« D for effort / D for love / D because you pay the rent » – les premiers mots du premier morceau que joue Codeine à La Maroquinerie, à Paris, résonnent à la façon d’un mantra dont on ignore la date de naissance, tant tout cela est du moment, de l’instant présent – de la déréliction immédiate de la vie et comment elle avance, tente de se tenir debout, se maintenir. Tout au long de l’heure et demie durant laquelle Codeine joue, un sentiment prend au cœur et aux sens, qui fait entendre la musique déployée là comme un long spectre résonnant : ces trois garçons jouent mieux encore qu’il y a trente ans, lorsqu’ils étaient de jeunes hommes pauvres et chétifs, tenus par la maigreur raide de leurs corps et la charpente fragile de leurs instruments.
Désormais, ils mènent leur musique dans l’au-delà de la lenteur, dans les vestibules d’un désespoir céleste : ils tiennent une ligne droite, lente, ample qui palpite en cadavre extatique, en misères émaillées de bleus gris, de réminiscences fragiles, évaporées aussitôt qu’un accord parait les avoir convoquées. D, morceau de bravoure, en ouverture (f)roide, puis d’autres, dont Tom, Jr, Washed Up, Pickup Song, Pea (en apesanteur arythmique) : tout ce qui se déploie là est un appel au solitaire, aux souvenirs abandonnés. Une fois encore, ce concert, comme les plus beaux des plus beaux groupes, s’écoute en songeant à la personne que l’on aurait aimé avoir à côté de soi, et non au bout d’un fil lointain de réseau social. La beauté de Codeine fait écho à l’absence, à la mémoire des absents, à la diffraction de la lumière, forcément lente, sur les visages qui ne sont pas là. Mais dans le noir, vous auraient-ils regardés ? Auraient-ils compris vos larmes en entendant ceci, « D because you pay the rent » et puis « D because you’re heaven sent » – le loyer et les anges : ce groupe est dans cet interstice vermeil, qui se dévoile aussi, le temps de leur reprise du Atmosphere de Joy Division, à la façon d’une faille dans le rythme des jours et des nuits – où sommes-nous vraiment, ces temps-ci ? Dans quelles années ce groupe joue-t-il et qu’invoque-t-il, aussi, déjà, de nos futurs ? Au milieu du concert, un sms arrive qui dit qu’on a oublié de penser à nous et que la soirée était tout de même belle – mais n’est-ce pas déjà une pensée en soi, que cet oubli ? Et dont la nouvelle arrive au moment même où l’on entend ces paroles si assassines : « Don’t remember your kiss Can’t remember what I miss » – révélation instantanée sur la nature même de toute la musique de Codeine qui raconte les souvenirs plutôt que les histoires, les mémoires vacillantes plutôt que les faits. Et cela est flagrant durant la dernière chanson, qu’ils jouèrent déjà en clôture de leur précédent concert parisien à l’Arapaho, Place d’Italie, vers 1994 : Broken Hearted Wine, plus belle chanson d’amour brisé au monde (avec Broken Heart de Spiritualized), est interprétée ici avec la fragilité des corps de verre qui se brisent devant vous et n’ont plus que l’amitié des autres fragiles pour tenir. C’est tout cela qui était en jeu cette nuit, une idée de la musique qui vous maintient, 30 ans plus tard – et reste en vous. Au bout de la soirée, une inconnue me demande ce qui, justement, me fait tenir – j’aurais dû lui répondre la seule vérité que je connais : rester à ma place, comme ce soir, lorsqu’un morceau, en trois mots, une ligne de guitare, un rythme ralenti au possible, un timbre améthyste, me traverse, et, mieux qu’un sms délétère, chavire mon cœur et, vraiment, le renverse.
chez Numero Group, label anglais? n’importe quoi c’est un label us basé a chicago et fondé par Rob Sevier et Ken Shiple et Tom Lunt. en 2003 c’est des ex mecs de chez Rykodisc