De l’éducation populaire de la K7

Photo : Christophe Basterra

Lou Ottens est décédé. Selon l’expression consacrée, cet ingénieur hollandais de chez Philips n’est pas connu du grand public, pourtant il a joué un rôle essentiel dans la musique populaire du second vingtième siècle. Il en a changé peut-être même les codes, en inventant la K7 audio. Il faudra un jour replacer les techniciens à leur juste place dans l’histoire de l’art – la photocopieuse a modifié le rapport à la lecture largement autant que le livre de poche quelque part. La K7 audio, donc. Un objet et un support qui vont non seulement transformer et amplifier l’utilisation ou la circulation de la musique, mais aussi son usage et le rapport à son appropriation. Voilà pour la grande analyse sociologique entre Mythologies de Roland Barthes et La Société de Consommation de Jean Baudrillard. On convoquera peut-être l’école de Francfort et Adorno pour l’effroi élito-marxiste devant les méfaits de la réification capitaliste de la culture et Walter Benjamin sur le cinéma pour remettre tout le monde d’accord sur l’importance de la culture dite de masse. La K7 audio est autant un préliminaire qu’une préhistoire de ce que nous vivons. Et elle subsiste aussi bien en tant que produit, par exemple dans le monde arabe où les enregistrement de Nass El Ghiwane tournent dans les ghettoblasters du souk de Saleh, que dans le principe, comme témoigne la transmigration du procédé gnostique de la mixtape.

Et pour nous. Pour notre génération qui a grandi à l’ombre des années 1980, coincée entre le souvenir enchanté de la décennie précédente et la énième modernité de la suivante ? On imagine mal à quel point ce petit rectangle, ces deux iris dentelé de plastique, qu’il s’imposait souvent de rembobiner avec un bic (pas le tube rond mais la version octogonale, les vrais comprendront), a pu compter dans nos existences et notre initiation musicale. Le vinyle était et reste le Graal. Mais désormais plus besoin de le piquer à ses amis ou d’oublier de le rendre pour grossir sa collection et engrosser son érudition (même pas une question d’argent, certains s’avéraient juste introuvables ou trop rares). Bob Dylan avait ainsi la sale réputation d’avoir une conception très extensive du sens de la propriété concernant les discothèques de ses potes. Avec la K7, il était dorénavant possible de prêter, enregistrer et refiler, dupliquer etc.. La qualité du son n’était pas extraordinaire à force, au moins le grisaillement ou la teinture sonore du 33 tours ou 45 tours étaient préservée, avant qu’arrive le règne de l’infamie numérique.

La K7 s’enregistrait, et enregistrait albums ou émissions de radios – vous savez, avant les podcasts. Combien de trésors dorment désormais dans des boites à chaussures, à l’instar des sessions de Bernard Lenoir que conserve pieusement une jeune femme sur la dernière étagère d’un placard, ou les sessions reggae sur Nova de Lord Zeljko sous le lit d’un éternel ado retraité du rock alternatif. La K7, c’était donc le truc qu’on essayait d’imposer dans la voiture à ses parents sur le trajets des vacances pour échapper à la radio de l’autoroute et ses playlist variété française. Et puis advint le walkman. Toots And The Maytals ou KRS-One s’imposèrent en bande son de nos ballades d’insomnies ou vers la fac. Qui parmi nous n’a pas connu ses moments de pure révélation où le cerveau nage dans l’endomorphine sécrétée par le That’s entertainment de The Jam sur le live Dig The New Breed, quelque part en remontant la rue des Pyrénées vers Belleville. La K7 nous rendait redevables et propagandistes d’une éducation populaire. On se sentait semblable à tous ces libraires du quartier latin à la fin du dix-neuvième où Léon Blum, Daniel Halévy ou encore Bernard Lazare vinrent chercher ces bouquins enfouis sous une pile, qu’on étudiait pas dans les cours d’Université. Nous étions parfois des artisans aussi peut-être. On a gardé la K7 de The Glove confectionnée par une jeune gothique de la Fontaine des Innocents, dont le prénom a pris la tangente dans notre mémoire, et qui avait poussé le détail jusqu’à photocopier une photo d’un fanzine en guise de couverture. La musique n’était plus reçue seulement, elle circulait, se modulait entre nos mains ou celle des autres. Plus tard, on récupérera des compilations Kent de Northern Soul pour fêter la Saint-Nicolas chez un mods qui traînait du coté de Tolbiac.

Les K7 permettaient en effet de se faire ses premières sélections, un cut-up fastidieux mais jouissif. De donner un visage et un sens à son éclectisme dans un pays comme la France qui en manquera toujours cruellement. Et loin de se limiter à un support par défaut, la K7 modulera aussi la morphologie des sub-culture. Les mixtape seront ainsi le louchébem du hip-hop. La K7 annonçait également une autre révolution : comment désormais interdire la copie et le piratage à grande échelle ? La K7 a coupé court au mythe du copyright, une œuvre ou un morceau ne pouvant s’enfermer dans un circuit commercial limité à un vendeur et un acheteur. Aujourd’hui encore, l’industrie du disque peine à la comprendre.

La K7 était enfin un objet qui s’abîmait. Cette inquiétude, cette conscience de la fragilité matérielle de la musique est en train de disparaître avec les fichiers numériques. L’usure du temps, de l’écoute inscrivait dans la matière notre passion pour un titre, un album ou une sélection. Le mauvais walkman ou lecteur détériorait la bande jusqu’à la rendre inaudible, surtout si on avait pris la mauvaise habitude de l’avance rapide sans appuyer d’abord sur « arrêt » (les K7 nous ont appris le sens de FWD). Le boîtier en plastique se fendait en deux. La bande s’emmêlait en tortillon horripilant pour notre patience. Ce deuil de l’objet façonnait notre amour de la musique, au même titre que le disque rayé ou la pochette déchirée. La K7 appartenait à une époque où nous savions que nous pouvions perdre ce que nous adorions, ce que nous avions confectionné parfois des après-midi entières, passées à choisir les bons morceaux. Un clic suffit désormais pour tout réparer. Régis Debray parlerait de désacralisation. Mais l’important, c’est d’y avoir cru….

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