Il n’est pas nécessaire de convoquer une large gamme de sentiments pour en restituer les contrastes et l’ambivalence. Deux peuvent suffire, au minimum. La tristesse et la colère, par exemple, qui continuent de tisser les liens intimes entre les premiers désespoirs amoureux et les deuils de la maturité. A partir de cette combinatoire rudimentaire – triste d’être en colère, furieux d’être triste – Bob Mould est parvenu à façonner sa palette originale et à concevoir toute une œuvre majeure. Il y a quelque chose de profondément réconfortant à entendre aujourd’hui cet homme, sans qui une partie considérable de nos sources, passées et présentes, d’enthousiasme musical n’auraient jamais existé, exorciser ses tourments de vieil adulte avec cette même dextérité furibarde dont il faisait déjà preuve à l’époque où ses hurlements déchirants sur New Day Rising s’imposaient comme un élément central dans la bande-son de notre adolescence. Continuer la lecture de « Bob Mould, Here We Go Crazy (BMG) »
Auteur : Matthieu Grunfeld
Catégories chronique nouveauté
Gary Louris, Dark Country (Thirty Tigers)
Qu’écrire de l’amour qui va et qui dure ? Il n’est pas toujours aisé d’apporter une réponse satisfaisante – et, surtout, artistiquement convaincante – à cette interrogation aporétique lorsque l’on a choisi de creuser le sillon de son œuvre dans un registre musical qui, depuis ses origines, semble le plus adéquat pour évoquer les élans des premières passions adolescentes, l’intensité inégalable du coup de foudre ou les phases terminales et tempétueuses des déchirements. Bien moins pour célébrer, à tout juste soixante-dix ans, la sérénité apaisée de l’attachement réciproque au long cours. Pour une chanson, le couple tranquille n’est pas nécessairement un bon sujet : pas assez de vagues, de reliefs douloureux pour que l’on trouve un compte quelconque à écouter celui qui raconte calmement ses histoires de trains quotidiens qui ne cessent d’arriver à l’heure. Et pourtant, pour paraphraser ce brave Alfred, les chants d’amour les plus murs sont parfois les plus beaux. Et ceux de Gary Louris provoquent de purs sanglots. Continuer la lecture de « Gary Louris, Dark Country (Thirty Tigers) »
Catégories mardi oldie
Jeannie Piersol, The Nest (High Moon)
Les tous premiers fils très subjectifs qui me rattachent viscéralement à cette histoire – celle de la scène psychédélique de San Francisco – ont commencé à se tisser en 1984. A douze ans, l’exploration des méandres d’une histoire musicale qui ne m’appartient déjà plus tout à fait s’apparente alors à une forme d’ascèse, méticuleuse et déceptive : les grands groupes dont les exploits révolus ne résonnent plus que dans la presse – parfois, aussi, dans Les Enfants du Rock – sont alors au tréfonds de la vague. Les rééditions sont introuvables dans ma banlieue et il faut s’échiner – tant bien que mal – à raccorder la légende lue à la médiocrité des œuvres disponibles. Continuer la lecture de « Jeannie Piersol, The Nest (High Moon) »
Catégories chronique nouveauté
The Delines, Mr. Luck & Ms. Doom (El Cortez / Decor)
Il est rare de demeurer, dix ans après la première rencontre, sous le coup d’une surprise dont l’intensité semble presque croître à chaque occurrence. Plus forte, même, à chaque rendez-vous. A l’étonnement initial – celui de tomber amoureux des Delines alors même que j’étais resté globalement imperméable aux charmes rustiques mais un peu balourds de Richmond Fontaine, le premier groupe de Willy Vlautin dont les magazines musicaux britanniques pour adultes s’étaient entichés au milieu des années 2000 – se sont ajoutés les chocs successifs éprouvés à la découverte de trois albums publiés entre 2014 et 2022 puis celui d’un concert parisien, il y a un peu plus de deux ans, passé à essorer tant bien que mal les pleurs surgissant aux moindres inflexions tragiques de la voix d’Amy Boone. Je ne parle pas de ces traces d’humidité sporadiques qui s’égrènent discrètement au coin de la paupière et que l’on associe la plupart du temps à l’expression galvaudée selon laquelle on peut être « ému jusqu’aux larmes ». J’ai vraiment chialé ma race comme jamais pendant une bonne quarantaine de minutes en écoutant The Delines jouer sur scène – sanglots, morve qui coule et kleenex inclus. Bouleversé par la beauté et la tristesse immenses des séquences de vie mises en mots et en musique par Willy Vlautin – et Cory Gray pour les arrangements – puis confiées aux soins bienveillants et attentifs de l’interprétation d’Amy Boone. Continuer la lecture de « The Delines, Mr. Luck & Ms. Doom (El Cortez / Decor) »
Catégories chronique nouveauté
Tim Keegan & The Personals, Vide Grenier (Meek Giant)
Des fragments de plusieurs passés épars. Des souvenirs déjà usés – plus ou moins – mais ouverts à la réappropriation active. Un bric-à-brac hétéroclite dont la seule cohérence réside dans le fait d’avoir appartenu, à un moment ou à un autre, à une même vie. On ne peut qu’être sensible à tout ce qui fait ainsi le charme ineffable des vide-greniers. Tim Keegan aussi qui expose ici au grand jour onze bribes, trop longtemps enfouies, de ses décennies consacrées au noble artisanat du songwriting. Onze chansons, donc, ébauchées entre 1988 et 2024, parfois évoquées au détour d’un concert mais jamais encore enregistrées. Deux guitares, une basse et une batterie suffisent à en constituer l’unité en les inscrivant résolument dans cette tradition toute britannique qui s’ancre formellement dans les références aux modèles transatlantiques – Reed, Dylan, Cohen pour ce qui est de la Sainte Trinité. Continuer la lecture de « Tim Keegan & The Personals, Vide Grenier (Meek Giant) »
Catégories interview
Mike Lindsay et le puzzle Tunng

Que reste-t-il à vivre et à dire après vingt années de vie commune ? De bien belles choses semble-t-il, si l’on se fie aux premières écoutes du nouvel album de Tunng, Love You All Over Again. Au terme de deux premières décennies d’un mariage, souvent harmonieux, parfois tumultueux, Sam Genders et Mike Lindsay ont décidé de s’en tenir à ce qu’ils savent faire de mieux ensemble : un mélange des genres contrasté où les structures folk traditionnelles se mêlent aux explorations électroniques contemporaines. En l’absence du premier nommé, c’est donc le second qui, depuis son studio du Kent, partage quelques impressions, anciennes et nouvelles, sur cette recette originale de la longévité. Continuer la lecture de « Mike Lindsay et le puzzle Tunng »
Catégories interview
Steven McDonald (Redd Kross) : « J’évite de trop m’en foutre »

Ce fut l’une des meilleures surprises de 2024. Alors qu’on n’osait plus vraiment l’espérer, les immenses mérites méconnus de Redd Kross se sont trouvés célébrés comme quasiment jamais dans l’histoire, pourtant longue de près d’un demi-siècle, de ce groupe fondamental. Un concert parisien trop longtemps reporté mais magnifique dans sa démesure, la diffusion annoncée dans plusieurs festivals d’un documentaire – Born Innocent, The Red Kross Story d’Andrew Reich, la publication d’une biographie nourrie des témoignages, parfois contradictoires, des principaux intéressés – Now You’re One Of Us de Dan Epstein. Enfin la sortie estivale d’un nouvel album, double et copieusement garni de ces tubes à la fois pop et saturés dont les frères McDonald semblent avoir précieusement conservé le secret. C’est depuis un hôtel bruxellois où se poursuit la tournée européenne du groupe que le cadet – Steven – a consenti à se repencher avec nous sur quelques-uns des jalons de ce périple fraternel et atypique. Continuer la lecture de « Steven McDonald (Redd Kross) : « J’évite de trop m’en foutre » »
Catégories chronique nouveauté
Alex Pester, Bedroom Songs (autoproduit)
« Il n’est pas de jouissance plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, et je m’y arrange tout de suite (…) Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis ! Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité,
sans vous faire sentir leur triste passage. »
Xavier De Maistre, Voyage autour de ma chambre (1794)
« There’s a world where I can go / And tell my secrets to / In my room. »
Brian Wilson (1963)
On s’en était douté dès la première rencontre, en 2021 : Alex Pester dispose d’un talent et d’une inspiration radicalement incompatibles avec les dispositifs de mises en pause ou de court-circuit qu’imposent les rythmes communs et rationnels de l’industrie musicale – ou de ce qu’il en reste. Né sans le moindre interrupteur intégré, le jeune songwriter britannique a publié l’équivalent de sept albums en cinq ans, dont trois au cours des douze derniers mois. Continuer la lecture de « Alex Pester, Bedroom Songs (autoproduit) »