Pharoah Sanders, élévation

Pharoah Sanders
Pharoah Sanders

Mort, inéluctable sort. Celle des artistes que l’on chérit, avec la perpétuelle envie de crier sur tous les toits et à qui veut bien l’entendre : ÉCOUTEZ-LES, ces artistes. Ne faites pas qu’en parler ou déposer une gerbe numérique de fleurs fanées car ce ne sont que des mots. Et ici l’on sait, d’ailleurs, que tous les mots disent la même chose.

On rentre dans le spiritual jazz comme on entre en religion, ça vous prend comme une mer. J’avais pourtant cru tout comprendre de la musique extrême en écoutant très jeune Pure Fucking Armageddon de Mayhem en boucle : la violence, le nihilisme, la haine. Bref, une catharsis lo-fi pour blanc-bec finalement très apeuré. Je ne croise pas Dieu souvent mais la dernière fois que j’ai marché avec Jésus remonte bien à ma découverte de John Coltrane et son œuvre des sixties, cette musique à l’enveloppe jazz mais modale (débarrassée des grilles d’accords, à la manière du râga indien) que certains dont moi appelaient free jazz par ignorance, étant passé par la case microcosme indie, étiqueteur priapique s’il en est.

Ensuite vient la révélation permanente : fréquenter autant la beauté que tutoyer les ténèbres, de Sun Ra à Don Cherry en passant par Art Ensemble of Chicago, le Miles électrique et Larry Young jusqu’à ce pic, ce cap, que dis-je cette péninsule qu’est Pharoah Sanders. Farrell de son vrai prénom, gamin de l’Arkansas devenu monstrueux saxophone ténor à New-York vient de nous quitter à Los Angeles à l’âge de 81 ans. Plus rien ne sera comme avant.

Pharoah Sanders et John Coltrane
Pharoah Sanders et John Coltrane

Les mots qui suivent sont écrits à chaud, le corps du maître encore brûlant et ne couvriront finalement pas grand chose. Les mots font état de ce qui manque, c’est-à-dire une explication à cette musique qui n’en a, en fait, pas besoin mais qui continue néanmoins d’intimider. Ce guide non exhaustif pourrait vous servir, si non, je ne vous en voudrais pas. Les morceaux présentés ici ont l’avantage/désavantage d’être assez longs et vous demanderont de mettre votre cerveau en veille. Au pire, vous pourrez toujours traîner sur YouTube faire confiance aux vues et moi vingt fois sur le métier remettre mon ouvrage et que chacun se fasse sa propre expérience. Mais pour ceux qui entrent ici, retrouvez tout espoir.

The Father and the Son and the Holy Ghost, sur l’album de John Coltrane Meditations (Impulse, 1966)

Âmes non téméraires ou tout simplement novices en bruitisme, passez directement au morceau suivant et revenez à celui-ci plus tard, à la fin ou même jamais. Je l’ai vécu comme tel, c’est une musique qui reste âpre aux premiers abords. Il est important cela dit de savoir d’où vient Pharoah Sanders afin de comprendre sa trajectoire de sideman à leader. Cette musique qu’on le veuille ou non ne nécessite pas d’initiation au préalable (je ne suis certainement pas plus intelligent que vous) mais de la curiosité et du temps seulement (je suis intermittent et pas vous). Duel au soleil ici avec John Coltrane donc, l’alpha et l’oméga avec qui le jeune Farrell joue de 1965 jusqu’à la mort du maître (Coltrane meurt en juillet 1967 à l’âge de 40 ans). « John est le père, Pharoah le fils et je suis le saint-esprit » disait Albert Ayler, en tout cas si telle Église demeure je ne me ferai pas prier : baptisez-moi.

Mais pourquoi diable Coltrane est-il allé chercher un deuxième saxophone ténor ? Imaginez alors Jimi Hendrix nous rajouter J. Mascis dans son Experience ou Merzbow tapant le bœuf avec Kevin Shields. Bref vous avez compris, on ne sait plus vraiment ici lequel de ces deux ténors encourage le plus l’autre à y aller franco, soyons-en sûrs ils partent tous les deux du même point pour aller le plus loin possible, both directions at once. Pharoah le fils (feu follet en forme olympique) embrase tout sur son passage. Cette musique rend perplexe, les puristes la haïront mais son existence même se vit sur l’album dans son ensemble. Meditations, c’est la fusion chez Coltrane de ses deux mastodontes : l’album spiritual A Love Supreme (celui qu’on écoute tous les jours) et son manifeste purement free Ascension (celui qu’on s’oblige à écouter une fois par décennie). Avec ses deux disques puis Meditations, Coltrane après Ornette Coleman et Eric Dolphy nous montre la voie vers la forme qu’allait prendre le jazz totalement libéré du carcan tonal.

Upper Egypt and Lower Egypt, sur l’album Tauhid (Impulse, 1967)

Étape importante dans le parcours initiatique de Pharoah : publier un véritable album qui lancera le vaisseau qu’il dirige enfin (un premier essai sur le label ESP n’avait guère convaincu). Ce sera chose faite en 1967 avec l’album Tauhid. Dans ses influences, tant spirituelles que musicales, on lorgne évidemment sur les terres coltraniennes mais caressant ici des percussions proches du tout-puissant Arkestra de Sun Ra. Pour vous convaincre, j’aurais pu seulement choisir ce morceau-là, jugez-en ! C’est d’une urgence telle que les Stooges lui emprunteront son riff de contrebasse de la seconde partie pour leur morceau Little Doll (The Stooges, 1969). À noter sur cet album la présence du grand Sonny Sharrock qui accouchera ensuite (avec sa femme Linda surtout) de l’album Black Woman (chez Vortex, 1969).

The Creator Has a Master Plan, sur l’album Karma (Impulse, 1969)

Bien  pire  encore  que  les  querelles  de  chapelles  :  les  personnes  s’auto-proclamant « ouverts d’esprit » lorsque l’on parle musique. S’ils le sont réellement, j’espère que tous ces jambons à la sauce Coubertin revivent intensément et chaque jour ce moment où brother Pharoah & ses potes ont offert au monde entier le remake de la Genèse, notre ténor plus fort que l’éléphant accompagné du yodleur de l’extrême brother Leon Thomas (à en faire passer Morrissey pour Leonard Cohen) et tout ça en 32 minutes, ça s’appelle The Creator Has a Master Plan et c’est mirobolant. Tout l’esprit Pharoah y est : l’ouverture toute en crescendi de petites percussions, la référence au thème d’A Love Supreme, les paroles telles un mantra sur cette musique céleste, l’élément beau bizarre tyrolien, puis les alternances de plus en plus marquées entre le big bang créateur de vie (ce piano martelé bordel), les moments de tension et d’agressivité à en faire frémir les TRVE INCELS scandinaves puis l’accalmie salvatrice. Puis rebelote. C’est l’arche de Noé en pleine apocalypse. On appelle ça le psychédélisme je crois, je l’appelle vie. (Comme la vie.) Me concernant, les mecs qui jouent sur ce morceau pourraient totalement devenir fonctionnaires après ça. Une absence de concession telle, hormis dans la paire Tago Mago / Ege Bamyasi, je ne vois pas. C’est à se taper la tête contre les murs de Jéricho autant qu’à en pleurer en silence de beauté : c’est à la fois célébrer l’enterrement de vos parents, la perte de votre virginité et la naissance de votre enfant. Il n’y a « rien à comprendre » (Jean-Luc si tu me lis), juste à ressentir ce que ce morceau a à nous offrir, c’est-à-dire l’aboutissement du style de Pharoah Sanders : un clin d’œil à maître John (celui qui lui a donné les armes) autant qu’une émancipation en bonne et due forme. Cette façon de faire sera également déclinée dans l’album suivant Jewels of Thought (1970).

Pharoah Sanders
Pharoah Sanders en 1969 sur la pochette de « Karma »
Something about John Coltrane, sur l’album d’Alice Coltrane Journey In Satchidananda (Impulse, 1971)

Au lieu de faire planer l’ombre de son défunt mari, Alice Coltrane (née McLeod) renouvelle avec Pharoah notre abonnement au cosmos avec le titanesque album Journey In Satchidananda après leur précédente collaboration sur l’excellent Ptah, the El Daoud (1970, même label). Sur cette ligne de contrebasse que le Cypress Hill de 95 n’aurait pas reniée, la force avec laquelle Pharoah débarque dans un mix est toujours radicale. Il ne peut pas être autre chose qu’imposant par sa force sans même chercher à l’être. Effortless, il met son saxophone où il veut, et c’est souvent dans nos membranes. À noter qu’il est intéressant et tout aussi important de mesurer le chemin parcouru par Alice Coltrane à la mort de John après-lui-le-déluge Coltrane. Alice et Pharoah sont deux disciples du même maître et ont non seulement compris à sa mort que l’union allait faire leur force mais surtout que la quête spirituelle individuelle ne faisait pour tous les deux que commencer.

Astral Traveling, sur l’album Thembi (Impulse, 1971)

Entre les sessions avec sister Alice et celles qu’il dirige lui-même (ou plutôt, oriente), l’album Thembi, tout comme Tauhid ou Karma avant lui, se doit malgré son caractère plus décousu d’être néanmoins écouté dans son ensemble. Le morceau Astral Traveling, composé par son claviériste brother Lonnie Liston Smith en train de découvrir pépouze le piano électrique du studio (et accessoirement d’inventer sans le vouloir un genre de musique qu’il n’arrêtera pas de rendre bien kitsch sur ses disques solo) ouvre cet album et nous voilà donc dans l’after Karma, un monde after the rain, after the storm même, after tout ce que vous voudrez enclin à la reconstruction. À ce stade-là de cotonneux le temps s’étire à l’infini, on en oublierait même dans nos vies qu’on se laisse gouverner par des tocards.

Nota Bene : À ne pas oublier non plus le reste des disques de la période Impulse et entre autres les albums sûrs non mentionnés Live at the East (1972) et Elevation (1974) moments suspendus dans le temps comme autant d’énergies vitales dans ce monde prosaïque et étouffant.

Harvest Time, sur l’album Pharoah (India Navigation, 1977)

Sans doute la porte d’entrée la plus « ambiante » menant à son œuvre. Il n’y a plus grand chose à dire, c’est simplement sincère et très beau. Sans emphase, c’est le lofi jazz radio – beats to relax/study to qui devrait cartonner mondialement et vous réchauffer cet hiver. Face A très séduisante d’un disque à la face B en demi-teinte (on frôlait alors le chédeuvrabsolu), le morceau Harvest Time est quoiqu’il en soit devenu pour ma génération (enfin ceux qui en ont encore quelque chose à faire) au fur et à mesure des années et de l’emprise sur nos vies de l’algorithme YouTube le morceau le plus emblématique de Pharoah Sanders et du spiritual jazz dans son ensemble.

You’ve Got to Have Freedom, sur l’album Africa (Timeless, 1987)

Atterri sur le label Theresa Records dans les années 80 puis sur Timeless – la période Impulse n’étant plus qu’un vague souvenir -, Pharoah Sanders après avoir réinventé successivement la roue, l’eau chaude et la bienveillance essaie de redistribuer autrement et plus simplement le savoir qu’il tient dans son souffle. On le sait, pour l’avant-garde des late sixties / early seventies, la meilleure des choses à faire dans une décennie encline aux sonorités horribles de ce qu’on appelle alors l’escapism (comprendre alors lâcheté) dans les eighties était de faire profil bas au niveau discographique, tourner le plus possible pour répandre la bonne parole et souvent avec un Yamaha DX7 parce que nul n’est à l’abri du péché (ni vous ni moi Calvin ni le fils de Dieu). Heureusement, Pharoah livre avec Africa, un album live assez convaincant et surtout eighties-free, en témoigne ce hit tardif issu d’un précédent album au thème à deux notes et au message fédérateur : You’ve Got to Have Freedom.

Pharoah Sanders
Pharoah Sanders

Finalement, la musique la plus intense jouée par Pharoah Sanders (tout comme celle d’Alice Coltrane, de Miles Davis et de Sun Ra) reste celle qu’il jouera avec ses musiciens entre 1968 et 1973. Cette période-là dans l’histoire du XXe siècle est à mon sens l’une des plus passionnantes, les années 70 (celles d’avant la crise) sont souvent fantasmées, décontextualisées et essorées par notre machine à laver contemporaine, de par leurs excès (les pop-stars et leurs groupies de 12 ans) et cette impression une fois avoir passé le balai puis le karcher d’un bouillonnement créatif intense. En écoutant cette free music, c’est surtout une période instable, oppressive et incertaine faite de luttes politiques & sociales où quelque chose aurait pu arriver, une odeur de fin du monde, d’une troisième guerre mondiale attendue autant qu’un amas de conflits intérieurs qui suintaient et suinte toujours dans les « pays du premier monde ».

Bien sûr vous m’avez vu venir car c’est bien à propos de ça : nous sommes aujourd’hui plus que jamais encore en proie à toutes ces choses et il n’est pas anodin que les disques de free music de cette période soient vénérés et très recherchés (325 boules pour un pressage original de Karma, vu la semaine dernière chez un disquaire parisien, je n’oserai même pas regarder sur discogs après l’enterrement). Il y a quelque chose dans cette musique-là qui ne meurt jamais ; pire encore, l’importance de cette musique ne fera que grandir au fur et à mesure que s’allonge cette période pré-cataclysmique que nous subissons. « L’unité noire », « l’amour est partout », « vous devez avoir la paix », « le temps de la récolte » sont autant de messages forts à la sincérité déconcertante et toujours d’actualité et en proie au vrai sacré, celui qui élimine toute forme d’oppression dogmatique. C’est simplement et purement de la musique. Son créateur à lui n’a qu’une seule demande, la félicité à travers le monde. Profondément optimiste, cette musique appartient à tous et il important de se la réapproprier.

Sous-prolétaires de tous les genres musicaux, unissez-vous ! C’est révolutionnaire et sensitif sans être cérébral, tout comme le krautrock, le reggae roots & le hip hop à leurs origines l’étaient aussi.

Pharoah, John et Alice Coltrane, Jimmy Garrisone & Rashied Ali
Pharoah, John et Alice Coltrane, Jimmy Garrison & Rashied Ali

Libérée par elle-même, la free music de par son intensité hautement créative et spirituelle demande à ses musiciens d’arrêter de réfléchir comme de déconstruire leur rapport à leur instrument. Ce n’est plus une question de jazz(zZzzZ) ou d’optimisme creux (ils y ont cru il n’y a pas de raison que vous aussi, vous pouvez faire sans les références à Krishna et vous faire un peu plus confiance) et même si les traditions savent se manifester, cette musique intemporelle donc éminemment contemporaine devient mieux encore que gluten-free totalement égo-free. Bref, je ne sais pas si l’on se rend compte de ce que tout cela implique. Je suis en transe et transpire moi-même en écrivant ces lignes et sans doute ne me comprenez-vous pas. Pharoah représentait la figure disparue du musicien qui s’abandonne et se dévoue complètement à une puissance qui le dépasse (call it anything) pour se mettre entièrement et totalement au service de la musique.

Avec Archie Shepp, il était l’un des derniers survivants de cette free music, sa mort se doit d’être une célébration afin de mieux préparer sa résurrection. Parce que cette musique est l’essence même de la vie.

No God, only Pharoah. Reste en paix mon frère.

Amen

Pharoah Sanders au New Morning club à Paris, France / Photo : John van Hasselt
Pharoah Sanders au New Morning club à Paris, France / Photo : John van Hasselt

2 réflexions sur « Pharoah Sanders, élévation »

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