Depuis l’autre jour, je suis à la recherche de la première fois. La première fois que j’ai entendu / écouté ce groupe : qui, où, comment, quand, quoi ? Comme réponses à ces quelques questions-là, il ne reste plus que des hypothèses et des incertitudes. Mais il reste le souvenir du coup de foudre, sans même être sûr de la chanson qui l’a provoqué – mais je crois bien que c’est 7 Kinds Of Sin, le single de l’album du retour, The Mirror Test, paru en 1987 après un hiatus de quatre ans et une nouvelle organisation – pour faire bref, l’arrivée d’une jeune femme aux claviers (Juliet Sainsbury, dont nous avions bien sûr décidé de tous tomber amoureux) et d’un nouveau guitariste et compositeur, Tony McGuinness pour remplacer dans le rôle de l’alter-ego du chanteur-parolier Garçe Allard le maitre d’orchestre précédent Simon Blanchard, alias Tristan Garel-Funk.
Le coup de cœur a en fait été comme un souffle – il faut dire que l’intro de la chanson emportait tout sur son passage, une ligne de basse obsédante et des arpèges qui scintillent, il ne m’en faut jamais beaucoup – et la suite de l’histoire était écrite : avec les amis – les mêmes, toujours, Laurent et Gilles de la Résidence de la rue Champs Lagarde –, entre deux parties de foot, de base-ball, de baskets et de virées chez les disquaires parisiens, nous avons décidé de faire de Sad Lovers And Giants notre groupe de chevet. Ce qui signifiait que nous nous devions de tout acheter (et il y avait déjà alors une discographie conséquente), de tout savoir au sujet d’une formation dont pas grand monde ne parlait – avant une sorte de quart d’heure de gloire warholien vers 1988-1989, avec comme point presque point d’orgue un concert dans un Elysée-Montmartre bondé, en compagnie entre autres de ses camarades de label The Essence, des Hollandais qui écrivaient chacune de leurs chansons comme si c’était une reprise de The Cure… Ce qui signifiait aussi que nous allions enregistrer des titres des Sad Lovers (pour les intimes) sur toutes les cassettes vierges que nous destinions aux amis, mais surtout aux filles du lycée ou de la fac (dont nous avions bien sûr décidé de tomber amoureux), qu’il n’y avait pas une soirée sans qu’on prenne d’assaut la platine du salon précédé d’un « Vous devez écouter ÇA ». Ce qui signifiait également que nous avions demandé à la sœur de Laurent d’imaginer le graphisme de tee-shirts uniques (pochoir noir sur tissu blanc) et que nous avions décidé de les suivre presque partout où l’on pouvait aller et de mémoire, ça a donné, outre Paris, Angers, Bruxelles (avec Martyn Bates à la même affiche) et Watford, la ville natale du groupe – pour la petite histoire, cette omniprésence m’a même valu de figurer, sous un surnom dont il m’avait affublé, dans le livret du live La Dolce Vita…
Et l’histoire, alors ? La fin des années 1970, la scène post-punk et des adolescents qui lisent de la poésie, écoutent Joy Division, Bowie, les Doors (sans doute), les émissions de John Peel et dévorent les hebdos britanniques. Un nom moins romantique qu’il n’y parait – l’acronyme de Sad Lovers And Giants donne SLAG, ce qui peut se traduire par “salope” ou “garce”, d’où le surnom qu’avait choisi le chanteur Simon Allard, plus connu donc sous le seul prénom de… Garçe – oui, avec cédille à la clé, un peu comme dans Haçienda. Une musique qui oscille entre la nervosité d’une pop psychédélique prête à en découdre – l’inusable Clint – et les ambiances cotonneuses d’une new-wave en gestation – l’instrumentale ART (By Me) –, comme pierres angulaires d’un premier album joliment titré Epic Garden Music (1982). Une voix teintée d’une certaine aristocratie, un peu rêveuse, plutôt précieuse ; des atmosphères qui rappellent, ici ou là, quelques contemporains aux destinées elles aussi trop restées dans l’ombre d’autres formations – The Sound ou The Chameleons, pour commencer.
En 1983, signé pour le meilleur et pour le pire sur le label Midnight Music – et produit comme presque toujours par le maitre de maison Nick Ralph, sorte de hippie hirsute qui se baladait toujours en sandales –, le quintette enregistre son deuxième album, Feeding The Flame. Par rapport aux disques précédents, les atmosphères tirent cette fois ouvertement sur le clair-obscur, les guitares réverbérées suggèrent les ressacs d’une mer omniprésente dans l’imaginaire du groupe, les claviers drapent les chansons d’une brume mystérieuse. Vers la fin des années 1980, histoire sans doute de faire le malin et parce que j’ai toujours trouvé qu’il y avait un peu de ça, je résumais cet album à la pochette verte et végétale par la formule suivante : “C’est 17 Seconds chanté par Morrissey”. Aussi maladroits que pertinents (et vice-versa, d’ailleurs), ces seuls mots ne diraient pas l’acrimonie exaltée de Man Of Straw, qui annonce déjà les œuvres d’une formation qui a choisi quelque vingt ans plus tard le meilleur nom de l’histoire, I Love You But I’ve Chosen Darkness ; ils ne diraient pas plus l’élégance obscure des couplets de Sleep (Is For Everyone), avant que la guitare du refrain ne présente la chanson à la lumière crue et aveuglante d’un matin d’été…
Et puis, il y a le romantisme bucolique de On Another Day, le psychédélisme mystérieux de Strange Orchard. Il y aussi, et surtout, deux chansons qui valent à elles seules qu’on se plonge dans cet album réédité il y a quelque temps par Cherry Red, avec un tracklisting différent (disparition de Vendetta, ajout des singles d’époque mais aussi de deux compos assez folles pour ceux qui pensent que les plus belles chansons sont toujours un peu tristes : 3 Lines et Close To The Sea). Il y a donc Your Skin & Mine, ritournelle comme murmurée dans la pénombre qui laisse deviner, sur fond de boucles d’arpèges et de claviers ensorcelants, la splendeur des ébats. Il y a donc In Flux, le morceau de clôture (et de bravoure sur scène), d’où a été tiré le titre de l’album (“Feeding the flame for a change/ in Flux again”) et le titre du fanzine éphémère dédié au groupe (un premier numéro, tiré à une vingtaines d’exemplaires – j’en sais quelque chose – et puis s’en va), qui aurait presque pu être A Forest à la place de Sunrise parce que oui, les nappes humides de l’intro et le refrain comme à bout de souffle. Parce que oui, le spleen comme idéal. Absolu.