Sous-titrée Original Artyfacts from the First Psychedelic Era 1965-1968, la compilation Nuggets fut, malgré un tirage modeste, une véritable révolution. Éditer de la musique publiée une demie-douzaine d’années plus tôt n’avait rien d’une évidence au début des années soixante-dix, âge d’or du rock. Le concept de réédition était alors nouveau et peu développé. Il existe cependant quelques précédents. Au milieu des années soixante, le disc-jockey de Pittsburgh, Mad Mike (à ne pas confondre avec celui de Detroit) édita la série Mad Mike Moldies, s’intéressant déjà à des morceaux passés inaperçus et plus tout à fait contemporains. En 1969, Preflyte documenta les débuts des Byrds, avant leur premier album.
Archive à destination des passionnés, la compilation préfigure les rééditions modernes et leurs obsessions (jusqu’à la nécrophagie) pour les mixages alternatifs ou les démos. Que Lenny Kaye ait eu connaissance ou non de ces disques n’en rend pas moins sa démarche avant-gardiste : l’idée de publier une vingtaine de morceaux de groupes non majeurs de la décennie précédente ressemble à un geste commercialement périlleux. Le succès très relatif du premier pressage confirme d’ailleurs que l’époque n’était pas forcément prête. Dans cette quête, le futur guitariste du groupe du Patti Smith Group fut aidé par le patron du label Elektra (The Doors, Love, The Stooges) Jac Holzman. Si les compilations sixties modernes cherchent souvent à exhumer des obscurités, le propos de la Nuggets était un peu différent ; Lenny Kaye voulait placer ensemble des morceaux qu’il aimait bien. Certaines chansons furent des tubes (six dans le top 20 US) mais pas toutes. Ensemble, elles constituent cependant un magnifique témoignage sur les années soixante, à la marge des têtes d’affiche telles que Jefferson Airplane ou les Beach Boys. Les vingt-sept formations écrivent en filigrane l’évolution du rock, au cours des mouvementées années soixante, à travers l’ensemble du pays (Austin, New Jersey, Seattle, Chicago, San José, Détroit, Philadelphie…) Si aujourd’hui, il est coutume d’associer la Nuggets au garage-rock, cette compilation n’est pas spécifiquement dédiée au genre. Sunshine pop (My World Fell Down de Sagittarius), folk rock (Hey Joe des Leaves), frat rock (Farmer John des Premiers) ou encore pop psychédélique (Open My Eyes des Nazz), le double vinyle brasse large. Reconnaissons cependant que le gros des troupes offre un banquet de guitares fuzz et orgues farfisa. Traumatisés par le passage des Beatles au Ed Sullivan Show et inspirés par les groupes les plus malpolis de la British Invasion comme les Yardbirds, les Rolling Stones ou encore les Kinks, The Seeds, The Barbarians, Count Five, The Blues Magoos et les Shadows of Knight sont auteurs d’autant de tubes vicieux donnant leurs lettres de noblesse au genre. L’association à cette esthétique n’a, de ce fait, rien d’absurde.
La Nuggets constitue en quelque sorte l’ancien testament des compilations garage. Elles seront légion à partir de la fin des années soixante dix et surtout dans les années quatre-vingt. La première d’entre elles, les Pebbles de Greg Shaw (cité dans les remerciements de la Nuggets originale) en 1978, constitue une réponse à la première, pépites contre cailloux. Le projet d’un second volume a en effet longtemps été à l’ordre du jour. En 1976, Sire réédite la compilation, modifiant la couverture psychédélique exubérante d’Abe Gurvin par un visuel typique des studios Kelley Mouse (The Grateful Dead, Journey, Steve Miller Band). Les notes de pochettes annoncent un possible second volume, Lenny Kaye proposera même un tracklisting consultable sur le net. Le projet échoue et le fondateur de Bomp! reprend la balle au bond avec ses Pebbles, série interminable et mythique du genre. En parallèle le Californien défend une scène contemporaine autour du garage (Crawdaddys, Battle of the Garages). Il participe à créer une émulation et une dynamique dans les années quatre-vingt, véritable âge d’or de la compilation sixties avec des séries comme les Back from the Grave (1983, garage-rock violent américain), Rubble (1984, pop psychédélique britannique) ou encore les Mindrocker (1981, garage-rock US). Les Nuggets sont devenus à travers de nombreuses rééditions (de Rhino) et suites, un indispensable des années soixante, quelque part entre Forever Changes et Pet Sounds. La version long box de 1998 offre l’expérience la plus grisante de la compilation. Elle ajoute une quantité démente de morceaux géniaux, à la salve initiale de vingt-sept titres. Elle permet ainsi de retrouver des classiques des Sonics, Kingsmen, Music Machine, Strawberry Alarm Clock, Beau Brummels, absents de la version de 1972. Quelque soit le support (double vinyle, CD), la Nuggets a été une révélation pour beaucoup d’entre nous, ouvrant nos portes de perception à une vision différente des années soixante ; celle souvent reléguée en note de bas de page. Elle a contribué à définir les canons des compilations s’intéressant à un genre ou une époque. Absolument toutes lui doivent quelque chose. Ceux qui découvriront cette compilation en 2021 (une réédition est en cours) ont de la chance.