« He went in the piano » : note sur l’obsession, note sur une démo de « Surf’s Up »

1385484_10151985888032241_1917890902_n
Brian et son piano, 1971.

Grâce au mode aléatoire qui agite le quotidien — rencontres impromptues de telle heure et telle œuvre —, il se trouve que je découvrais pour la première fois la démo de la piste des Beach Boys, Surf’s Up, dite « solo version » — ce qualificatif…  — alors que je tournais les dernières pages de l’essai Pierre Sky l’Enchanté de Sébastien Smirou (Marest Éditeur). Le soleil se posait en fines bandes sur le gazon en filant dans la dentelle des frondaisons. C’était le Jardin du Luxembourg et au loin, les sifflets des gardiens du Sénat résonnaient. C’était un soir d’été. J’ai voulu pleurer. Je n’y suis pas parvenu. C’est resté à l’intérieur. La voix, qui ressemble à la voix que j’avais dû avoir avant de muer, terminait : « a children song… » Il s’en suivait des vocalises qui assuraient ensuite l’intégralité de la mélodie. Le piano, sur Surf’s Up, n’offre qu’une variation d’accords en boucle, une stricte modulation qui constitue le cercueil de la chanson. Un nuage fin passe dans le ciel de Paris, c’est quasiment du répit. Et enfin, Brian, qui dit, penaud, let’s hear that : l’accident est gravé sur les sillons du studio.

Quiconque s’est déjà penché sur les Smile Sessions de 2011 connaît cela : après cet  effondrement émotionnel qu’est la démo de Surf’s Up, vient immédiatement un enregistrement sans chanson qui relate seulement un épisode maintes fois retranscrit, mis en scène dans le film Love & Mercy, mais dont on découvre à l’occasion du disque, qu’il a son enregistrement : Brian Wilson disparaît à l’intérieur d’un piano.  « Well, I’ll see you guys later… » annonce Brian. « Where did he go ? » demande une voix qui pourrait être Mike Love ou un des frères Wilson, « He went in the piano ».

Il est resté à l’intérieur.

Pierre Sky suit auprès de Sébastien Smirou une cure analytique. Pierre Sky est un homme. Pierre Sky s’est suicidé pendant sa cure. Pierre Sky est venu à la rencontre de l’analyste car il pleure quand il est au contact de la musique populaire. Pierre Sky pleure. Pierre Sky ne ment pas sur la dévastation qu’est l’amour de la pop musique. Voilà ce que je retiens. Voilà ce qui me revient à moi : il faut que cela commence par des pleurs. Il faut qu’une chose serre au milieu de la gorge afin qu’ensuite, à la hauteur de notre démesure, s’annonce la longue descente en obsession : la sidération donnée à la pop musique est toujours un retour vers ces larmes.

Je le dis avec d’autant de facilités que mon image séminale est celle d’un poste radio qui diffuse dans la cuisine de mon enfance une station inconnue. Une station qui n’a jamais de publicités. Ce que j’écoutais, assis à côté du poste sur le plan de travail en bois, c’est le flux sonore d’une station associative, un bateau pirate échoué dans le millénaire. Je crois que c’était du rock ce jour-là, mais ça pourrait être autre chose. La cuisine est aspirée par le son. Il ne me revient de ce jour que le sentiment d’avoir vécu à l’intérieur du transistor : les éléments sonores se détachaient du support, conduisaient leurs propres variations, m’étreignaient comme autant d’amis que l’on surprend à nous attendre dans le coin d’une rue. Je crois ne jamais avoir connu un tel bonheur musical. J’ai passé le restant de mes jours à tenter de retrouver cette musique. J’ai cru qu’il s’agissait de retrouver littéralement cette musique : nom, album etc. Je ne l’ai, à ce titre, jamais retrouvée.  Je n’ai pourtant jamais quitté sa présence.  Par fulgurances, je la retrouve.

Pierre Sky cherche à retrouver. Ou du moins, il vit la retrouvaille comme une rengaine qui le fait bifurquer du présent et le projette dans un souvenir jusqu’aux larmes — je ne vais pas détailler ici les épisodes de sa cure qui appartiennent, ainsi que leur compréhension, à d’autres. Je sais qu’il n’y pas eu dans cette cuisine que du rock et un transistor. Je sais que quelque chose d’autrement plus inquiétant a percé l’enfance ce jour-là. Qu’importe. Dans une confusion qui détermine, la pop musique s’est nouée là.

Je dis pop musique et non musique par coquetterie. La musique baroque m’expose aux mêmes accidents du souvenir — je vénère Palestrina et les Beach Boys, il y a une sorte de cohérence que l’on doit m’accorder… Je dis pop musique mais je pense au corps, au son, au cri, à ce qui perce la technique pour faire affleurer le silence et la solitude. Car, et c’est bien là ce qui m’inspire les plus hautes émotions à l’écoute de cette démo solo, ce qui existe dans le son — la voix — manifeste le silence qui sinon partout a gagné. Je ne vais pas redéployer mon petit arsenal analytique sur Brian Wilson, c’est déjà fait. Cependant, je veux pousser encore et encore sur la table ce sujet qui revient : l’obsession.

Ai-je déjà entendu cette musique-là dans une vie antérieure ? Refoule-t-elle un monde qui est déjà le mien et que j’ai oublié ? Est-elle encore et encore cette musique lointainement entendue et dispersée dans les rives inquiètes de l’enfance ? La voix de Brian Wilson est-elle l’écho frelaté, balayé par le temps, de ce qu’a pu être ma voix d’enfance ?

Le mystère de la pop musique — lorsqu’elle se manifeste sur le mode de la dévastation — relance inlassablement ce retour à soi. Il faut dès lors être fou à s’en crever les oreilles pour l’écouter encore. Être fou sinon quoi ? Combien de journées ai-je, en un sens, perdues pour avoir écouter la musique que je savais menaçant ma tranquillité ? Indénombrable. Et je parie d’ailleurs que dès demain je vais recommencer. Recommencer jusqu’à que le souvenir aille se loger ailleurs. Et que les pleurs sèchent dans la gorge. En attendant, si vous me cherchiez, je suis ailleurs, je suis à l’intérieur. On demeure dans le souvenir. Ou dans la musique. Sans que la différence jamais ne se présente claire à nos yeux : « in the piano… »

« Silence.

Qui dure. 

Le patient pleure.

Je lui tends la boîte de kleenex.

Ses pleurs sont encore plus longs que mon silence précédent.

— Vous savez ce que j’entends, là, dans ma tête ? 

— Non, dites-moi.

— « Une chanson douce 

que me chantait ma maman, […] »

Pierre Sky l’enchanté de Sébastien Smirou, Marest Éditeur

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *