Katie Dey, mydata (Run For Cover)

La discographie de Katie Dey est une lente révélation. Progressivement, dans l’écoulement de quatre albums parus depuis 2015, les épaisses couches érigées en forteresse autour de sa musique se détachent peu à peu, se creusent, deviennent perméables à notre regard. Placées à la suite, les pochettes elles même semblent raconter l’histoire de cette dissipation continue. La silhouette est devenue regard, puis visage. La cacophonie sursaturée et intérieure de asdfasdf s’est vidée de ses parasites pour ressembler à la texture chaude et sereine d’un ciel aux couleurs irréelles. Il y avait de la pudeur dans ces interférences, quelque chose de fragile, en construction. Ce magma psychédélique semblait être la captation d’une sonorité minuscule que l’on aurait décidé d’amplifier à l’excès, jusqu’à en faire le plus merveilleux des vacarmes. De la noise pop où tout vibrait avec une puissante incertitude, et tout particulièrement la voix de Katie Dey, transformée par un mur d’effets pour devenir un chant pluriel, insaisissable. En 2016, le génial flood network s’ouvrait ainsi sur trois demandes simples lancées par ce chant diffracté, tandis qu’une guitare acoustique semblait sur le point de se fendre en mille morceaux : « I wanna be big, I wanna be small, I wanna be medium-sized ». Quatre ans plus tard, mydata est le portrait d’une artiste qui semble avoir trouvé exactement la taille qu’elle souhaitait avoir, et livre son album le plus nu, le plus tendre, et aussi le plus beau.

Les premiers accords de Darkness frappent par leur simplicité. Ils sont joués par une sorte de petit quartet de violons synthétiques, parfaitement clair, rappelant le Cloudbusting de Kate Bush. La voix de Dey, qui arrive quelques secondes plus tard, n’a jamais semblé si proche, si nette, si réelle. Cette impression pouvait déjà ressentie sur son album collaboratif avec Devi McCallion de Black Dresses, l’immense Some New Form Of Life, sorti en 2018. Mais ce dépouillement, couplé à des instrumentations devenues presque intégralement électroniques, brille avec encore plus de force sur mydata. Plus pop, plus directe, plus douce également, l’écriture intimiste de Dey se déploie avec une clarté nouvelle qui lui sied à merveille. Sur les suites harmoniques vallonnées de dancing se tisse une ritournelle hypersensible et entêtante parmi les plus belles de la carrière de Dey. Plus loin, leaving fait flamboyer sa lente mélancolie sur une ribambelle de courtes boucles rythmiques allant crescendo. Avec cette nouvelle mise au point, l’écriture rêveuse de Dey montre alors des trésors d’inventivité, pleine de contre-points mélodiques et d’arrangements sophistiqués, comme sur le mutant happiness.

Car la magie de mydata vient aussi de toutes ces banques de sons MIDI utilisées par Katie Dey d’un bout à l’autre de l’album, venant se mêler à des murs de synthétiseurs épais et chauds. Des faux instruments, artificiels, plastiques, ombres d’objets physiques dont ils ne sont que la réplique fragmentée. Un « Grand Piano » imitant des coups de marteaux sur des cordes irréelles. Des « Violins » infiniment raidis par la nature mécanique de leur expression. Ils dégagent une altérité qui devient une autre réalité, étrangère et neuve, avec ses propres repères. Ils créent une petite musique de chambre pour salons de discussions en ligne que l’on aurait investis comme des abris.

Sur word, personne ne confondrait ces violons et hautbois pour un réel enregistrement acoustique. Mais cet orchestre de mégaoctets est justement l’accompagnement parfait pour dépeindre les computer worlds glitchés qu’habite Dey, dans des havres où se construisent des marges, des cocons, des contacts : « Tangled in internet/playing fake instruments/singing each other songs/dragging our bodies along/barely alive, just barely alive (…) we’re bearing a light » (bearing). C’est cet ailleurs invisible mais réel, où se confondent isolement et omniscience, que Katie Dey chante tout au long de cette collection de chants d’amour et de solitude à l’ère digitale, et qu’elle fait vivre comme personne d’autre, fantôme dans la machine, âme qui déborde du réseau. « Hold it on your servers/hold it on your drives/my data », implore-elle en bout de course, entourée par les échos abimés de ses propres mots. Katie Dey est en connexion directe. Et même réduite à l’état de simple amas de données compressées, impossible de ne pas y entendre la voix d’une amie. Ou tout du moins une résonance venue du plus profond de soi.

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