Les Marquises, La Battue (Les Disques Normal)

Il est temps de dire adieu aux tristesses juvéniles *

Jean-Sébastien Nouveau et Martin Duru, amis et complices depuis les années de lycée, forment le binôme du groupe lyonnais Les Marquises. Leur quatrième album, La Battue, est sorti au début du mois de juin. Toujours aussi beau et aventureux, sauvage et étonnamment mélodieux, pop et expérimental. Singulier en un mot. Tentative de décryptage.

Deux instrumentaux d’égale durée, Bare Land et Once Back Home, ouvrent et ferment le disque. Depuis leurs débuts en 2010, Les Marquises aiment construire leurs albums de telle sorte qu’ils aient la forme et la force d’un bloc. Compact, ferme voire fermé, de courte durée (9 titres, 40 minutes), noir le plus souvent, sans lumière ni fissure, ou à peine. La sensation de bloc est ici renforcée par le fait que le disque est cette fois composé à quatre mains sans l’intervention ni la présence de musiciens extérieurs et prestigieux: pas de trace de Jordan Geiger, de Matt Elliott, d’Olivier Mellano ou encore de Christian Quermalet. Pour la première fois depuis quatre disques également, Jean-Sébastien Nouveau chante tous les morceaux, de sa belle voix hantée. Mais hantée par quoi ? Par quelles images, quelles visions, quels souvenirs ? Que nous raconte le disque ?

La première phrase du deuxième titre, La Battue, offre un début de réponse : Oh mum, I just wonder, et la confession commence avec des nappes de clavier élégiaques. La battue est sans doute un chant funèbre adressé à l’enfance, et le disque sera d’un bout à l’autre mélancolique. Il sera alors question d’abandon, de perte, de chute, de pardons difficiles, de larmes, de cris. Why you left me here/why I’m still looking for your trace, peut-on entendre au début du disque.

La singularité de l’album est que cette mélancolie, carburant naturel de la plupart des artistes, de Jean-Sébastien et de Martin en particulier, se trouve très vite malmenée, par la dureté des rythmes souvent concassés (la batterie est toujours omniprésente, et avec elle cette sauvagerie qui est la marque de fabrique du groupe), par la mise en avant, assez nouvelle, de sonorités électroniques. C’est par exemple le cas avec le premier single, Head as a Scree, qui rappelle, par ailleurs, la transe qui s’emparait de certains grands groupes de la scène de Madchester au début des années 90. Cette sensation de transe se trouve elle-même appuyée par le clip splendide et malaisant de Nick Uff (clippeur de certains morceaux de Portishead) dont les images animées tournent dans la tête et vrillent le cerveau. Ce ne sera pas une confession d’abattement, mais de lutte; il s’agit de battre l’enfance qui est en nous, de la mettre à distance avec force, battre les peurs, les pertes, la sensation d’étrangeté qui semblent rattraper le chanteur dans le très beau Hosts Are Missing.

Musique de l’inconfort, sans concession plaisante, musique qui plonge au plus profond de l’intimité de chacun et qui exige de notre part une disponibilité, une concentration, le temps long par exemple des routes de campagne, le soir avant l’orage, où l’on peut écouter le disque fort et seul. Et lorsque Jean-Sébastien Nouveau parle d’une « musique d’effondrement intérieur », pour qualifier son travail et ses recherches, on peut penser à la phrase de Flaubert désignant la mission de l’artiste. Celui-ci, écrit-il, « doit tout élever ; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat, sous terre et ce qu’on ne voyait pas ». Effondrement accentué par les images du clip de The Trap réalisé par Jean-Sébastien, images d’incendies, d’explosions, de coulées de lave, de terrains qu’on rase ou défriche, comme si ces disparitions d’espaces géographiques pouvaient traduire notre propre vacillement mental.

On retrouve dans ce quatrième disque ce qui traverse les trois précédents. Chaque morceau est en effet construit en plusieurs temps, en plusieurs boucles, en plusieurs intensités, des intensités montagneuses, et d’autres plus planes ; le chant et le rythme bifurquent souvent. Dans La Battue par exemple, le rythme peut être lent, la voix peut tourner à la confidence douce, puis les chœurs reviennent, les nappes de claviers gagnent en lourdeur, le chant ose un lyrisme discret, et le titre est coupé net, sans prévenir. Album court, bloc que rien n’effrite, il faut frapper fort ; ça respire néanmoins – un peu – le temps d’un autre instrumental, Older than fear et son sax en arrière-fond, lointain, spectral ou du très beau et presque doux White Cliff dont le rythme épouse celui d’un cœur qui bat… au ralenti.

Les Marquises

Bien sûr, Jean-Sébastien Nouveau n’est pas Gustave Flaubert, il ne gueule pas, il murmure plutôt mais il y a dans sa musique d’angle, une vigueur, un refus de la complaisance qui plairaient à l’écrivain français, lui qui aimait si peu la tiédeur et « les bavachures d’eau sucrée » de certains poètes romantiques, et de Lamartine en particulier. La Battue plonge et creuse nos peurs les plus enfouies, on ne se distrait pas à son écoute, on ne retourne pas à ses affaires une fois le disque terminé (on a même plaisir à le remettre sur la platine), il ne passe pas comme de l’eau claire ; les sensations, les frissons, les émotions demeurent longtemps après.

Et pourtant, malgré l’inconfort de la musique de ce duo particulier, l’album reste mélodieux (c’est en ce sens que le disque, plus encore que ses prédécesseurs, est à la fois expérimental et pop), comme s’il y avait tout de même une volonté légère d’accrocher l’auditeur ou l’auditrice, mélodieux et parsemé de hits aussi bizarres qu’improbables, et on peut citer les quatre sommets du disque que sont, dans leur ordre d’apparition, La Battue, The Trap, Head as a Scree et (le meilleur pour la fin?), Hosts Are Missing.

La battue offre, pour finir, ce que nous pouvons aimer dans les disques des Marquises, à la fois musicalement et thématiquement, mais avec une intensité, une cohérence plus fortes et resserrées. Serait-ce alors un disque somme ?

* Gustave Flaubert, Correspondance, Lettre à Louis Bouilhet du 23 août 1853

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