Comme pour toute œuvre de fiction, évoquer ce Presentable Corpse 002 conduit immanquablement à dresser deux portraits. Ici celui de l’auteur et musicien Jorge Elbrecht et celui du personnage auquel le premier prête sa voix d’angelot. Commençons par Jorge Elbrecht, même si l’on estime à raison que dans un monde idéal où la notoriété serait équivalente au talent, toute présentation relèverait du superfétatoire. Depuis plus de 15 ans, comme producteur au CV long comme le bras et reconnaissable entre mille, comme guitariste accompagnant les autres (dont un autre authentique génie) et surtout comme compositeur dans une multitude de projets, il a démontré qu’il sait tout faire, et surtout comme personne. Depuis Lansing-Dreiden, sorte de collectif obscur dont il est le seul membre avéré, le Costaricien installé aux États-Unis a obéi à la plus noble des ambitions, celle de réconcilier la pop et les expérimentations comme l’ont toujours fait ses musiciens préférés (et les nôtres). Depuis cinq ans et la fin de Violens, il jongle entre Gloss Coma (cold wave sous haute influence de Carabet Voltaire), Coral Cross (sorte de black métal psychédélique et peu orthodoxe), des disques sous son patronyme et Presentable Corpse. Quelque soit le genre exploré, le style est reconnaissable, mais c’est sans doute avec Presentable Corpse que Jorge Elbrecht offre ses productions les plus évidentes et accessibles et son concept le plus abouti. Comme il l’expliquait à l’occasion de son premier 45 tours, Presentable Corpse regroupe des chansons écrites de la perspective d’un mort. Sur ce premier album en chantier depuis une décennie, le défunt est un soldat américain de la guerre du Vietnam dont Jorge Elbrecht transcrit les songes en musique, à la manière d’un médium.
Ce projet éminemment littéraire organisant en quelque sorte la rencontre onirique du Dormeur du Val et de Pedro Páramo est aussi l’occasion pour Jorge Elbrecht de revisiter un imaginaire musical des années 60. Si l’on entend ici ou là quelques références à The Beach Boys, The Free Design, The Monkees et The Byrds, toutes les citations et autres pastiches à 12 cordes sont réinterprétés par un producteur dentellier et un mélodiste orfèvre dont le rétro futurisme s’inscrit dans le temps présent. On songe au disque mille-feuilles d’un nouveau Kevin Shields qui aurait préféré les références précitées aux nappes de bruit sous tremolos, à un artiste pour lequel la modernité de The Creation et celle de Biff Bang Pow! relèvent de la même archéologie. On songe aussi au terme inventé par les amis du groupe Dorian Pimpernel pour décrire leur musique. A Jorge Elbrecht et ses fantômes, la moonshine pop, versant mélancolique de la sunshine pop, va aussi comme un gant : voir la démonstration éclatante en toute fin de la face A. On songe encore à tous ces moments suspendus qui laissent entrevoir l’innocence du jeune homme, l’insouciance des chansons qu’il a en tête, l’horreur de la guerre, la confusion onirique dans laquelle il baigne. Tout le talent de producteur de Jorge Elbrecht est mis en œuvre pour évoquer les états d’âme de son personnage, ses moments de stress (la réutilisation du clavier de Violent Sensation Descends de Violens sur Clouds Are Gone), ses retours mentaux en enfance qui surviennent lorsque soudain son esprit bat la campagne (la vignette rappelant le Chapi Chapo de De Roubaix sur Dawn Is Creeping). Pour toutes ces raisons et bien d’autres surprises pour lesquelles on fera une entière confiance à l’imagination de l’auditeur, et parce qu’on s’ennuie pas une seule seconde à l’écoute de ce disque aux mélodies sublimes, on n’hésitera pas à parler une nouvelle fois à parler de chef-d’œuvre pop au sujet d’un disque de Jorge Elbrecht.