Sale temps pour la musique

Interview inédite d’Andy Weatherall en 2011, pour la réédition de « Screamadelica »

Andy Weatherall
Andy Weatherall

La musique compte chaque jour ses morts. Mais celle d’Andy Weatherall, si elle peut laisser indifférent le grand public (“Qui ça ?”) a été saluée avec la plus grande émotion par ses pairs. Tous, y compris ses admirateurs anonymes au moins aussi reconnaissants, ont insisté sur le sens de l’humour, la gentillesse, le savoir vivre et la culture extra-musicale du monsieur. Il serait trop fastidieux de rappeler que Weatherall a changé la musique pop dès sa deuxième production en 1989 avec Loaded de Primal Scream. Mais celui qui était toujours capable d’initier Convenanza en 2013, un nouveau festival défricheur et intimiste à Carcassonne, a surtout refusé de capitaliser sur sa réputation et de devenir sans trop se fatiguer un “gros” DJ et producteur discographique de stars. Il a préféré explorer les marges sans relâche, quitte à nous perdre parfois en route bien au-delà de Sabres Of Paradise, Two Lone Swordsmen et tout ce qui est sorti sous son nom. Il faudra encore du temps pour bien écouter, essayer de comprendre et peut-être réaliser à qui nous avions affaire derrière ses différentes identités sonores. Pour donner un exemple évident, la liste désormais détaillée des samples de Loaded ne saurait à elle seule expliquer le résultat final. Weatherall reste aujourd’hui encore un pionnier musical tous azimuts, toutes directions.

Cette interview jusque-là inédite a été réalisée le 19 février 2011 grâce à Franck Vergeade, Alex Mimikaki et l’attaché de presse Michel Vidal chez Sony Music France, dans le cadre d’un dossier de la RPM sur la réédition de Screamadelica de Primal Scream, sorti en 1991. De mémoire, Andy Weatherall logeait à l’hôtel Best Western, rue Gaillon près d’Opéra, avant de rejoindre le Social Club rue Montmartre pour y jouer en tant que DJ. Il avait gentiment et patiemment accepté de répondre aux sempiternelles mêmes questions. Merci pour tout monsieur Weatherall : ça ne se s’explique pas vraiment, mais j’ai pleuré comme si c’était un proche à l’annonce de sa mort.

Est-ce que vous avez entendu parler de ce que Daft Punk a pu dire au sujet de Screamadelica  ? (“L’album du crossover entre la dance et le rock existe déjà. C’est Screamadelica”, extrait d’interview en 1995)

AW : Oui, j’en ai entendu parler, c’est très flatteur mais je n’aurais jamais imaginé que je continuerai à en parler vingt ans après la sortie de l’album. J’ai grandi à Windsor, où se trouve le château de la famille royale britannique, une banlieue plutôt aisée de Londres (ndlr : Windsor est jumelée avec Neuilly-sur-Seine. De l’autre côté de la Tamise se trouve Eton, dont le collège a formé les élites britanniques, plus encore qu’Oxbridge), à seulement à une trentaine de kilomètres de là où ça se passait, mais quand tu as 13 ans, c’est comme une autre planète. Pour avoir des nouvelles, je lisais le New Musical Express  – plutôt que les autres hebdomadaires musicaux Melody Maker ou Sounds – comme la Bible, ils avaient un niveau d’écriture très supérieur comparé à celui d’aujourd’hui. J’aurais pu devenir musicien plutôt que DJ si j’avais bien joué d’un instrument. J’adorais la musique et les clubs mais aussi les fringues, d’abord via le glam rock puis le punk et les néo-romantiques, au point qu’adolescent je travaillais les weekends comme vendeur dans un magasin. J’ai bien essayé d’intéresser mes copains d’alors à l’idée de former un groupe, mais ils préféraient les filles et le football. Je suis devenu DJ parce que j’achetais des disques, donc quand il y avait une soirée, les autres faisaient appel à moi pour pouvoir mieux se concentrer sur la drague des filles pendant que je passais des disques. Et vers 1984-1985, j’ai commencé à jouer dans des vrais clubs mais sous une autre identité que mon nom pour l’état civil. Et tout ça est arrivé sans que je ne me sois jamais dit que je voulais devenir DJ…

Est-ce que vous vous souvenez de votre premier disque acheté ?

AW : J’ai acheté mon premier disque à l’âge de 11 ans et n’ai jamais arrêté depuis. Je me souviens par exemple du 45 tours Seasons In The Sun du chanteur canadien Terry Jacks, la version anglaise de “Le Moribond” (ndlr : en français dans le texte) de Jacques Brel. C’était la première fois que la musique me faisait un effet aussi bizarre puisqu’il y est question de la mort, même si je n’en comprenais pas exactement le sens. Donc si vous voulez me qualifier de DJ, libre à vous, mais j’achète juste des disques et je les joue, c’est tout. Même si le fanzine (ndlr : en fait qui avait tout du magazine avec 12 numéros de 1986 à 1992) Boy’s Own, où j’écrivais (ndlr : en particulier une rubrique éditoriale The Outsider), rapprochait la culture des clubs et celle des supporters de football, mon attachement à ce sport s’est arrêté vers l’âge de 10 ans.
Ensuite le punk rock et les filles ont pris le relais mais je n’ai de toute façon jamais été quelqu’un de très compétitif. Je dois avoir un problème avec l’autorité : dès qu’il est question de compétition je m’arrange pour tout saboter. Je suis arrivé à Londres assez tard, vers 24 ou 25 ans, en 1987-1988. Même si je gagnais aussi ma vie dans une boutique de vêtements à Windsor avec des costumes Armani hyper chers que je portais pour faire envie aux clients, mon principal travail autre que DJ était décorateur sur des tournages de films, jamais pour des longs-métrages mais pour des vidéoclips et des publicités. J’aimais ce métier, mais je recevais de plus en plus d’offres pour faire DJ donc il m’a fallu choisir. Ce n’était pas aussi évident que ça avec le recul parce que j’étais payé dans les 50 Livres comme DJ mais que j’en dépensais 100 dans l’achat de disques ! Mes besoins étaient assez basiques, entre mon loyer et l’achat d’ecstasy, quitte à en trafiquer mais j’ai arrêté parce qu’une fois où j’étais DJ à Londres, un policier déguisé en client est venu me solliciter. Derrière lui, tous mes copains faisaient de grands signes pour me faire comprendre de ne pas lui en vendre ! Enfin bref, le flic a voulu quand même m’arrêter alors que j’étais en train de passer des disques, mais mes copains se sont interposés le temps que je ramasse mes disques et file par derrière dans la rue où ma copine avait garé sa voiture et nous avons pu échapper à la vengeance de la loi ! J’en rigole, mais ça m’a bien servi de leçon au point d’arrêter de dealer.

Comment êtes-vous entré en contact avec cette scène électronique émergeante ?

AW : La culture baléarique venue d’Ibiza a aboli pas mal de préjugés et intégré des trucs plus commerciaux avec D.A.F ou bien Why Why Why des Woodentops : des DJ’s comme Danny Rampling, Johnny Walker et Paul Oakenfold venaient de la soul et n’étaient pas a priori familiers avec des sons plus électroniques à l’époque réservés aux artistes indépendants. Pour ma part, la première fois que je suis allé à la soirée itinérante acid house Shoom, je ne pouvais pas y croire quand j’ai entendu le Kaw-Liga de The Residents. J’évite de donner des dates précises parce que je ne me souviens pas de tout : c’est pour ça que je ne pourrai jamais écrire mon autobiographie. Comme j’écrivais déjà un peu dans Boy’s Own et que le New Musical Express avait du mal à prendre au sérieux la “dance music”, une amie journaliste membre de la rédaction de l’hebdomadaire m’a proposé d’y signer une rubrique, que j’imaginais humoristique. Sauf qu’elle était régulièrement raccourcie et perdait tout son sel selon moi. Je m’en plaignais à mon interlocutrice, qui m’a accordé en compensation la possibilité d’écrire sous le pseudonyme d’Audrey Weatherspoon sur la tournée de Primal Scream, dont le second album (ndlr : en septembre 1989) venait de sortir avec de mauvaises critiques, à quelques exceptions près, dont moi-même dans Boy’s Own. Jeff Barrett, futur initiateur du label Heavenly, mais alors attaché de presse indépendant du label Creation après avoir été celui de Factory, m’a présenté le groupe qui jouait du rock mais avait découvert la house avec l’ecstasy l’été précédent. J’ai surtout sympathisé avec Andrew Innes, l’un des deux guitaristes du groupe (ndlr : l’autre, Robert “Throb” Young, est mort depuis, en 2014), qui m’a proposé un soir où j’étais DJ à Shoom de remixer I’m Losing More Than I’ll Ever Have, une des chansons de l’album de Primal Scream. C’était ma seconde fois en studio.

La première, c’était pour y remixer avec mon copain Kris Weston alias Trash, pas encore membre de The Orb, le O Je Suis Seul de West India Company, un groupe avec Stephen Luscombe, ex-Blancmange. J’en suis donc arrivé là grâce à “The confidence of the ignorance”, pour citer Orson Welles. C’est Andrew Innes qui a fourni les samples extra-musicaux de Loaded, et c’est lui qui va persuader Primal Scream après le succès du morceau d’investir dans un sampler. J’en ai d’abord fait une première version sans doute trop respectueuse de l’original et il a fini par me dire “You’ve got to fucking destroy it” (“Tu dois la détruire, putain”). Quand nous avons passé Loaded pour la toute première fois, au Subterania, un club londonien, au milieu du morceau les gens ont spontanément commencé à chanter les chœurs du Sympathy For The Devil des Rolling Stones ! Aujourd’hui je comprends et ça semble normal, mais cette nuit-là je me suis demandé : pourquoi cette réaction ? De toute façon, je pensais que ce  crossover entre dance et rock resterait un phénomène londonien, parce que dans le Nord de l’Angleterre les jeunes étaient déjà à fond dans la house, limite hardcore, sans se raccrocher au rock. Pour illustrer mon état d’esprit du moment, j’avais beau gagner ma vie comme DJ, je cherchais encore un emploi salarié dans la musique et j’ai donc été passer un entretien d’embauche chez London Records avec quelques copies promotionnelles de Loaded sous le bras : le mec qui m’a reçu me connaissait, il m’a donc demandé ce que je faisais là, je lui ai répondu que je cherchais du boulot et lui m’a répondu que non, je n’en avais plus besoin après avoir produit le disque que j’avais avec moi ! J’ai protesté, mais il m’a répondu qu’il avait bien vu mon nom parmi les personnes à qui il devait faire passer un entretien pour avoir le boulot mais que ça n’avait aucun sens pour moi et qu’un mois plus tard, une fois sorti Loaded (ndlr : en février 1990), quand il faudrait commencer à travailler dans cet emploi, je serais déjà loin de tout ça…
Mais j’avais déjà mon nom, mal orthographié (ndlr : Weatherall) dans la meilleure tradition du label Factory, sur un disque à succès depuis novembre 1989 : après avoir remixé en deux temps Primal Scream, j’ai été sollicité par un autre DJ, Paul Oakenfold, pour remixer avec lui le Hallelujah des Happy Mondays (ndlr : avec Jeff Barrett encore dans le coup probablement) parce que sa culture musicale était plutôt soul, funk et rap que rock voire indie.

(ndlr : pour l’aftershow au Rex Club, gratuit sur présentation du billet de concert, de Primal Scream à l’Elysée Montmartre le 19 janvier 1992, Andy Weatherall deviendra Andy Weatherau de S-Express, qu’il avait effectivement remixé, mais sans en faire partie).

Comment s’est passée le travail sur l’album et la réception par le public de Screamadelica ?

AW : Quand Primal Scream m’a de nouveau sollicité pour Come Together, j’ai repris la même formule que pour Loaded et incroyable mais vrai, ça a à nouveau marché ! Entre les deux, j’avais quand même fait pas mal d’autres remixes, dont Soon de My Bloody Valentine (ndlr : en 1990, Andy Weatherall est le DJ anglais le plus recherché pour ses remixes). Mais encore une fois, j’avais été surpris par la réaction des clubbers quand j’ai joué pour la première fois Come Together, parce que c’est assez lent avec en intro l’extrait du discours du révérend Jesse Jackson extrait du film Wattstax (ndlr : de Mel Stuart, sorti en 1973), c’était mon idée, et j’ai attendu la toute fin de soirée, où le rythme de ce que je jouais était beaucoup plus rapide, pour l’essayer, sauf que la réaction du public a été enthousiaste !

Je ne me considère pas comme un producteur capable de tout enregistrer tout seul. C’est pour ça que pour Screamadelica, il faut insister sur le rôle de l’ingénieur du son Hugo Nicolson. Les membres de Primal Scream avaient une idée précise de ce qu’ils voulaient, c’était leurs chansons. Et moi j’avais une idée précise de ce que je voulais en faire : bien sûr ça ne concerne que celles sur lesquelles il était prévu que j’intervienne (ndlr : Movin’ On Up qui ouvre l’album a été produite par le vétéran américain Jimmy Miller). Mais Hugo Nicholson a su faire le lien entre nos deux visions pour que ça tienne la route. C’était le cerveau technique de l’ensemble. Je n’ai pas réécouté Screamadelica en entier depuis 10 ans mais j’en entends parfois l’un ou l’autre extrait et les souvenirs reviennent immédiatement. J’ai une tendresse particulière pour Shine Like Stars tout simplement parce que je suis parti faire DJ à Rimini en Italie pendant l’enregistrement de l’album et que je suis resté plus longtemps que prévu après y avoir rencontré une fille donc quand je suis revenu au studio à Londres trois ou quatre jours après je me sentais coupable vis-à-vis du groupe malgré l’ambiance globalement rock’n’roll.

Comment expliquez-vous que Screamadelica soit resté un tel classique ?

AW : Même si ça semble surprenant, ni Primal Scream ni moi-même ne tirions la couverture à nous à propos de Screamadelica. Nous préférons la musique à notre ego, c’est pour ça que cette musique reste aujourd’hui encore écoutable. Nous étions à son service. C’était un processus collaboratif. Mais bon je dis tout ça avec le recul, je ne sais pas pour les autres, mais quand Screamadelica est sorti et a reçu toutes ces critiques dithyrambiques, y compris de mon cher New Musical Express, pendant quelque temps, je me suis laissé griser, ma tête ne passait plus les portes et je suis devenu un vrai connard ! En même temps, j’ai commencé à paniquer parce que je ne voyais pas comment j’allais pouvoir enchainer avec quelque chose à la hauteur de ma nouvelle réputation. J’ai développé un court laps de temps après Screamadelica un ego envahissant comme un mécanisme de défense contre quelque chose d’aussi envahissant que la célébrité. Je n’avais jamais cherché à être connu, ce n’était pas mon truc. Nous avons chacun eu besoin de nous émanciper, Primal Scream et moi, même si nous nous sommes retrouvés pour le Dixie-Narco EP en 1992 avec le morceau instrumental Screamadelica, et que nous nous sommes régulièrement retrouvés ensuite. Lors de l’enregistrement de l’album Screamadelica, le sampler dont nous disposions en studio était celui de Primal Scream, pas le mien, je n’en ai eu un qu’à l’époque où j’ai monté mon propre studio avec Sabres Of Paradise donc ça devait être 3 ou 4 ans après, et ça représentait encore à l’époque un sacré investissement.

Qu’est ce que vous écoutez tous les jours sous votre casque ?

AW : Je n’ai pas d’iPod et n’ai jamais eu de walkman, je préfère les bruits de la vie, mais aussi le langage en général. Le cerveau reste le meilleur jukebox. Bon, je suis quand même conscient d’avoir beaucoup de la chance d’exercer un métier où la musique est mon pain quotidien, qui plus est délicieux ! Si je travaillais dans un bureau, j’aurais un iPod. Plus jeune, j’étais naïf politiquement, je croyais que tout ce qui était d’extrême-gauche était positif mais en vieillissant j’ai réalisé tout ce que le discours révolutionnaire peut avoir de nocif. J’ai délaissé mes idéaux politiques avec l’âge. Là, tu vois, je lis ce journal, The Telegraph, que je considère comme de droite voire d’extrême-droite mais c’est bien de connaître l’adversaire : Know Your Enemy comme disaient les Manic Street Preachers (ndlr : titre du 6ème album du groupe gallois en 2001). Je peux être fan d’un musicien sans nécessairement vouloir collaborer avec lui contrairement à toute cette culture des featurings et des renvois d’ascenseurs pour aboutir le plus souvent au cliché de la montagne qui accouche d’une souris. Et si je suis vraiment fan, je vais juste m’assoir et regarder l’artiste en question sans vouloir ou oser lui dire quoi que ce soit : pourquoi vouloir interférer ? Je suis fan de Nick Cave et j’ai remixé Grinderman l’an dernier, ma version de Heathen Child existe sous forme digitale et j’en ai parlé avec quelqu’un de son label, Mute, qui m’a avoué qu’il y avait une vraie demande pour que ça sorte en vinyle mais que ça ne se ferait pas parce que Nick Cave n’avait pas trop compris ce que j’avais fait avec sa musique (ndlr : il en rigole). Les producteurs que j’admirais quand j’étais jeune, comme Martin Hannett ou Adrian Sherwood, personne ne savait à quoi ils ressemblaient, ni photos ni documentaires, cela ne faisait qu’ajouter à leur mystique et j’ai donc une certaine réticence à l’idée d’être le sujet d’un documentaire. La légende d’un label comme Factory est beaucoup plus intéressante que sa réalité. Le Rotters Golf Club est juste né d’une blague avec un ami alors distributeur de disques, devenu manager de Dizzee Rascal, lors d’une de nos écoutes hebdomadaires de nouveautés en train de fumer de l’herbe et de jouer à un jeu vidéo de golf.

Andy Weatherall
Andy Weatherall

Achetez-vous toujours autant de vinyles ? 

AW : Je continue à écumer les magasins de disques une à deux fois par semaine et j’achète en vinyle, et je transfère ce que je veux jouer en CD mais avec une technologie analogique très limitée, je fais donc DJ avec ces CD plus faciles à transporter à mon âge que des vinyles ! Mais je me permets de prendre avec moi des vinyles quand je joue à Londres. Et si je joue dans une soirée rockabilly à Londres j’ai intérêt à ne jouer que du vinyle sinon ce serait le scandale ! Et il faut que ce soit un disque original parce que si jamais tu as la mauvaise idée de jouer une compilation, le public peut le remarquer et te boycotte. C’est pareil dans les soirées Northern Soul : j’ai l’air de me moquer de ce snobisme mais c’est plutôt positif, parce que sinon n’importe quel aspirant DJ peut télécharger le meilleur de n’importe quel style musical et s’improviser DJ rockabilly ou bien Northern Soul sans rien y connaître, et ça sonnerait faux, ne serait-ce que dans les enchainements d’un morceau à l’autre. Actuellement, nous avons avec mon ami Sean Johnston, un peu plus jeune que moi, une résidence hebdomadaire, Love From Outer Space, d’après la chanson du groupe A.R. Kane, dans l’arrière-salle de The Drop, un pub londonien, avec une jauge limitée à une centaine de personnes.

A quoi vous intéressez-vous en dehors de la musique ? 

AW : Au-delà de la musique, je m’intéresse toujours au cinéma (ndlr : il a même fait une apparition le crâne rasé dans Hard Men de J.K. Amalou, un film de gangsters à la Guy Ritchie sorti en France en 1997) et à la littérature : j’ai toujours avec moi un livre historique, un roman et une biographie quitte à lire plusieurs ouvrages en même temps et m’y perdre en route. Mais j’aimerais écrire des nouvelles. Le magazine Tsugi m’a demandé un CD mixé pour son nouveau numéro (ndlr : le numéro 38 de février 2011) et je leur ai proposé d’écrire un court texte pour lequel je me suis inspiré d’un poème en prose de Baudelaire, Le Mauvais Vitrier, dans Le Spleen de Paris, où j’adopte le point de vue du vitrier plutôt que celui du poète.

IX
LE MAUVAIS VITRIER

Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc. Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.

Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait- il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

— Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut- être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

(Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

« — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?

Extrait de Petits Poèmes en prose de Charles Baudelaire
Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Michel Lévy frères, 1869, IV. Petits Poèmes en prose, Les Paradis artificiels (p. 21-24).
A écouter aussi : la playlist dédiée à quelques moments clés de l’impressionnante carrière d’Andy Weatherall.

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