The Apartments, Drift (1993)

Peter Milton Walsh, The Apartments
Peter Milton Walsh, The Apartments – Les Vinzelles, Volvic, 04/11/2023 / Photo : Michel Valente

Contrairement à ce qu’aurait pu chanter feu Daniel Darc, ce n’était pas n’importe quel soir que celui d’hier. Vraiment pas. Sur la scène des Vinzelles – depuis le début, alors que je n’ai pas beaucoup de certitudes, je savais que cet homme-là et ce lieu-là étaient faits pour se rencontrer –, Peter Milton Walsh, flanqué de l’impeccable Antoine Chaperon à la guitare électrique (et électrisante), livrait devant une centaine de personnes l’un des plus beaux concerts que j’ai pu voir de lui… Le plus beau peut-être, ex-aequo avec la fameuse prestation du 11 novembre 2009 au Théâtre de l’Européen non loin de la Place de Clichy – encore merci, Emmanuel T. Novembre, tenez. Un soir pluvieux comme celui d’hier, un soir d’automne où la mélancolie devient comme une raison d’être. La mélancolie bleue. Celle qui s’échappe si joliment des chansons de Peter Milton Walsh.

Hier donc, l’homme a revisité son répertoire historique, joué malgré le conseil de Nick Cave une poignée de nouveaux morceaux (splendide The Afternoons et sublime Casino Life, dont on ne peut pas croire que le titre n’est pas un clin d’œil à Bob Le Flambeur) et a chanté comme jamais je ne l’avais entendu chanter – offrant un nouveau souffle à certains de ses morceaux les plus emblématiques, qu’on croyait bien sûr connaitre par cœur alors qu’il nous reste encore tant à découvrir. Comme souvent, l’homme a conclu le deuxième rappel d’une soirée où les émotions se cachaient un peu partout – et souvent là où on s’y attendait le moins – en livrant une version orageuse de The Goodbye Train, pierre angulaire du deuxième album de The Apartments… Cette année, ce disque a fêté ses trente ans – il était presque bizarrement paru au printemps. Et puis, agrémenté trois inédits, il a été joliment réédité (et publié pour la première fois en vinyle) en 2010 par la structure bordelaise Talitres – oui, celle-là même qui va ressortir Apart dans quelques jours et réaliser le prochain album du groupe en 2024. C’est à cette occasion que Peter Milton Walsh avait écrit ces mots-là et s’était entre deux gorgées de vin rappelé de “ces derniers baisers envoyés à travers la fenêtre d’un train”

J’ai mis beaucoup de temps à retrouver les enregistrements de Drift (1993). Non pas que je n’y accordais pas d’importance, mais je n’avais pas assez de bon sens pour faire le tri dans mon passé entre les choses à garder et celles à laisser de côté. Quand on se contente de vivre intensément le moment présent, on ne se dit pas qu’un jour on aura un passé qu’il faudra le prendre en considération. On n’imagine pas qu’un jour on aura peut-être à payer pour avoir vécu comme ça.
“I left something back there, in the gutters and smoke… My baby face vanished” (“J’ai laissé quelque chose derrière moi, dans les caniveaux et la fumée… Mon visage d’enfant s’est évanoui”). Ce n’est qu’au moment où j’ai réécouté l’album, à l’occasion de sa remasterisation, que j’ai réfléchi à ce passage. On l’entend à la fin de What’s Left Of Your Nerve, mais il n’apparaît pas sur le livret et je ne sais même plus pourquoi. Ai-je oublié de l’insérer ou bien l’ai-je délibérément exclu ? Je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est que ces chansons reflètent un passé que je n’étais pas sûr d’avoir envie de retrouver. Je l’avais vécu une fois déjà et, en revisitant les pièces dans lesquelles les morceaux ont été écrits, je me devais de revivre tout ce qui s’était passé à l’intérieur. “A yellow rose, one white ribbon” (“Une rose jaune, un ruban blanc”)… Une série de fins reste gravée dans la tête, chacun de ces souvenirs emplis de bonheur se consume et se dissipe comme une brume. “Le bonheur écrit à l’encre blanche sur des pages blanches”… Qui a écrit ça ? Pourquoi l’ai-je noté sur l’un des milliers de bouts de papier qui, mis ensemble, étaient destinés à devenir une chanson ?

Les scènes qui parcourent mon esprit peuvent être différentes des vôtres. Les paroles et les mélodies ont été écrites à des moments et dans des endroits quelconques mais, pour moi, certaines de ces chansons resteront pour toujours inscrites dans une ambiance particulière : les nuits dans les rues enneigées de New York, le souvenir d’avoir été accablé par la chaleur à l’arrière d’un louage qui traversait le désert de Tunis à Bizerte, ou encore les pavés froids des rues de l’East End à Londres à l’approche de l’aube. Ça ne facilite en rien d’écrire sur cet univers quand il y a un panneau à l’entrée qui dit “Give nothing away, no dark confession” (“Ne livre rien, pas de sombre confession”). À un moment donné, l’album avait un autre titre : Someone To Ride Down With. J’avais une histoire simple à raconter avec une série de personnages qui entraient et sortaient dans les chansons, mais aussi dans les vies de chacun d’entre eux, comme à la dérive. À cette époque, mon carnet d’adresses était un vrai fouillis, un désordre encombré de noms et de numéros raturés. Il n’y avait rien de nouveau dans tout ça. Tant dans l’action que dans les situations. Ces histoires sont les plus vieilles de nos histoires. Par exemple, celle où deux personnes s’emparent de ce qui a eu de la valeur pour elles jadis et le jettent à terre. J’ai longtemps pensé que Tourneur aurait peut-être tiré un film de Drift. Les gens y buvaient tout le temps, y étaient en perpétuel mouvement et animés par un désir constant. Ils croyaient encore que changer de ville ou de fleuve suffisait à changer aussi leur propre identité. Et on les voyait évoluer à travers ces chansons, on les observait défaisant encore et encore leur valise dans un endroit nouveau pour y retrouver le même désir nostalgique et le même désespoir qu’ils avaient ressentis dans le précédent. Jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’ils ne remettraient jamais de l’ordre dans leur vie ni ne la changeraient. Le lieu dans lequel ils ont emménagé a vu tant de gens différents arriver et repartir. Ces maisons et ces appartements ont tout vu.

Je suppose aussi que des fantômes de moi-même font leur apparition de temps en temps. Je crois reconnaître le type qui se tient dans l’embrasure de la porte et qui observe sa copine assise devant une coiffeuse occupée à faire des ronds de fumée. “Is that a halo or is it a noose?” (“Est-ce une auréole de sainte ou un nœud coulant ?”) Elle prend un verre avant que ses mains ne rejoignent encore une fois le panier mobile de cigarettes, mascara, rouge à lèvres et parfum. Lui poireaute là depuis pas mal d’heures maintenant. Ce soir, ils sortent. Elle reprend un verre. Alors, oui, l’alcool coule comme un fleuve dans ces chansons. Un fleuve avec ses courants et ses détours. Il jaillit lorsque tout est nouveau et heureux aussi bien que lorsque tout prend fin. Ce fleuve fait un détour quand l’espoir est grand et que tout le monde est gagnant. Et il se précipite de nouveau quand ce même espoir s’affaiblit ou disparaît.

Que les gens s’efforcent d’être bons ou qu’ils soient mauvais avec les autres, les glaçons s’entrechoquent dans les verres à chaque scène. L’alcool est là dans les moments de séduction, dans les disputes ou dans les déclarations d’amour. Dans toutes les passions, tous les instants d’intimité ou toutes les trahisons. Il est encore là dans les moments d’extase, de trouble ou simplement de pure et voluptueuse tristesse. Pour tous ces gens, boire, c’est le seul moyen de vivre et c’est réellement l’unique moyen qu’ils connaissent pour accompagner le drame de leur vie. C’était un monde où les gens se racontaient des choses que les hommes et les femmes se racontent depuis très longtemps. Se sont-ils dits au revoir dans la rue ? Ou bien dans le demi-jour de la gare de Paddington, une longue file de wagons disparaissant dans une nappe de brouillard, les derniers baisers envoyés à travers la fenêtre d’un train ? Qui a passé une porte d’embarquement en larmes? Qui est resté en arrière avec une lettre dans la poche qui, pensait-il, pourrait tout expliquer mais qu’il avait décidé de ne jamais donner ou envoyer ? Parfois, je vois et entends encore ce monde, avec ses conversations insouciantes, ses boissons et ses rires, les disques qui passent, des talons aiguilles qui résonnent sur le plancher en bois. Mais il est arrivé un jour où, quel qu’a été ce monde, je n’en ai plus fait partie. J’avais épuisé toutes mes chance, je m’étais lassé de tout cela et j’ai pris mon billet de sortie. Ici, c’était donc quelqu’un qui racontait une histoire, non pas pour sauver sa vie, mais pour laisser ces années perdues derrière lui afin que celui qui n’avait pas vécu cette histoire puisse écouter et en connaître la fin et avoir l’impression de l’avoir vécue lui-même, ne serait-ce qu’à travers ces chansons.


Drift de The Apartments est sorti une première fois en CD en 1993, puis a été réédité (en vinyle et CD) en 2010 par le label Talitres.

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