Il faut bien l’avouer : au bout de vingt ans les souvenirs parasites avaient fini par prendre le pas sur l’essentiel pour ce qui concerne In The Afternoon de L’Altra. D’abord ceux d’une rencontre, quelques semaines après la sortie remarquée de l’album, dans un hôtel pas très loin de la place Léon Blum, avec deux des membres de L’Altra – Joseph Costa et Lindsay Anderson – qui, sans doute fatigués par les contingences d’une première tournée européenne d’ampleur, étaient restés vautrés sur le lit pendant toute la durée de l’interview ici restituée, ne consentant à répondre qu’entre deux bouchées de ce fromage local et insipide, qui représentait peut-être à leurs yeux le comble de l’exotisme parisien, et dont le nom m’avait semblé, dans l’instant, curieusement correspondre à la beauté de leur musique. Oui, la mémoire s’obstrue de détails futiles mais je suis certain que les deux musiciens s’étaient tapé une boîte entière de Caprice Des Dieux – avec baguette, comme il se doit – en trente minutes. Les souvenirs, surtout, d’une année où ce label de Chicago – Aesthetics – s’était brutalement imposé comme l’un des épicentres les plus captivants de nos passions musicales partagées. Dans cette chaîne unissant Pulseprogramming, 33.3 ou Windsor For The Derby, L’Altra n’apparaissait plus par moments que comme un maillon parmi d’autres, à peine plus éclatant.
Alors, heureusement, la magnifique réédition – en vinyle ET avec de beaux inédits – publiée en fin d’année 2021 par Talitres est venu dissiper une bonne partie de ce brouillard mémoriel pour révéler une seconde fois ce qui compte véritablement et qui confirme le statut très particulier de In The Afternoon (2002). Pour le dire vite et brutalement, on aurait aimé vieillir aussi bien que ce second album de L’Altra. Un disque que les décennies d’éloignement avaient donc fini par agréger et enfouir dans un courant – le post-rock – et une géographie collective – Chicago – alors qu’il ne cesse de s’en démarquer par ses traits singuliers. Un album de poésie musicale très épurée, dépourvu des dissonances et des complaisances virtuoses qui ont fini par altérer bien des vestiges concurrents, où chaque instrument – chaque note même, sur les morceaux les plus réussis, c’est-à-dire sur presque tous – laisse entendre une inflexion nuancée qui prolonge le plaisir de la découverte. Vingt après, il demeure intact.
Pourriez-vous commencer par me raconter un peu le début de l’histoire ? Comment vous vous êtes rencontrés et comment L’Altra est né ?
Lindsay Anderson : Oui, bien sûr. Joe et moi sommes amis depuis 12 ans. Très proches. Nous sommes allés à l’école ensemble. Nous avons eu l’idée de faire de la musique ensemble mais, pendant longtemps, nous n’avions pas le temps de nous y consacrer pleinement à cause de nos études. Alors nous avons arrêté rapidement, après le lycée. Nous avons déménagé à Chicago où nous avons décidé de former L’Altra et de nous consacrer complètement à la musique. Nous avons rencontré Ken Dyber par une petite annonce accrochée dans un magasin de disques. Il nous a aussi présenté Eben English, notre batteur, qui venait juste d’emménager à Chicago. Voilà, c’était en novembre 1997.
Joseph Costa : Rien de très original. La plupart des groupes commencent comme cela aux États-Unis. Ils accrochent des petites annonces dans les boutiques de disques. (Rires)
Où habitiez-vous avant d’arriver à Chicago ?
JC : Dans le Colorado. A Denver. Nous sommes venus à Chicago pas seulement à cause de la musique mais simplement parce que c’est une plus grande ville, avec un accès plus aisé à l’art et à la culture. En plus, les loyers et la nourriture sont beaucoup plus abordables qu’à New-York. Au début, c’était important parce que nous ne pouvions pas vivre de notre musique. Donc nous avions tous des boulots de serveurs dans des restaurants ou dans des bars. Aujourd’hui, nous sommes dans une phase de transition. Le groupe nous donne tellement de travail que c’est devenu presque impossible d’avoir un job alimentaire à côté. En même temps, la musique ne nous permet pas encore de gagner vraiment notre vie. C’est assez délicat pour le moment. En même temps, en faisant ce genre de musique, nous ne nous sommes jamais attendus à gagner énormément d’argent. C’est juste quelque chose qui nous plaît et qui nous permet de nous amuser. J’ai déjà l’impression d’avoir de la chance de pouvoir venir en Europe pour ces concerts. Je suis tellement étonné que quelqu’un puisse acheter nos disques par ici. Je le prends vraiment comme un grand compliment.
Au début, quelles étaient vos influences communes ?
JC : Dans le groupe, tout le monde écoute des choses très différentes. Je pense qu’une des originalités de notre musique tient au fait que nous venons tous les quatre d’horizons très différents. Quand j’étais plus jeune, j’écoutais beaucoup New Order, Joy Division ou The Cure. En grandissant, j’ai découvert d’autres choses. Lindsay, elle, a des références plus classiques.
LA : Pas vraiment. Tu dis toujours ça, mais c’est plus compliqué. C’est vrai que j’ai appris le piano quand j’étais petite. C’est surtout que j’ai aussi fait de la danse donc j’écoutais forcément de la musique classique au moins trois heures par jour pendant les cours. Mais mes parents écoutaient aussi beaucoup de folk : Carole King, Judy Collins, Joan Baez. Ils jouaient tous les deux d’un instrument. Mais c’est vrai que nous avons tous des références différentes. Eben écoutait beaucoup Bob Dylan, Pink Floyd, Grateful Dead. Maintenant, il achète plein de disques de rock plutôt dur. Quand j’ai rencontré Joe, il m’a aussi fait connaître plein de groupes dont j’ignorais jusque-là l’existence : R.E.M., The Jesus And Mary Chain.
JC : Et, bien sûr, nous nous tenons un peu au courant de la musique qui se crée et se joue à Chicago. Depuis cinq ans, je pense que nous avons vu à peu près tous les groupes de post-rock de la ville.
Vous les connaissiez un peu avant d’arriver ou bien avez-vous découvert cette scène sur place ?
JC : Je me suis installé à Chicago pour la musique. C’était la motivation principale.
LA : Moi, je ne connaissais pas du tout la scène de Chicago avant de déménager. J’avais juste écouté une cassette de Tortoise qu’un ami m’avait prêtée mais pas plus.
Et, une fois sur place, quels sont les musiciens ou les groupes avec
lesquels vous avez noué des liens ?
JC : L’avantage, quand on habite sur place, c’est que tout le monde est très accessible. Bon, c’est vrai qu’il y a parfois une certaine forme d’émulation entre les groupes. Il faut se faire respecter quand on débute, c’est normal. Ça prend forcément un peu de temps. Nous avons joué à quatre pendant deux ans et nous avons ensuite cherché à intégrer progressivement d’autres musiciens. Il a suffi de passer quelques coups de fil et tous les gens que nous avons contactés ont été très contents de venir jouer avec nous. Ça n’a vraiment pas été difficile du tout de s’intégrer.
LA : Et ça continue encore. Plus on reste longtemps, plus on rencontre de musiciens et meilleures sont les relations.
JC : Oui, c’est vrai qu’à un moment donné nous avons évoqué la possibilité d’enregistrer le nouvel album dans une autre ville. Mais nous avons tout ce réseau de studios, de musiciens, d’amis à Chicago. Il aurait fallu tout recommencer à zéro si nous étions parti à ce moment-là. Nous avons notre filet de sécurité quand nous sommes chez nous. Lindsay connaît beaucoup de musiciens. Elle chante avec Telefon Tel Aviv. Nous jouons avec des membres de Pulseprogramming, avec le bassiste de The Aluminium Group. Moi, je n’ai pas le temps pour me consacrer à d’autres projets. Je ne joue que dans L’Altra.
Dans votre musique, on retrouve beaucoup d’éléments ou d’instruments qui évoquent la musique classique ou le jazz. A part Lindsay, est-ce-que d’autres membres du groupe possèdent ces références ?
JC : Eben, notre batteur a une formation théorique assez poussée. Il a des diplômes et tout ça. Moi, je ne saurais même pas te dire le nom des accords que je joue. C’est amusant de voir que nos sensibilités parviennent tout de même à s’accorder.
LA : C’est intéressant que tu parles d’influences jazz. Je pense que ça vient en partie de la façon dont je joue du piano ou des instruments à vent mais pourtant je n’ai jamais écouté un disque de jazz de ma vie. (Rires) Ma grand-mère était une très bonne pianiste. Elle jouait du ragtime, alors peut-être que c’est génétique.
Cette complexité musicale était-elle présente dès le départ ?
JC : Non, ça nous a pris un peu de temps avant d’y arriver. Nous n’avons jamais décidé vraiment de ce que devait être notre musique. Notre premier Ep date de 1999. Il contient trois morceaux et, quand je le réécoute aujourd’hui, j’ai vraiment l’impression que nous étions en train de rechercher notre véritable identité. Il a fallu deux ans ensuite pour sortir notre premier album – Music Of A Sinking Occasion (2000) – et pour moi, c’est celui qui marque notre véritable décollage. C’est sur cet album que j’ai l’impression d’entendre un vrai groupe vraiment cohérent. Nous savions mieux ce que nous faisions. Nous maîtrisions mieux les instruments. Les chansons s’enchaînent mieux.
LA : Sur In The Afternoon, il y a encore davantage de chansons pop. La structure des morceaux est mieux définie. Les arrangements sont plus soignés.
JC : Sur le plan du contenu, In The Afternoon est aussi plus positif je pense. Il contient davantage d’espoir. Il est moins sombre. C’est toujours mélancolique mais les rayons du soleil commencent à pointer.
La plupart des groupes qui se réclament de la scène de Chicago et du post-rock s’orientent vers une musique de plus en plus abstraite et parfois difficile…
JC : Oui, nous allons exactement dans la direction inverse. Vers la lumière et
la simplicité.
LA : Je pense que nous essayons vraiment d’écrire les chansons les plus parfaites possibles. J’éprouve un véritable plaisir quand j’entends une bonne chanson. J’aime bien la musique abstraite et expérimentale mais je ne ressens jamais le même type de satisfaction.
JC : La différence, je crois, tient au fait que l’on peut apprécier la musique de deux manières différentes. On peut écouter un morceau en se disant : « Bon Dieu ! Ce mec est vraiment fort. Quel batteur génial ! » ou » Quelle magnifique structure ! Cette chanson est vraiment bien construite. » Ou alors, on apprécie les choses à un niveau plus affectif, plus émotionnel. J’aimerais bien naviguer entre ces deux pôles mais, si je devais choisir, je pense que je pencherais du côté de la simplicité, de l’émotion. On essaie d’éliminer toute la graisse qui entourait les morceaux au début et, de cette façon, on se rapproche de plus en plus de l’essentiel. De toutes façons, je serais incapable d’impressionner qui que ce soit
par ma technique ou ma virtuosité à la guitare ! (Rires)
Comment s’est faite la rencontre avec Aesthetics, votre label ?
JC : En fait c’est notre bassiste, Ken Dyber, qui a créé Aesthetics en 1996.
LA : Nous avions répété à peine une ou deux fois dans notre appartement et, quand nous sommes descendus pour boire un pot et discuter de nos projets d’avenir, Ken nous a annoncé qu’il voulait aussi monter son propre label, qu’il s’appellerait Aesthetics et que nous allions être le premier groupe à sortir un disque sur cette structure. On était ravis : on avait trouvé à la fois un bassiste et un label dans la même semaine. Ken est vraiment un excellent label manager. Il donne beaucoup de temps et d’énergie à tous les groupes et Aesthetics est en train de grandir, comme une famille de musiciens qui s’élargit. On les connaît tous. C’est une structure très ouverte.
Les textes de vos chansons apparaissent plus souvent comme une suite d’images et d’impressions que comme des récits très structurés.
JC : Oui, c’est sûr. Ce sont des images poétiques. Pas du tout des petites nouvelles comme dans les chansons de country. On s’inspire de nos vies, de films que nous avons vus. Ce sont nos réactions, nos impressions que nous essayons de retranscrire. Il ne s’agit pas pour nous de raconter des histoires.
Il y a quand même des thèmes récurrents dans ces textes. Par exemple l’attente, l’ennui.
JC : Oui, ce thème de l’attente était déjà présent sur l’album précédent.
LA : Dans nos vies, nous avons tous traversé une période d’insatisfaction ou de frustration. Je pense que ça doit venir de là. Nous avions le sentiment d’une absence, d’un manque. Nous n’étions pas forcément dans l’impatience ou dans l’anticipation. Simplement, nous partagions cette impression d’immobilité, d’attente interminable d’une idée ou de quelqu’un. Maintenant, c’est vrai que j’en ai un peu marre d’attendre.
JC : Ce sera le thème du prochaine album : j’emmerde l’attente ! (Rires) Nos albums sont toujours des photographies de notre état d’esprit au moment où nous les faisons.
Quelle est la part laissée à l’improvisation dans votre musique ?
JC : Elle est assez faible, contrairement à ce que les gens croient souvent. Nous sommes plutôt calculateurs. Et nous travaillons en général beaucoup sur les morceaux avant de les enregistrer. Pour In The Afternoon, nous avons gardé certaines prises improvisées, surtout les parties de piano de Lindsay. Mais dans l’ensemble, nous travaillons de façon très structurée. En revanche, nous discutons beaucoup entre nous avant de jouer et de façon très ouverte et très libre.
L’album possède un son très organique. Est-ce volontaire ?
JC : Oui, et nous sommes très heureux du résultat. C’est un son très naturel, très organique en effet. Nous commençons à utiliser quelques éléments électroniques mais nous resterons toujours un groupe organique.
Les pochettes de vos deux albums représentent des éléments naturels, la mer et les fleurs. Un hasard ?
JC : Non. Nous travaillons nous-mêmes sur nos pochettes. Moi sur les éléments graphiques, Lindsay sur le design et les photos. C’est une collaboration. Nous voulons aussi qu’il y ait une certaine cohérence entre les albums, y compris sur le plan visuel.
LA : On nous pose souvent des questions sur la nature. J’y ai récemment réfléchi. Je ne sais pas exactement ce qui nous attire dans ces photos ou dans la nature mais je crois que c’est la perfection et la fragilité que nous cherchons toujours à recréer ou à imiter dans notre musique. Nous cherchons peut-être à capturer cette beauté de la nature d’une certaine façon.