque, qui comprend surtout des reprises, a permis de poser les bases de l’album à venir, mais il n’est pas le seul déclencheur de la lente métamorphose de Papa M. En effet, la tournée de Bonnie “Prince” Billy, à laquelle Pajo participe en tant que guitariste au début de l’année 2001, s’avère tout aussi déterminante dans le processus créatif qui conduit à ce renouveau. Accompagné entre autres par Matt Sweeney et Dave Heumann, le futur leader d’Arbouretum, David Pajo a accepté de suivre Will Oldham dans l’une de ses premières vraies tournées sous son nouveau pseudonyme de cowboy aristo ; quelques semaines plus tard, l’auteur d’Ease down the Road endosse le rôle de coproducteur du deuxième album de Papa M. Pajo est le premier à souligner l’importance de cette collaboration : « Il est clair que l’amitié et le soutien de Will Oldham ont eu une grande influence sur Whatever, Mortal. Bien sûr, en tant que coproducteur, il a posé sa marque sur tout le disque, mais je pense que son influence va bien au-delà. Les paroles, l’esprit et l’idée même de cet album sont aussi très liés à ce qu’il a pu réaliser en tant qu’artiste. » Guitariste et banjoïste sur ce disque en marge de sa carrière solo, Tara Jane O’Neil ajoute : « Will était là pour accompagner David dans la création de la musique et pour toutes les décisions liées à l’enregistrement. Il est donc clair qu’il a eu une influence sur la création de cet album. Cela dit, ce n’était pas non plus la première fois qu’ils travaillaient ensemble. Dans le passé, ils avaient déjà souvent eu des projets communs. » Selon elle, l’émulation qui a pu exister entre David Pajo et Will Oldham est même représentative de l’esprit qui règne alors dans la petite communauté de musiciens de Louisville : « Il faut bien comprendre que Louisville n’est pas une très grande ville. Du coup, tous les musiciens se connaissent plus ou moins. Ils fréquentent les mêmes lieux et se croisent en permanence. Cela crée forcément une émulation. » De son côté, David Pajo confirme qu’il règne à Louisville un état d’esprit particulier : « Louisville est un endroit un peu à part dans le Kentucky. Dans le reste de l’État, la plupart des gens considèrent que c’est avant tout un lieu rempli d’artistes branchés et un peu poseurs. Et je peux dire que, dans un sens, ils ont raison ! »

PAPA M, Roses in the Snow (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Héritage folk

Comme son ami Will Oldham, David Pajo a donc décidé d’entamer le nouveau siècle en s’inventant une sorte d’alter ego country. Endossant ainsi le rôle mythique du poète errant, ce vagabond anonyme qui promène son spleen dans des villes étrangères et le plus souvent hostiles, le guitariste ouvre son disque avec le pénétrant Over Jordan, impressionnante réécriture de l’inaltérable Wayfaring Stranger, un titre folk popularisé dans les années quarante par Burl Ives et enregistré par de nombreux artistes comme Tim Buckley, Johnny Cash, Giant Sand ou encore Emmylou Harris : « I am a whore / Wayfaring stranger / Traveling through this town alone ».

PAPA M Over Jordan (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Les sonorités country et l’ambiance crépusculaire réveillent instantanément le souvenir de la “vieille et étrange Amérique” chère à Greil Marcus, et permettent d’installer le disque dans une sorte d’atemporalité légendaire. David Pajo explique : « Comme la plupart des autres chansons de l’album, Over Jordan évoque à la fois la mort et le voyage. Il y est question de retrouvailles avec des êtres chers qui ont disparu. Pour moi, le fait d’ouvrir le disque sur cette chanson était aussi une déclaration d’intention. »

BURL IVES, Poor Wayfaring Stranger (sur The Wayfaring Stranger, Stinson, 1944)

Reconnaissant volontiers l’influence du folk ancestral de la vieille Amérique, David Pajo dit même avoir été, comme beaucoup d’autres artistes de la fin des années quatre-vingt-dix, marqué par la réédition du coffret Anthology of American Folk Music de Harry Smith, ainsi que par les textes que Greil Marcus lui a consacré dans Invisible Republic.

Bascom Lamar Lunsford, Dry Bones (1928)

Selon Tara Jane O’Neil, l’idée de la transmission d’un héritage et du prolongement d’une sorte de lignée magique et très ancienne sont à la source de la plupart des chansons de Whatever, Mortal. « Pendant l’enregistrement, explique-t-elle, David avait avec lui un superbe livre de partitions de vieilles chansons folk américaines. Je ne me souviens plus exactement de son titre, mais je sais qu’il y a puisé des techniques d’écriture. Je crois qu’il voulait inscrire ses chansons dans une certaine tradition folk. La façon de raconter les histoires était particulièrement importante à ses yeux. » De son côté, David Pajo va plus loin et revendique l’influence de l’énigmatique John Jacob Niles. « Je ne sais plus vraiment comment je l’ai découvert. Je me demande si ce n’était pas grâce à un livre qu’il avait écrit sur les chansons folk, justement. En tout cas, il y a eu une période où la musique de John Jacob Niles m’a passionné. Je me suis mis à collectionner ses disques et à rechercher tout ce que je pouvais trouver sur lui. Pour moi, il est évident qu’il est, avec Will Oldham, l’une des grandes influences de ce que j’ai pu écrire pour Whatever, Mortal. »

John Jacob Niles, You Got to Cross That Lonesome Valley (sur American Folk Songs, RCA Camden, 1956)

Dans la campagne du Kentucky

Enregistré au studio Velvetone de Louisville, le deuxième album de Papa M connaît une gestation assez longue. David Pajo raconte : « La plupart des chansons ont été écrites à Brooklyn, où l’on m’avait proposé de garder une maison. À l’époque, je vivais encore à Louisville, mais j’étais ravi d’avoir l’occasion de m’en éloigner pendant quelques temps. C’était une période assez excitante. Ensuite, à mon retour, nous avons enregistré le disque à trois, avec Will Oldham et Tara Jane O’Neil. »

Papa M, Glad You’re Here With Me (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Arrivée en studio peu après ses deux acolytes, la chanteuse confirme : « Dave et moi, nous nous connaissons depuis des années. Nous sommes tous les deux originaires de Louisville et nous avons commencé la musique à peu près en même temps. D’ailleurs, j’avais déjà joué sur un de ses disques. Un single, il me semble. À l’époque de Whatever, Mortal, je venais de me réinstaller à Louisville après être restée à New York jusqu’à la fin de l’année 2000. Dave m’a juste envoyé une cassette avec quelques chansons en me proposant de participer au disque. De mémoire, l’album était presque terminé lorsque je les ai rejoints. J’ai le souvenir d’avoir rencontré pas mal de difficultés avec certaines parties de guitare, mais tout le monde semblait content. Dans l’ensemble, l’album a été réalisé à trois, même si Britt Walford a également joué sur un ou deux titres. » David Pajo précise : « Tout s’est passé très simplement. J’ai écrit et enregistré les chansons, et Will m’a ensuite aidé à mixer le disque et à choisir les overdubs. Plus tard, Tara nous a rejoints pour jouer du banjo sur quasiment tout l’album. Ce n’est pas un disque de groupe, mais lorsque je l’ai enregistré, j’ai eu le sentiment de partager mes chansons avec de bons amis. » De là, sans doute, le souvenir d’une époque assez heureuse, même s’il reste quelques petites ombres au tableau. « J’ai curieusement le souvenir d’une période très harmonieuse, explique Pajo. D’un autre côté, comme je prenais beaucoup de drogues, je ne sais pas si je peux vraiment dire que tout allait bien dans ma vie. »

Papa M, Many Splendored Thing (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Il est aussi possible que ce sentiment de brève harmonie ait été, tout simplement, lié à la joie d’être parvenu à trouver un accord inattendu avec la campagne environnante. « Honnêtement, explique Pajo, je crois que je n’imaginais pas que l’environnement dans lequel j’évoluais pouvait avoir une réelle influence sur ce que j’étais en train d’enregistrer. Et pourtant, je pense que ce disque est très marqué par la campagne du Kentucky. Pour moi, Spiderland sonne plutôt comme Louisville, alors que Whatever, Mortal est vraiment un disque du Kentucky. »

Papa M, Beloved Woman (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Une œuvre protéiforme

Pourtant, malgré son enracinement dans une certaine ruralité, Whatever, Mortal est loin d’être un album de country ni même de folk. En effet, si des ballades acoustiques comme Roses in the Snow ou Many Splendored Thing pourraient trouver leur place sur un disque de Bonnie “Prince” Billy, d’autres titres plus surprenants, comme l’expérimental Krusty ou le gothique The Lass of Loch Royal, contribuent à situer l’album bien au-delà du cadre restreint de la néocountry née dans les années quatre-vingt-dix.

Papa M, Krusty (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Ainsi, alors qu’il semble constamment balancer entre des pulsions de vie et de mort, entre le besoin de s’élever, de renaître, et celui de flirter avec l’au-delà, Whatever, Mortal apparaît surtout comme une œuvre étonnamment protéiforme, au carrefour d’influences comprenant aussi bien le folk originel des héros de l’Anthology of American Folk Music que les musiques traditionnelles indiennes ou encore certaines expérimentations héritées du folk psychédélique des années soixante.
Parfait exemple de ce foisonnement créatif, l’hypnotique Sabotage, qui évoque une inquiétante plongée dans les ténèbres, s’ouvre sur une séquence de musique expérimentale avant de glisser progressivement vers une longue plage instrumentale jouée au sitar électrique. « J’écoutais beaucoup de world music, et notamment U. Srinivas, un joueur de mandoline indien de 11 ans. Et Sabotage était un peu une façon pour moi d’essayer de jouer comme lui. Mais le jeu en picking de Nick Drake était une autre influence. En fait, je crois que ce titre reflète assez bien mon état d’esprit au moment de l’enregistrement. Je baignais autant dans le folk que dans la world music et je crois que cette combinaison a fini par me transporter dans une sorte de grand voyage psychédélique. »

Papa M, Sabotage (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Cette dimension psychédélique est évidemment liée à la nature profondément instable, multiple et changeante de Whatever, Mortal. Les divagations instrumentales de Tamu et le scintillement émerveillé des arrangements de Purple Eyelid côtoient naturellement les sonorités country du formidable Northwest Passage, rêverie en lent panoramique dédiée à la beauté des paysages du Kentucky.

Papa M, Northwest Passage (sur Whatever, Mortal, Drag City, 2001)

Succès critique

À sa sortie en novembre 2001, Whatever, Mortal est salué par la presse, qui y voit non seulement la plus grande réussite de David Pajo en solo mais aussi une œuvre d’envergure saisissant l’essence de tout un héritage folk et country pour se le réapproprier et le transformer en quelque chose de neuf. Plutôt qu’à la discographie de Will Oldham, l’album est surtout comparé à des chefs-d’œuvre aussi mémorables que Songs from a Room de Leonard Cohen ou Time Out of Mind de Bob Dylan. Mais si la reconnaissance artistique semble au rendez-vous, le potentiel commercial de Whatever, Mortal demeure très limité. De plus, David Pajo étant un musicien de nature plutôt discrète, il tourne peu et le disque finit par glisser doucement dans les eaux troubles de l’indifférence.

Papa M, Who Knows (sur Three, Drag City, 2003)

Une série de EPs

Au cours des trois années suivantes, David Pajo sort encore huit EPs sous le nom de Papa M. Ces disques permettent au guitariste d’approfondir le sillon folk expérimental qu’il a commencé à creuser avec Whatever, Mortal. Parmi ceux-ci, le EP Three Songs, marqué par l’instrumental O Kentucky et la splendide ballade Rainbow of Gloom, et le EP Three, avec le très beau Who Knows, sont sans doute les réussites les plus marquantes. « Je crois, explique Pajo, que je n’ai jamais su comment présenter ma musique au public. Bien sûr, j’aurais préféré que toutes ces chansons ne soient pas éparpillées sur une série de CD singles mais, à cette époque, je ne pouvais pas faire autrement. J’étais très occupé avec Zwan et il m’était donc difficile de me concentrer sur la réalisation d’un album entier. J’écrivais par à-coups et je n’enregistrais jamais au même endroit. Donc le format single était vraiment celui qui me convenait le mieux. Et puis, je voyais aussi cette collection de singles comme une sorte de journal de bord. Chaque disque me faisait l’effet d’un nouveau chapitre. »

Pajo, Baby, Please Come Home (sur Pajo, Drag City, 2005)

Parenthèse pop

Après ces quatre années de Papa M, David Pajo entame un nouveau cycle avec deux albums sortis sous le nom de Pajo. Datés de 2005 et 2006, Pajo et 1968 font figure de parenthèses pop dans la carrière de l’ancien guitariste de Slint et sont aussi, de l’aveu même de leur auteur, les conséquences directes de sa collaboration avec Billy Corgan au sein du groupe Zwan. « J’aime beaucoup ces deux disques. Ce sont même les seuls de mes albums que je réécoute encore avec plaisir. C’est d’autant plus étrange qu’ils me renvoient aussi à une période très difficile. »

Pajo, Where Eagles Dare (sur Scream with Me, Black Tent Press, 2009)

Dans l’ombre des Misfits

En 2008, le label Black Tent Press offre une extension inattendue à ces deux albums en sortant, toujours sous le nom de Pajo, une collection de démos exclusivement composée de reprises des légendaires Misfits. Intitulé Scream with Me, le disque est en réalité l’édition officielle d’une cassette pirate qui a commencé à circuler quelques années plus tôt. Enregistrées de façon rudimentaire et chantées dans un long murmure, telles des comptines pour enfants, ces chansons sont un choc. La colère, la violence et la rébellion des versions d’origine demeurent grâce aux textes, mais l’interprétation de David Pajo distille une mélancolie qui semble renvoyer directement à l’adolescent fan de punk qu’il a pu être dans les années quatre-vingt, laissé depuis longtemps derrière lui. « Pour être tout à fait honnête, explique le chanteur, ce disque est né lors d’un long voyage en voiture. Je devais traverser le pays et je ne pouvais pas dépasser les 100 km/h. Et comme la radio ne fonctionnait pas, je me suis mis à fredonner ces chansons des Misfits. Je les connaissais par cœur, et pendant plusieurs jours je n’ai fait que fredonner ces morceaux au rythme forcément lent et monotone de mon voyage. » Arrivé à destination, Pajo enregistre les chansons sur le même mode, afin de se préparer pour ses prochaines sessions : « C’est une habitude que j’ai prise depuis quelques années. J’aime bien enregistrer une série de reprises d’un même artiste avant d’entrer en studio pour un nouvel album. Avant Whatever, Mortal, j’avais enregistré des reprises de Jerry Jeff Walker. Plusieurs d’entre elles s’étaient d’ailleurs retrouvées sur mon EP Papa M Sings. Les reprises des Misfits ont été enregistrées avant les sessions de l’album Pajo. »

Pajo, Bullet (sur Scream with Me, Black Tent Press, 2009)

La relation que David Pajo entretient avec Glenn Danzig est aussi plus concrète, et remonte à une tournée effectuée avec Maurice, l’un de ses premiers groupes. « Maurice a tourné en première partie de Samhain. Nous n’étions qu’un groupe de punk assez obscur, mais nous étions de grands fans des Misfits. Nous écrivions régulièrement à Glenn Danzig et lui nous répondait. Je me souviens de cette tournée comme d’une expérience très conviviale. Nous avons eu l’impression de vivre une grande aventure ! Aujourd’hui, je suis toujours ami avec London May, le batteur de Samhain. »

Misfits, Bullet (sur Bullet EP, Plan 9, 1978)

Sortie de cadre

En 2014, David Pajo remonte sur scène en compagnie de Slint pour une tournée célébrant la réédition de Spiderland. À l’époque, le guitariste n’a plus rien enregistré en solo depuis Scream with Me cinq ans plus tôt. Tout se passe très bien, mais ces concerts ne sont qu’une parenthèse et, une fois la tournée terminée, le guitariste retourne se réfugier dans la marge, loin du tumulte du rock contemporain. Longtemps méconnu et très sous-estimé, David Pajo préfère sortir à nouveau du cadre de la photo pour retrouver, humblement, la liberté du hors-champ.
Quelques mois plus tard, en février 2015, le chanteur, désespéré à la suite d’importants déboires conjugaux, tente de mettre fin à ses jours. Au printemps de la même année, la série noire se prolonge avec un accident de moto l’obligeant à subir de nombreuses interventions chirurgicales et une longue immobilisation.

Réapparition

En novembre 2016, l’album Highway Songs fait ressurgir le nom Papa M pour ce qui ressemble à un recueil d’enregistrements inédits et au survol des nombreuses orientations musicales (post-rock, black metal, folk, etc.) ayant happé le guitariste depuis 2009. Un autre album, A Broke Moon Rises, suit en 2018.

Plus de quinze ans après la sortie de Whatever, Mortal, la transformation de David Pajo en Papa M apparaît toujours parmi les épisodes les plus marquants de la vague néofolk amorcée sous le nom de Palace Brothers par Will Oldham au début des années quatre-vingt-dix. Grâce à son subtil mélange de folk, de country, de musique psychédélique et de rock expérimental, le chef-d’œuvre de Papa M demeure l’apogée de la carrière solo de David Pajo et la deuxième grande œuvre de rupture de la carrière du guitariste, dix ans après Spiderland.

Papa M, O Kentucky (sur Three Songs, Drag City, 2001)

Une réflexion sur « Papa M : M le maudit »

  1. Un article de qualité sur un musicien que j’ai toujours trouvé d’un talent exceptionnel. Les limites de son univers sont bien plus éloignées que ce que je pensais. Merci

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